Aperçu sur les problèmes de l’information (3)
Cet article de Guy Durandin, psychologue social spécialiste de la question de l’information, a été écrit en 1994 et publié pour la première fois dans la revue « Neuro-Psy » en mars 1995. Nous avons choisi de le reproduire tel quel avec l’aimable autorisation de son auteur. C’est en cela un document historique et non un article d’actualité, puisqu’il date d’avant la révolution de l’internet et que l’on parlait encore peu d’ « autoroutes » de l’information. Il est cependant intéressant de noter que les principales limites dans le traitement de l’information exposées ici par Guy Durandin n’ont guère changé, et, au-delà, qu’elles éclairent en creux l’information telle que traitée et diffusée aujourd’hui. Cet article sera reproduit en quatre parties, dont voici la troisième. Les deux premières sont déjà en ligne (partie 1 & partie 2) ; la dernière sera publiée demain (partie 4).
Les effets inattendus des techniques de l’information.
Au préalable, faisons une remarque : on dit parfois que les techniques sont en elles-mêmes « neutres », et que leurs effets, bons ou mauvais, dépendent de l’usage que l’on en fait. Cette assertion est un peu simpliste. Il y a lieu en effet de distinguer deux choses.
D’une part, il est vrai qu’une technique donnée peut être employée à des fins différentes et même opposées : la chimie, par exemple, peut servir à guérir, ou à tuer.
Mais, d’autre part, une technique engendre certaines activités, impossibles auparavant, et dont les effets se révèleront imprévus, et difficiles à maîtriser. C’est-à-dire que l’on n’est pas vraiment libre de l’usage qui en sera fait. Considérons par exemple la télévision : elle permet, techniquement parlant, de s’adresser simultanément à un très grand nombre de gens. Mais étant donné que cette masse comporte inévitablement un nombre considérable de personnes peu instruites, la télévision oblige l’orateur à simplifier les problèmes qu’il voudrait exposer. Et de là à tomber dans la démagogie, il n’y a pas loin.
On ne peut donc pas dire que la télévision soit « neutre » : elle produit, de par sa nature même, des effets qu’on peut difficilement éviter.
Dans les paragraphes qui vont suivre, nous allons passer en revue un certain nombre d’effets inattendus. Parmi ceux-ci, certains pourront même être considérés comme pervers. Ce terme ne comporte pas nécessairement de jugement de valeur, il désigne simplement un effet qui est contraire au but que l’on s’était assigné (1). Considérons par exemple l’automobile : c’était à l’origine un moyen pour se déplacer rapidement. Mais ce moyen a été tellement apprécié que le nombre des automobilistes a énormément augmenté, et que la circulation, en ville, est devenue très difficile. A Paris, aux heures d’affluence, les autobus roulent aujourd’hui, en dépit de leurs puissants moteurs, à une vitesse de huit kilomètres à l’heure,… comme les omnibus à chevaux du siècle précédent.
Parmi les effets inattendus, nous en signalerons de trois sortes : politiques, économiques et sociaux (cette dernière catégorie étant d’ailleurs difficile à isoler des deux précédentes).
Effets politiques
Nous avons déjà signalé, un peu plus haut, le risque de démagogie que comporte la télévision. Et cela était déjà le cas de la radio. A cela s’ajoutent plusieurs autres effets :
Du fait que les hommes politiques peuvent s’adresser directement à la population par ces grandes voies, les corps intermédiaires, tels que parlements et syndicats, voient leur rôle se réduire. Et ce phénomène est accru par la pratique des sondages : le premier souci, pour qui vient de parler » à la télé » est de savoir quel score d’écoute il a fait à « l’audimat », et de quel pourcentage d’approbations les téléspectateurs l’ont gratifié.
L’omniprésence des médias rend la tâche difficile aux dirigeants : on les suit à la trace, et les interroge, non seulement au début, en cours, et à la fin d’une conférence, mais à leur montée en avion, à la descente, et parfois dans l’avion même. Certains, il est vrai, s’y complaisent. Mais, que cela leur agrée ou non, ils sont amenés ainsi, soit à en dire plus qu’il ne faudrait sur le fonds, soit à tenir des propos insignifiants, émaillés de « petites phrases » que les journalistes se hâteront d’interpréter. Cette obligation de paraître constamment ne favorise ni la réflexion ni la sérénité nécessaires au règlement des problèmes.
Particulièrement difficile est devenue la tâche des diplomates. Les relations internationales, en effet, sont matière à rivalités et conflits. Et tout partenaire, à supposer qu’il veuille bien faire des concessions, veut éviter de « perdre la face ». Mais si les opinions publiques, dans chaque camp, sont constamment prises à témoin, la négociation devient impossible. Il en résulte ce paradoxe que la diplomatie, à une époque où on ne parle que de transparence, est obligée de retourner au secret. Les accords entre Israël et les Palestiniens, en 1993-94, n’ont été obtenus que grâce à des conversations secrètes. De même la solution, semble-t-il en vue, en 1994, du conflit irlandais (2).
Effets économiques
Deux sortes principales d’effets inattendus retiendront notre attention dans ce domaine : d’une part la faiblesse des coûts unitaires, qui a engendré un excès des coûts globaux, et d’autre part la facilité des communications, qui favorise les échanges commerciaux et l’aménagement du territoire, mais aussi les délocalisations, et la spéculation financière.
Étant donné que la télévision permet de toucher un très grand nombre de personnes, le coût unitaire d’une émission parait relativement faible. En France, par exemple, un feuilleton comme « Châteauvallon » qui a été diffusé en 1985 a coûté environ deux millions de francs l’heure. Or, si l’on considère qu’un feuilleton à succès peut être regardé par une dizaine de millions de téléspectateurs, le coût par personne ne sera que de 0,20 franc. Mais cette faiblesse du coût unitaire a engendré une illusion de facilité : elle a incité les dirigeants des chaînes de télévision à consentir de grosses dépenses, tant en frais techniques qu’en cachets d’artistes. Et le coût global est finalement très élevé, de sorte que seuls de puissants groupes financiers peuvent désormais l’assumer. Actuellement, les chaînes de télévision manquent de programmes, en raison du coût.
De nos jours, la transmission d’une information, l’achat d’une marchandise, d’une somme de monnaie, ou d’un titre de bourse, peuvent se régler, d’un lieu à un autre, par voie électronique, en quelques secondes. Ce progrès technique a d’évidents avantages : il facilite les échanges commerciaux, et il peut contribuer, grâce au « télé-travail », à l’aménagement du territoire, dans un pays donné.
Mais il présente aussi des dangers. D’une part, il facilite, aussi bien que l’aménagement du territoire, les délocalisations en direction de pays étrangers. Les grandes entreprises dispersent actuellement leurs activités dans plusieurs pays afin de profiter des différences de coût de main d’œuvre d’une région du monde à l’autre.
D’autre part, et surtout, la facilité de transmission favorise la spéculation, c’est-à-dire des opérations financières qui ne portent, à la limite, que sur des signes, et non sur la production de biens ou de services réels. Vitesse de transmission des informations et des ordres, et vitesse de calcul des ordinateurs incitent les opérateurs financiers à profiter de la moindre variation de cours. Maurice Allais, prix Nobel d’Économie, déplorait en 1989 que les flux monétaires aient été trente quatre fois plus élevés que ceux nécessaires au commerce international. Il résulte de là une grande instabilité des marchés, qui déséquilibre l’ensemble de l’économie, et une grande inégalité entre gros et petits porteurs, car ces derniers ne peuvent pas assumer les frais d’abonnement aux moyens ultra-rapides d’information et de calcul. L’information utile est chère (3).
Effets sociaux
La vie sociale est un vaste domaine (qui n’est d’ailleurs pas séparable des deux précédents), et il serait difficile de dénombrer tous les effets, attendus ou non, que l’information et ses techniques peuvent y exercer. Parmi les effets inattendus, nous n’en signalerons que deux : la tension qui résulte de la constance de l’information, et le développement du sport, transformé en marchandise.
Nous disposons aujourd’hui, non seulement de journaux quotidiens, mais de stations de radio, et même de télévision, qui délivrent des informations tout au long de la journée. Et en outre de téléphones mobiles qui permettent de recevoir et d’émettre des messages où que l’on soit, et à quelque heure que ce soit. Cela facilite l’organisation de vie quotidienne, et peut contribuer à la sécurité. Mais il en résulte une tension constante : tout responsable d’entreprise, grande ou petite, est exposé à recevoir une information ou une demande d’un moment à l’autre, et à devoir prendre une décision dans l’urgence. Et la capacité à réagir dans ces conditions devient évidemment un facteur de concurrence.
Le sport et les compétitions auxquelles il donne lieu ont un caractère spectaculaire. C’est pourquoi il a conquis une grande place dans les émissions de télévision. Et, par un effet de retour, la télévision a développé l’engouement à l’égard du sport, les orgueils nationaux aidant. Mais là-dessus s’est greffée la publicité : comme la transmission des matches, surtout ceux de football, attirait un très grand nombre de téléspectateurs, c’était une bonne occasion pour les chaînes de télévision de faire passer des annonces, au prix fort. Du coup, le sport s’est transformé en marchandise : les sportifs et leurs organisations ont exigé des droits de retransmission, et des cachets, de plus en plus élevés (Pour le mondial de football de 1994, il était prévu une audience de 32 milliards de spectateurs, et des droits de retransmission de 280 millions de dollars) (4).
1. Poniatowski M., L’avenir n’est écrit nulle part, Albin Michel, 1978.
2. Boudon R., Effets pervers et ordre social, PUF, 1977-1989.
3. Plantey A. De la politique entre les Etats. Principes de la diplomatie, Ed. A. Pédone, 1988.
4. Durandin G., Op.cit.,1993, p. 96-103.
Guy Durandin (†) est un psychologue social français né en 1918 et mort en 2015. Docteur ès Lettres et agrégé en philosophie, il fut Professeur de Psychologie sociale à l’Université Paris Descartes. Avant sa carrière universitaire, il avait enseigné la philosophie dans les lycées de Rennes et d’Orléans. Spécialiste de l'information, de la désinformation, de la propagande, de la publicité et du mensonge, il est l’auteur notamment de : Les fondements du mensonge (Flammarion, 1972) ; Les mensonges en propagande et en publicité (PUF, 1982) ; L’information, la désinformation et la réalité (PUF, 1993) ; Le philosophe devant l’information. In Encyclopédie philosophique universelle (PUF, 1998).
Commentaires
[…] la première. Les trois suivantes seront publiées dans les trois prochains jours (partie 2 & partie 3 & partie […]
par Aperçu sur les limites de l’information (1) | iPhilo - le 17 mars, 2013
[…] est déjà en ligne (partie 1); les deux suivantes seront publiées demain et après-demain (partie 3 & partie […]
par Aperçu sur les limites de l’information (2) | iPhilo - le 17 mars, 2013
[…] 18 novembre 2013 : Cet article de Guy Durandin, psychologue social spécialiste de la question de l’information, a été écrit en 1994 et publié pour la première fois dans la revue « Neuro-Psy » en mars 1995. Nous avons choisi de le reproduire tel quel avec l’aimable autorisation de son auteur. C’est en cela un document historique et non un article d’actualité, puisqu’il date d’avant la révolution de l’internet et que l’on parlait encore peu d’ « autoroutes » de l’information. Il est cependant intéressant de noter que les principales limites dans le traitement de l’information exposées ici par Guy Durandin n’ont guère changé, et, au-delà, qu’elles éclairent en creux l’information telle que traitée et diffusée aujourd’hui. Cet article sera reproduit en quatre parties, dont voici la dernière et quatrième. Les trois premières sont déjà en ligne (partie 1 & partie 2 & partie 3). […]
par iPhilo » Aperçu sur les problèmes de l’information (4) - le 22 janvier, 2015
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