La crise sans fin
Notre présent est envahi par la crise mais, en se généralisant à un tel point qu’elle semble fonctionner aujourd’hui comme un « fait social total » (pour reprendre l’expression de Marcel Mauss), la crise s’est vidée de son sens originel. Le mot grec krisis désignait le jugement, le tri, la séparation, la décision. Il indiquait le moment décisif, dans l’évolution d’un processus incertain, qui devait permettre le diagnostic, le pronostic et éventuellement la sortie de crise. A l’inverse, la crise paraît aujourd’hui marquée du sceau de l’indécision voire de l’indécidable. Ce que nous ressentons, en cette période de crise qui est la nôtre, c’est sa permanence. Nous n’en voyons pas l’issue. Ainsi dilatée, elle est à la fois le milieu et la norme de notre existence.
Un tel renversement témoigne, entre autres, d’une mutation significative de notre rapport au temps. Car la « crise », quel que soit son domaine d’application, s‘inscrit et se développe dans une temporalité. C’est bien en relation avec un nouveau concept d’histoire qu’au XVIIIe siècle, la notion de crise sort de son usage « technique » et restreint (essentiellement limité au Moyen Age au domaine de la médecine) et vient au premier plan dans la pensée et l’expérience des Modernes. Elle prend désormais la forme d’une rupture généralisée, d’une négation radicale de l’ancien par le nouveau, au nom d’une certaine conception du progrès. « Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions », écrira Rousseau en une formule célèbre de l’Emile.
Les crises seraient-elles alors des phénomènes spécifiquement modernes ? La question est d’autant plus pertinente que la modernité a initié une rupture qui touche aux fondements mêmes du savoir et de l’autorité. La volonté d’émancipation des Modernes à l’égard de toutes les significations établies, héritées de la coutume et de la tradition, fait qu’il n’y a plus de sens univoque qui vaille avec une évidence incontestée. La dissolution des repères de la certitude se traduit par une triple rupture ou une triple crise : crise des fondements, crise de la normativité, crise de l’identité. De là procède pour la modernité la nécessité de trouver sa normativité en elle-même. De ce fait, elle ne peut que se donner sur le mode d’une distance réflexive, d’un questionnement sans cesse renouvelé sur son être, sa valeur et son inscription dans le temps.
C’est la raison pour laquelle le projet moderne, inachevé et inachevable, est, en tant que tel, habité par la crise. Elle lui est consubstantielle : c’est bien de là qu’il faut partir pour éclairer certains traits actuels de la généralisation de la crise. Le temps historique de la modernité était habité par la croyance en une accélération qui devait rendre perceptible l’amélioration du genre humain : l’idée de progrès avait investi l’horizon des expériences possibles. Au sein de cette histoire envisagée comme un processus téléologiquement orienté (si problématique soit-il apparu aux yeux de certains penseurs, tel Rousseau), les « crises » jouaient un rôle essentiel : elles étaient pensées comme des étapes nécessaires – mais vouées à être dépassées dans une résolution dialectique – ou comme des moments cruciaux qui portent les individus à s’interroger sur leurs positions subjectives, à interroger leur rapport à la réalité.
Or les mutations qualitatives qui touchent aujourd’hui l’idée de crise révèlent que le temps n’est plus dynamisé en force historique. Il n’est plus le moteur d’une histoire à faire, d’une tâche politique à accomplir. Il est devenu, après l’effondrement de la croyance en un avenir téléologiquement orienté vers le mieux, un temps sans promesses. Le schéma qui prévaut est celui d’un futur infigurable et indéterminé. Cette nouvelle manière d’ « être au temps » affecte à la fois le regard que la société porte sur son avenir collectif voué à l’incertitude et les représentations que les individus se font de l’orientation (tout aussi incertaine) de leur existence. A quoi s’ajoutent les processus de désynchronisation et d’éclatement des temporalités et des rythmes désormais privés de tout horizon de sens unificateur. La crise du temps politique en est l’un des signes les plus éclatants car, dans cette dynamique paradoxale, on assiste à l’affaiblissement voire à la perte de la capacité de la société à se transformer elle-même par l’action politique. Celle-ci ne se manifeste plus sur le mode de l’initiative ; elle est devenue essentiellement réactive. Réaction aux mouvements des marchés financiers, aux bouleversements écologiques, aux mutations sociétales et culturelles.
Nous sommes donc confrontés aujourd’hui à des modes inédits de dissolution de la certitude et, pour cette raison même, contraints de reprendre en charge une question essentielle : celle de l’orientation vers le futur. Une société peut-elle se passer d’envisager ses perspectives d’avenir et renoncer à l’idée d’une action collective orientée par un horizon de sens ? Peut-elle vivre sans un « sens » de l’histoire ? Répondre qu’il s’agit là – pour toute société – d’une exigence vitale n’implique pas pour autant la nécessité d’un avenir dessiné à l’avance. Nous n’avons pas besoin de savoir où va l’histoire pour penser une action historique sensée car nous savons qu’aucune garantie ne nous permet de la contrôler ou de la maîtriser.
Aussi sommes-nous confrontés à la crise comme à un horizon de sens incontournable. Mais la force contraignante de la crise ne signe pas l’aboutissement d’un processus inéluctable, elle ne nous enferme dans aucune fatalité. La montée des incertitudes (insécurité sociale, mondialisation, capitalisme financier, flexibilité, épuisement des modes traditionnels d’action politique…) exige un retournement et une réorientation du regard et elle invite à réinventer de nouveaux modes de penser et d’agir.
Myriam Revault d'Allonnes est une philosophe française, spécialiste de philosophie morale et politique. Professeur des Universités à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, elle enseigne également à l'Ecole doctorale de Sciences Po Paris (Théorie politique) et est chercheur associée au Cevipof (Sciences Po, CNRS). Nous vous conseillons parmi ses derniers ouvrages : Le pouvoir des commencements. Essai sur l’autorité (Seuil, 2006, Points Essais, 2012) ; L’homme compassionnel (Seuil, 2008) ; Pourquoi nous n’aimons pas la démocratie (Seuil, 2010) et La crise sans fin. Essai sur l’expérience moderne du temps (Seuil, 2012).
Commentaires
Bonjour,
Le monde a substitué aux guerres mondiales,un autre type de guerre.Celle financière,économique, ,systémique, la mondialisation. Considérons qu’il s’agit là à minima,pour l’humanité,d’un progrès incontestable. Les dommages collatéraux de cette jusqu’au boutis te et froide logique, sont difficilement identifiables ; vu que le sujet est mis sous silence.
Si ce n’était la faim, dont est victime un milliard d’êtres humains et la mort qui touche,chaque jour,des milliers d’enfants. Là, on ne parle plus de crise, de mondialisation,de récession,d’une mondialisation à bout de souffle. On pourrait en dire, si nous osions évoquer,d’un incommensurable égoïsme,d’une lâcheté et d’une passivité sans bornes ! Ces hommes,ces femmes,ces enfants ne sont malheureusement pas victimes de crises,mais les victimes sacrifiées sur l’autel de la bien-pensense, d’une extraordinaire indifférence coupable.Ils payent de leurs souffrances,de leurs faim,de leurs maladies,de leurs désespoirs le prix et le poids de nos petits soucis de nantis.
Pour ceux-là,il s’agit bien de fatalité durable de leur avenir.Les mots,la parole,la dialectique,certes sont utiles.Mais,rien ni personne n’y fait davantage.La réalité de leur quotidien n’est pas pour autant augmentée.
Les crises oui,les soupapes qui se soulèvent oui,la succession de cycles oui,les impôts oui, notre idée du progrès oui…nos élans religieux oui,mais comment nous satisfaire de nos avoirs,en regardant ailleurs ?
par philo'ofser - le 22 septembre, 2013
Nous ne serions donc plus que des » réactionnaires « , au sens littéral du terme : capables, seulement, de réagir face » aux mouvements des marchés financiers,
aux bouleversements écologiques, aux mutations sociétales et culturelles » ? Ma
foi, ce n’est déjà pas si mal, non ? Œuvrer à transformer le réel, de façon pragma-
tique, ici et maintenant, plutôt que de s’abandonner aux rêveries des « progressistes »
et aux dangers de l’idéologie, c’est plus enthousiasmant, non?
par Philippe Le Corroller - le 24 décembre, 2013
Bonsoir,
Je découvre votre commentaire avec retard.
Pragmatisme,rêveries, idéologue, réel, etc… Des mots qui traduisent et illustrent exactement, ou à si peu de choses près, ce que je disais à travers mon commentaire ! Les mots possèdent certes beaucoup de pouvoir ; on peut leur faire dire et faire croire un peu n’importe quoi; les actes passent par l’idéologie d’un vrai humanisme.
Cela m’enthousiame prioritairement !
Bonne soirée
par philo'ofser - le 3 juin, 2014
Chère Madame,
Je vous remercie pour votre article très intéressant qui éclaire le sentiment de « permanence » de la crise actuelle par une trait originel du « projet moderne » : « La volonté d’émancipation des Modernes à l’égard de toutes les significations établies, héritées de la coutume et de la tradition, fait qu’il n’y a plus de sens univoque qui vaille avec une évidence incontestée. »
Pour ma part, loin d’avoir votre connaissance de la modernité, j’ai cherché à comprendre la permanence de la crise actuelle (que j’appelle « structure de crise ») à partir de mon champ de compétence : la gouvernance en vue du bien commun. Mon point de départ n’est donc pas la modernité, mais la notion d’interdépendance et sa prise en compte dans la gouvernance de la société contemporaine. Je le résumerai comme suit :
« Dans un monde complexe, gouverner en réagissant aux crises contextuelles indépendamment les unes des autres et sans s’attaquer à leur source profonde, conduit au chaos : la priorité cède le pas à l’urgence, l’action se dégrade en agitation, les lois s’ajoutent aux lois, ce qui aboutit à la perte de sens et de contrôle, faisant ainsi le lit d’autres crises sur un fond déjà fragilisé. »
Et les causes profondes de la structure de crise sont à chercher, me semble-t-il, dans le rejet de la tradition par la modernité. Et, toujours du point de vue de la gouvernance, ce que j’ai trouvé de plus pertinent à ce jour comme analyse de la crise contemporaine, c’est l’encyclique « Laudato si’ » du pape François. Son concept d’écologie intégrale qui regroupe les crises environnementales et sociales est significatif de l’importance des interdépendances à prendre en compte pour aborder la crise contemporaine. Pour ceux qui sont intéressés, je signale un article sur le sujet : https://www.academia.edu/44646586/Traiter_les_crises_de_lhumanité_ou_guérir_lhomme_de_la_crise_postmoderne
par Georges Garibian - le 8 décembre, 2020
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