Le sport, la matrice de l’inhumain
Le sport n’est pas le miroir de la société – contrairement au cliché paresseux que répand le journalisme et une sociologie de bas-étage – mais sa matrice. Le sport, montrant ainsi la pertinence du concept mis en circulation par Jean- Marie Brohm de « mode de production sportif », produit un certain type de société et un certain type d’homme. Expliquons par quelles voies.
Notre société ne veut pas, mais pour d’autres raisons que Platon, donner à imiter des poètes – d’autant plus que, comme l’écrivit Joë Bousquet « la poésie est le salut de ce qu’il y a de plus perdu dans le monde », à commencer par la poésie elle-même, sans omettre l’homme et le monde, quand le sport n’est le salut de rien du tout, surtout pas de « ce qu’il y a de plus perdu dans le monde ». Notre société veut donner à imiter des sportifs. L’ouvrier, la vendeuse, le cadre, le commerçant, le professeur, le journaliste, etc. sont sommés d’être sportifs. Qu’est-ce à dire ? Ceci : chacun doit travailler et vivre comme si le métier et l’existence étaient un sport de compétition. La sportivation de toutes les activités se poursuit en sportivation de la vie dans sa totalité. Il s’agit pour l’homme contemporain de vivre et travailler sous le signe de la compétition et de la performance. Les impératifs sportifs sont devenus l’âme de sa façon de vivre. Dans cette optique, le sport unifie les intériorités en transfusant à chacun le même imaginaire, en clonant les imaginaires – autrement dit, le sport est la fabrication du conformisme.
Le sport est une usine à hommes – une anthropofacture. D’un côté il donne aux hommes un corps – réparable, aux parties échangeables, de plus en plus artificiel, de plus en plus produit par la technique, tendant de plus en plus vers le robot. De l’autre, à la place de cette entité appelée naguère âme, ou esprit, cette anthropofacture installe « le mental ». La prééminence dans le vocabulaire contemporain du mot mental est un événement très important. Bien au-delà du sport, au travail, dans la vie quotidienne, le mental est invoqué en permanence. Le mental est la réalité psychique qui déclasse l’âme et l’esprit. Cette réalité ne peut s’entendre comme « mental de gagnant ». Reconnaissons dans le mental aussi bien le psychisme tendu vers la victoire que l’intelligence devenue muscle. La promotion du mental n’est rien d’autre qu’une conception bouchère de l’intelligence, gérée comme une entreprise et ordonnée à la performance. Autrement dit, la notion de mental renvoie à l’inhumain – si l’on définit l’humain comme l’imprévisible, ce qui est troué, ce dont la part la plus authentique est dans le raté, ce qui s’adonne à la gratuité et à la perte, au pour-rien.
Ainsi, le sport travaille-t-il à usiner un corps unique, un corps obligatoire planétairement imposé. Ce corps de la compétition généralisée est un corps déshumanisé. Martin Heidegger, dans sa magnifique Lettre sur l’Humanisme, dit que « le corps de l’homme est quelque chose d’essentiellement autre qu’un corps animal ». Essentiellement : par essence. La différence anthropologique passe par le corps, et pas seulement, comme le pensait Descartes, par l’âme. L’homme n’est pas uniquement l’animal doué de raison, il est aussi l’animal qui, à la différence des autres animaux, a un corps propre et un corps en propre. Soit : le corps n’est pas la partie animale de l’homme. En plaçant ce corps au service de la compétition et de la performance, en l’unidimensionnalisant, pour employer un néologisme faisant écho à Marcuse, le sport annule cette différence entre le corps humain et le corps animal, bref il le déshumanise. La transformation de l’intelligence en un muscle performant, le mental, bref la suppression de ce qui nous différencie des bêtes, l’âme, parachève cette déshumanisation.
L’omniprésence, jusqu’à l’overdose, du sport s’explique : il est le catéchisme du monde contemporain, son guide et sa boussole. D’un côté il promeut un modèle (le corps unique et le mental) quand de l’autre il incite chacun à se comparer à chaque instant de la vie à ce modèle, à s’autoévaluer en contrôle continu. Deleuze, en commentant Foucault, affirma que nous entrons dans des sociétés de contrôle destinées à prendre le relais des sociétés de souveraineté. Le règne du sport suggère une précision : nous sommes dans des sociétés d’autoévaluation sous la forme du contrôle continu, des sociétés d’autocontrôle continu. Autoévaluation et contrôle continu sont institués pour empêcher toute liberté, pour permettre, sous le couvert de l’autonomie, le contrôle total des corps et des intelligences mutées en mental. Le sport est ce dispositif qui injecte dans les êtres humains l’imaginaire de l’autoévaluation et du contrôle continu afin que personne ne puisse s’échapper.
S’échapper d’où, demandera-t-on ? Du moule sportif – moule pour le corps et l’esprit, moule tout ensemble social, sociétal et anthropologique. Dans ce contexte une affirmation se justifie : le sport est la matrice de l’inhumain.
Robert Redeker est un philosophe et écrivain français né en 1954. Agrégé en philosophie, il est chercheur au CNRS. Il est membre du comité de rédaction de la revue Les Temps modernes et de la revue Des lois et des hommes. Parmi ses ouvrages, nous vous conseillons Egobody : La fabrique de l'homme nouveau aux éditions Fayard (2010) et L'Emprise sportive aux éditions François Bourin (2012). Suivre sur Twitter : @epicurelucrece
Commentaires
Zut, moi qui m’amuse volontiers, chaque semaine, à trouver une faille dans les papiers, à priori impeccables , publiés par iPhilo, pour voir si je pourrais déstabiliser un peu leurs auteurs , je suis tout désemparé : vous exprimez tellement bien mon point de vue…que je n’ai rien à dire. Impossible de faire le malin, c’est la panne de mental, me voilà sur la touche, attendant piteusement de regagner les vestiaires. Mais reconnaissant bien volontiers ma défaite. Sportivement, en somme !
par Philippe Le Corroller - le 8 décembre, 2013
[…] Le sport, la matrice de l’inhumain […]
par Validisme | Pearltrees - le 26 avril, 2014
[…] aussi : Le sport, la matrice de l’inhumain (Robert […]
par iPhilo » Le sport, est-ce de l’art ? - le 2 juillet, 2020
Il y a beaucoup de belles choses ici, avec lesquelles je suis d’accord.
Mais…
On peut se demander ce qui change dans nos têtes en confrontant l’idée que l’Homme est d’essence différente des animaux, donc, qu’il y aurait une différence de nature entre l’Homme et l’animal, et l’idée que l’Homme serait un animal parmi d’autres, mais avec des spécificités qui lui reviendraient en propre.
Sans aucun doute, ces deux propositions ne construisent pas le même monde ou société. Je suis toujours fascinée de voir à quel point deux phrases en apparence si simples renvoient à des réalités qui sont monumentalement différentes, avec des répercussions que nous peinons à imaginer, même.
Je crois que ce qui nous rapproche de l’animal ne nous déshumanise pas… (ni ne nous disqualifie, ou humilie) dans la mesure où l’animal, comme nous, appartient au vivant. Avec l’étincelle de la vie, donc, ayant reçu la vie d’ailleurs, et soumis à la mort. Pour moi, ce qui nous déshumanise, c’est plutôt ce qui gomme les différences entre nous et les machines, et tend à l’heure actuelle à faire de nous des exécutants de nos vies très pauvres, sous forme d’automates. De riches et oisifs automates, souvent, certes, mais… des automates quand-même. (D’autonome à automate, il y a peu d’écart…)
Descartes a eu l’énorme malheur de comparer les animaux à des machines, pensant qu’elles n’étaient pas dotées de.. raison, ou de pensée, si j’ai bien compris. L’entreprise cartésienne a eu pour malheur de nous encourager à dévaloriser nos… sentiments, nos émotions, que nous partageons largement avec les animaux, me semble-t-il, et ceci au profit de notre volonté consciente et raisonnante, surtout en clivant et défaisant les liens entre nos âmes/coeurs/esprits/corps. Le dualisme moderne fait tomber l’âme aux oubliettes au profit d’un corps machine… réifié en objet s’offrant aux yeux comme la seule et unique réalité. J’allais écrire que le corps pas renvoyé à autre chose que lui-même ferait échec à la transcendance, mais… je me suis trompée. Le corps est bel et bien renvoyé à… une machine, en lieu et place de… transcendance. Là, je suis obligée de faire remarquer qu’on a les dieux qu’on… peut, mais qu’on les a, qu’on les veuille ou pas, comme je fais souvent remarquer ici. Oui. Le Dieu machine n’est pas une transcendance particulièrement ragoûtante à mes yeux…
Le billet ci-dessus a le mérite pour moi d’épingler le modèle.. industriel en lui-même. Je ne crois pas que « le sport » nous déshumanise, mais que la logique industrielle le fait, en nous remplaçant par des machines, en remplaçant notre travail par le travail des machines, et en nous renvoyant en miroir en conséquence une image de nous… en machines « intelligentes ». La logique industrielle gomme la distinction entre vivant et non vivant, et pour moi, c’est une distinction.. encore plus fondamentale que la distinction entre humain et animal. Le modèle industriel s’érige sur une cosmogonie, une logique, et une cohérence. Ce modèle, malheureusement, émane de la pensée scientifique en marche. Et oui, ce serait tellement plus facile si la corruption du bien/meilleur n’engendrait pas.. le pire…
Et puis, il faudrait dire un petit mot sur comment le sport canalise notre agressivité individuelle et collective dans des activités qui sont organisées pour remplacer et empêcher la guerre en notre sein, et ceci… à tout prix.
Nous avons déjà eu deux guerres que nous appelons toujours mondiales, et la perspective d’autres guerres mondiales.. nous terrifie au plus haut point.
Nous avons de belles… guerres en perspective devant nous pour essayer de séparer ce qui est « inhumain » de ce qui ne l’est pas…
par Debra - le 2 juillet, 2020
J’ai oublié de dire quelque chose de très important : la cosmogonie industrielle gomme la distinction entre « genitum » et « factum » à un degré.. industriel. Quand on sait d’où vient l’expression « genitum non factum », on médite un peu… sur la transcendance et ses aléas. Mais peut-être que la cosmogonie industrielle veut éliminer le « genitum » tout court ?
par Debra - le 2 juillet, 2020
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