Soin, guérison, société, histoire
Ce n’est pas un hasard si la question de la fin de vie, des soins palliatifs, de l’euthanasie, est aujourd’hui au cœur des débats éthiques et politiques dans les sociétés démocratiques et développées. Ce qu’implique cette question, ce n’est nullement en effet un échec ou une dépression, un échec technique ou une dépression vitale et sociale, comme si le seul horizon (comme cela fut dit dans un groupe amical de discussion sur ces sujets et sur d’autres, plus politiques) n’était plus de « changer la vie » mais de « changer la fin de vie » ! Si ces débats sont emblématiques des questions et de la situation du « moment » de manière générale, ce n’est pas (ou pas seulement) d’une manière négative, ou alors en un sens critique qui permet aussi de révéler les ouvertures et les avancées dudit moment, et cela bien au-delà de la fin de vie en un sens restreint. Bien loin donc que la question (réelle) de la fin de vie nous ramène à celle (supposée) de la fin de l’histoire, des grandes entreprises et actions individuelles et collectives, elle ramène, avec d’autres questions du même ordre, et cela –c’est essentiel – quelle que soit la réponse que l’on y apporte, aux enjeux d’un présent qui reprend place dans l’histoire de chacun et de tous. C’est ce que l’on montrera ici sur trois points pris chacun d’abord sur cette question précise, puis sur ce qu’elle révèle de plus général, quant au soin, à la société, à l’histoire.
Soin, guérison
Ces soins que l’on dit « palliatifs » parce qu’ils ont lieu après la mise en œuvre et l’arrêt de certains traitements curatifs, sont pourtant bien loin de s’opposer à ces derniers de la manière simpliste que l’on croit encore trop souvent. Ils supposent au contraire comme une condition fondamentale que l’on ait mis tout en œuvre d’abord pour guérir, et attestent donc de l’effort technique, éthique, politique pour traiter humainement les maux humains, dans toute sa créativité et son efficacité, même s’ils attestent aussi bien sûr des limites de cet effort, et même d’une double limite qu’ils atteignent et ne peuvent, parfois ne doivent, pas dépasser. Comment croire que l’on puisse opposer le « care » au « cure » comme le palliatif au curatif, alors que le souci premier qui les relie tout en les distinguant est bien vital et technique, le fait d’affronter ce qui menace la vie humaine et de construire pour cela les dispositifs les plus efficaces et aussi les plus justes, ce qui dans les sociétés démocratiques n’est pas dissociable, la vie humaine n’étant pas menacée seulement par des maux et l’absence de moyens techniques pour les traiter, mais aussi par les conditions morales et politiques de l’usage et de la répartition de ces moyens. « Care » aussi bien que « cure » s’opposent aux mêmes adversaires qui ont pour noms non pas seulement maladie et danger mais indifférence ou violence entre les hommes. Il y a au cœur même du soin dans l’un de ses premiers sens un effort pour guérir qui est comme l’emblème de la société technique et démocratique moderne, et qui lui redonne un sens, opposé à la fois à la passivité ou au nihilisme d’un côté, et de l’autre au prométhéisme démiurgique qui ne se contenterait pas d’éviter des maux, mais chercherait par ces moyens le bien ou la perfection. Il n’y a donc là aucune opposition. Pourtant, la tâche de guérir rencontre bien des limites et on peut en distinguer deux, comme on le disait en commençant : les limites de la science ou de la théorie d’abord, en général, qui supposent l’effort de la recherche ; mais aussi celles de l’usage ou de la pratique, qui supposent non seulement des moyens collectifs mais des applications individuelles mesurées et justes. C’est au croisement des deux que commence la question des soins palliatifs, lorsque l’absence de moyens curatifs se combine parfois avec la limitation de certains dans leurs usages qui peuvent devenir intrusifs ou violents, la loi dit « obstinés » et « déraisonnables ». Il y a donc bien là une limite même si elle n’ouvre pas sur rien, mais au contraire sur autre chose encore, que le terme de soins recouvre aussi. Mais avant d’en venir à cet autre aspect, on dira un mot de l’aspect général que prend ce premier point : de fait, il peut symboliser le moment présent. Il y a des ressources, limitées deux fois, en elles-mêmes et lorsque leur usage devient contre-productif ou dangereux, ce qui n’implique en rien de les rejeter en soi, mais seulement de tenir compte avant tout des fins, et de ce que les moyens continuent de les servir sans en venir à les contredire. Il faut aujourd’hui regarder à la fois en arrière (les maux que l’on veut traiter) et en avant (les risques que l’on veut éviter), selon un double regard acrobatique et périlleux, audacieux et prudent, qui définit la situation historique inédite, tendue, mais aussi responsable et stimulante à la fois, du moment présent !
Tel est donc le premier point dont on voit qu’il en appelle aussitôt un deuxième.
Soins et soins
Si un premier genre de soin rencontre dans son progrès même une limite, jamais définitive et toujours mouvante, quoique jamais abolie non plus et dont la reconnaissance à chaque fois différente est elle-même un progrès qui définit notre temps, qu’est-ce donc qui, au-delà de cette limite, viendra prendre le relais ? La limite de la guérison qui fait partie du soin conduira-t-elle à une absence de soin ou à un soin seulement négatif, encore une fois conçu seulement par défaut, comme lorsqu’on réduit la dimension « humaine », « relationnelle » du soin, ou encore « l’accompagnement » à être une sorte de supplément secondaire et facultatif, presque condescendant et parfois violent, qui n’aurait donc plus de portée vitale, morale, et sociale propre ? Tout montre que c’est du contraire qu’il s’agit ; tout, c’est-à-dire la réalité des soins dits « palliatifs » dans l’absence de guérison (qui comportent certes, comme toute réalité vitale, leurs risques et leurs dangers), mais aussi celle des soins que l’on dit de « support » dans la visée même de la guérison, et enfin l’analyse du soin en général, dans nos vies, où la portée sociale, morale et vitale (corporelle de part en part) de cet autre genre de soin est connue, et aussitôt oubliée cependant par chacun de nous. Le soin n’est jamais seulement soin objectif de quelque chose mais toujours aussi de quelqu’un par quelqu’un d’autre qui s’adresse ainsi à lui comme tel, même si c’est toujours dans et à travers un geste objectif et concret, et jamais seulement par une intention, parfois bonne, mais qui risque de rester vide (tout comme le mot « attention » en Français, désigne non seulement cette intention adressée mais le geste concret qu’elle met en œuvre, « une » attention). Mais cette autre dimension du soin a encore une portée vitale et c’est ce dont on s’aperçoit de plus en plus, non seulement dans les soins palliatifs, mais dans les soins que l’on dit de support parce que, par exemple en oncologie, ils ne relèvent pas du traitement de la maladie comme telle, mais sont néanmoins indispensables à la guérison. Une recherche en cours qui associe le département des soins de support de l’institut Curie, le département de philosophie de l’Ens, et le Sies[1], permettra d’approfondir cet aspect déterminant. Cette recherche ne fera cependant que confirmer ce que l’analyse du soin, par exemple infantile, mais bien général en réalité, aurait déjà montrer, à savoir l’autre créativité du soin, qui constitue des sujets individuels vivants et créatifs, lesquels oublient paradoxalement le soin dans son succès même, ce qui est l’une des sources non seulement sociales et politiques donc, mais vitales et psychiques aussi du déni et du rejet du soin, dont les éthiques et les politiques du « care » ont raison de critiquer les effets dans nos sociétés ! On voit alors l’aspect général de ce deuxième point se préciser aussi. Partout en effet, dans notre moment « du vivant », les tâches de soin, entre les hommes et au-delà (animal, environnemental) doivent tenir compte de ces deux aspects et à travers eux non pas seulement d’une double négativité dangereuse, mais d’une double créativité indéfinie, quoique pas infinie ou illimitée (car cela est bien différent). Le soin cosmopolitique rejoindra ainsi le soin interindividuel. Mais il faut pour cela qu’il ait pris la mesure de la dimension éthique et politique du soin que les cas dont nous partons ici comportent bien sûr ici et sur laquelle il faut donc terminer.
Soin, liberté, justice
On oppose en effet couramment aujourd’hui la démarche des soins palliatifs et ce que recouvre la question ou la décision de l’euthanasie. Mais cette opposition même est-elle si évidente ? La décision ou plutôt d’abord la question de l’euthanasie dans la situation de fin de vie (qui est toujours aussi une situation de soin entre les hommes, ou quand elle est humaine) nous fait-elle aller au-delà du soin, voire contre le soin ? Voilà qui est bien loin d’être prouvé, et qui pourrait bien être en réalité une question centrale ou une manière décisive de poser et en réalité de déplacer la question (sans pour autant prétendre la résoudre ni même fournir une clé pour la résoudre). Il faudra pour cela tenir compte de deux éléments : de ce que cette question ou cette décision ont lieu dans une situation et donc aussi dans une voire des relations de soin ; mais aussi que le soin complet, entre les hommes, n’est jamais seulement soin de quelque chose ni même de quelqu’un sans être aussi soin d’une liberté et d’une égalité, d’une relation morale en réalité dont les violations mêmes prouvent la fragilité et la précarité et qui appelle donc un soin lui aussi présent dans toute démarche de soin jusque les plus concrètes, corporelles et vitales. La question et la décision prennent place dans le soin, qui est aussi cependant un soin de la décision et de ce qu’elle suppose. C’est du point de vue du soin que l’on peut tenir compte ensemble de ces dimensions et mesurer sans prétendre les trancher d’une manière générale leurs tensions et leurs contradictions qui ont quelque chose d’inévitable et que toute approche morale ou politique, théorique ou législative, qui serait unilatérale, mutilerait aussi en profondeur. Tenir compte de la relation de soin, cela ne signifie pas seulement prendre la mesure des soins « palliatifs » mais aussi de l’aspect limite que représente pour elle une décision d’euthanasie. Mais tenir compte aussi du soin moral et politique, cela signifie, au-delà même de l’autonomie concrète, tenir compte toujours de la liberté de celui qui est soigné en tant que sujet moral et politique, responsable et citoyen. On n’entrera pas ici dans les conséquences concrètes que ce double point de vue nous semble impliquer ou plutôt ouvrir et permettre pour dépasser aussi les impasses du débat actuel. Mais on soulignera plutôt, dans la cohérence de ce bref propos ici, l’aspect très général de ce dernier point pour penser le moment présent, qui n’est pas seulement celui du vivant, mais de la justice. C’est que, en effet, le soin complet et pas seulement dans les situations extrêmes de fin de vie, consiste à partir des relations entre les vivants humains, avec ce qu’elles comportent d’une liberté et d’une égalité que les abus mêmes de pouvoir révèleront et confirmeront toujours. C’est de cette exigence morale et politique que partent les exigences vitales et techniques, tout autant qu’elles y conduisent. Se déchirant dans les cas tragiques, ces dimensions peuvent se rejoindre dans les cas heureux. Alors, elles ouvrent entre les hommes un espace qui est celui non seulement de la guérison et du soin, mais de la justice et de l’histoire, de la culture et on peut même dire de la nature, au sens où c’est depuis cette relation complète que se pense aussi la relation au monde et au vivant en général qui est désormais l’objet d’un soin, que l’on pourrait dire venu du soin moral et politique, lui-même élargi. Que ce soit là un « vaste programme » nul n’en est plus conscient que l’auteur de ces lignes. C’est déjà reconnaître, d’ailleurs, son importance. Mais ce programme si vaste est inséparable aussi de questions précises telle que celle qui nous y a conduit ici, et qui sont celles de la vie (et de la mort) humaine, aujourd’hui.
[1] Séminaire international d’étude sur le soin, qui coordonne également la collection « Questions de soin », aux Presses Universitaires de France (cinq volumes parus).
Frédéric Worms est un philosophe français, professeur à l’École Normale Supérieure de la rue d'Ulm et directeur du Centre international d'études de la philosophie française contemporaine. Il est notamment l'auteur de Le Moment du soin. A quoi tenons-nous ? (PUF, 2010) ; Revivre. Eprouver nos blessures et nos ressources (Flammarion, 2012) et Soin et politique (2012).
Commentaires
[…] le soin complet et pas seulement dans les situations extrêmes de fin de vie, consiste à partir des relations entre les vivants humains, avec ce qu’elles comportent d’une liberté et d’une égalité que les abus mêmes de pouvoir révèleront et… […]
par Soin, guérison, société, h... - le 5 février, 2014
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