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Que reste-t-il du propre de l’homme ?

16/01/2013 | par L. Hansen-Love | dans Art & Société | 2 commentaires

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Si l’homme est (peu ou prou) un animal, il possède pourtant « quelque chose » qui le distingue radicalement de ses congénères. Certains évoquent une « âme », mais on préfèrera ici, plus sobrement, évoquer la conscience de soi – entre autres particularités. La sociabilité, la rationalité, l’imagination, la curiosité spéculative sont également quelques unes de ses aptitudes les plus notoires. Partant de là, il ne viendra à personne l’idée de contester que ces dispositions constituent un avantage, voire une supériorité : bref, l’ensemble de ces caractéristiques, ces si fameux « propres » de l’homme, seraient assurément un « plus ». De là à estimer que l’être humain, séparé par des années-lumière de ses soi-disant cousins, est apparenté aux étoiles, il n’y aurait qu’un pas… L’homme serait l’ « animal plus », selon une formule ambiguë du philosophe Heidegger. Seulement voilà : depuis quelques années, philosophes et éthologues ont méthodiquement détricoté la plupart de nos certitudes concernant ces fameuses qualités spécifiques de l’espèce humaine.

Il était donc impératif de faire le point : à l’initiative de trois étudiantes de l’ENSTA, une table ronde a réuni il y a quelques mois quatre scientifiques (Georges Chapouthier, biologiste et directeur de recherche au CNRS, Jean-Gabriel Ganascia, spécialiste des sciences cognitives, Lionel Naccache neurologue, et Pascal Picq, paléontologue) qui ont échangé leurs idées, militant à l’occasion contre le cloisonnement et l’enfermement propres à l’hyperspécialisation scientifique. Voici donc le compte rendu de cet échange publié par les Presses de l’ENSTA, sous un titre alarmant : « Que reste-t-il du propre de l’homme ? ».

« Tout ce qui a été affirmé quant au propre de l’homme est tombé pièce à pièce » proclame d’entrée de jeu le paléoanthropologue, et professeur au Collège de France, Pascal Picq (auteur, entre autres, de L’homme est-il un grand singe politique ?, Editions Odile Jacob, 2011). Suit une rapide recension de nos plus récentes déconfitures : « L’homme est le seul bipède » si l’on en croit la tradition ; inexact, rétorquent aujourd’hui les paléontologues, en ce sens qu’il n’est pas le seul. « L’homme est le seul à fabriquer des outils ». On sait depuis peu que Lucy cassait déjà des cailloux avec des pierres taillées ! « L’homme est un être social qui ritualise son existence suivant des règles transmissibles » : sans doute, répond l’éthologue, seulement les chimpanzés aussi !… « Nous seuls organisons notre existence sur un mode  « politique », par le truchement du logos (ou raison) » : la nature ne nous a-t-elle pas donné la parole (si l’on en croit Aristote) afin que nous puissions nous conformer volontairement à un idéal commun de concorde et de justice ? Voire. Nous savons maintenant que les chimpanzés font aussi de la politique (et comment ne pas relever, par ailleurs, qu’en matière d’hypocrisie, de volonté de puissance et de rouerie, nos ministres n’ont assurément rien à leur envier). « Mais enfin les primates, aussi astucieux soient-ils, ne possèdent aucune culture, puisqu’ils ne parlent pas » ! Aristote et Descartes se seraient encore fourvoyés sur ce point : les chimpanzés connaissent une forme de « culture » (rituels de toutes sortes, règles concernant le sexe, civilités diverses..) donc un mode d’existence de type « politique », quoique sans l’appui du « langage » au sens où nous entendons ce terme.

En un mot comme en cent, nous ne serions que de grands singes, savants et omnivores, des singes bénéficiant juste d’un cerveau plus développé, d’une architecture neuronale plus sophistiquée que nos proches cousins… Or voici que revient ce fameux « plus » : nous sommes plus intelligents, plus rationnels, plus inventifs, plus créatifs que les plus subtils de nos aïeuls. Mieux : il existe incontestablement une différence de nature entre nos fonctions cognitives et celles… d’un mollusque par exemple. Il paraît difficile de rejeter ce type d’évidences : les chiens ne résolvent pas les équations différentielles, et les robots n’écrivent pas la Phénoménologie de l’esprit, en tout cas pour le moment. Mais revenons un instant en arrière. Pour doucher notre insistante vanité, notons que ce « plus », cette supériorité incontestée de l’intelligence humaine, fut en réalité, à l’origine, le résultat inattendu d’un « moins » : « Il ne faut pas oublier, écrit George Chapouthier (auteur de L’Homme, L’Animal et la Machine, CNRS, 2011) que « l’homme est un singe né nu… il naît inadapté, mal adapté – il est ce qu’on appelle en science « néoténique », la néoténie étant la capacité de se reproduire à l’état larvaire. De fait, le chimpanzé humain a un look d’embryon. Nous ressemblons à un embryon de singe : pas de poils, une grosse tête, de gros yeux. Notre cerveau, lui aussi, est très peu adapté à la naissance. Adapté à rien, il doit s’adapter à tout ».

Voici qui nous remet à notre juste place dans le processus de l’évolution. L’ensemble de ces observations ne signifie pas pour autant que les « propres » qui nous étaient habituellement attribués sont inexistants. Telle n’est pas la conclusion de nos experts. Mais l’interprétation de ces « propres » doit être affinée et réévaluée. Pour tous les protagonistes, il reste vrai que seul l’être humain est doué d’une forme de conscience réflexive, dite « phénoménologique », qui le conduit à s’interroger sur le sens de ses actes mais aussi à se poser en spectateur critique et distant de son environnement. L’être humain est donc bien cet « animal métaphysique » dont parlait Schopenhauer, cette créature vraiment étrange qui s’arrache constamment à la terre qui le nourrit pour opposer ce qui pourrait ou ce qui devrait être à ce qui est, pour promouvoir un monde plus approprié à ses propres ambitions. Imaginatif, créatif, laborieux, exigeant, insatisfait, il crée un univers de formes symboliques qui lui permet de relativiser sa finitude et de sublimer sa condition : « Dès qu’apparaît le genre Homo, il y a deux millions d’années, on trouve cette capacité de modifier le monde à travers le feu, le langage, l’esthétique ». Sans doute certains animaux, plus ou moins roublards, voire menteurs ou pervers, démontrent à leur manière qu’ils ont eux aussi cessé d’adhérer à ce qui est. Mais cet écart par rapport au simple réel, cet arrachement à la nature, reste très limité. Les animaux n’élaborent pas le récit de leur vécu ni ne construisent une représentation du monde dictée par leur seule fantaisie. Seul l’être humain modifie radicalement et irréversiblement l’ensemble de son environnement. Nul doute qu’il tente en général de le changer en vue d’un mieux : c’est ce qu’on appelait autrefois le « progrès ». Maintenant, il n’aura échappé à personne que l’humanité se distingue surtout par son pouvoir de nuisance ; aucune autre créature ne saccage ainsi son milieu naturel avec méthode et constance – mais c’est une autre histoire.

Alors que reste-t-il, en fin de compte, du propre de l’homme ? Un enfant de 4 ans est malgré tout bien plus inventif qu’un robot qui sait jouer aux échecs mais qui n’est pas en mesure de nous surprendre vraiment (« le robot qui battra mon gamin au foot n’est pas né »), ni de nous amuser. En revanche, les chimpanzés, les perroquets et les chats, par exemple, ont le sens de l’humour. Inutile de consulter les plus grands experts en la matière (qui le confirment) pour s’en convaincre. Il suffit de jeter un coup d’œil sur les abondantes vidéos de chats farceurs ou de perroquets hâbleurs ; ces infatigables humoristes nous font oublier une minute notre dérisoire outrecuidance.

 

Cet article a été publié sur le blog Philomag « Les carnets aléatoires » de Laurence Hansen-Löve le 19 décembre 2012.

 

L. Hansen-Love

Professeur agrégée de philosophie, Laurence Hansen-Love a enseigné en terminale et en classes préparatoires littéraires. Aujourd'hui professeur à l'Ipesup, elle est l'auteur de plusieurs manuels de philosophie chez Hatier et Belin. Nous vous conseillons son excellent blog hansen-love.com ainsi que ses contributions au site lewebpedagogique.com. Chroniqueuse à iPhilo, elle a coordonné la réalisation de l'application iPhilo Bac, disponible sur l'Apple Store pour tous les futurs bacheliers.

 

 

Commentaires

Que les « philosophes » en soient réduits à s’en remettre à l’animalité pour définir le propre de l’homme montre le niveau de décrépitude, dont j’évoquais les prémisses en 1996:

voir: Jacques Bolo, « Philosophie contre intelligence artificielle » qui « répond à quelques auteurs représentatifs, voire canoniques, de l’opposition à l’intelligence artificielle »
(http://www.jacquesbolo.com/html/philoia-table-fr.html)

par Jacques Bolo - le 21 janvier, 2013


Bah en même temps comment vous voulez décrire la différence spécifique d’une chose si vous ne parlez pas de ce dont cette chose est différente ?
En réalité il est grand temps que les philosophes s’intéressent un peu aux résultats des disciplines qui font des études de terrain, pour forger des concepts plus pertinents.
Par contre c’est vrai que ce résumé ne vaut pas grand chose.

par Yatan - le 14 septembre, 2015



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