Critique et idéal du chef politique, de Philon d’Alexandrie à la Ve République
En lisant la Vie de Moïse écrite par Philon d’Alexandrie au Ier siècle de notre ère, j’ai été frappé par la distance et la ressemblance entre le chef politique tel qu’il est décrit par Philon et tel qu’il nous apparaît à l’heure actuelle. En lien avec les récents scandales politico-financiers ayant éclatés en France ces derniers mois (je pense par exemple à l’affaire Cahuzac, mais celui-ci n’est que le dernier d’une longue liste de scandales ayant éclatés sous la Ve République), j’aimerais revenir sur les étonnants échos de la critique philonienne du chef politique dans la critique actuelle des hommes politiques impliqués dans les scandales politico-financiers. De l’attitude ostentatoire voire “bling-bling” de l’ancien président de la République, Nicolas Sarkozy, au mode de vie controversé de la “gauche caviar”, la distance entre l’attitude vertueuse de Moïse et la critique philonienne du chef d’état résonne de manière très actuelle, au point de se demander ce qui, en deux millénaires, a vraiment changé !
Avant de citer les passages qui m’ont intrigué, quelques mots pour présenter le contexte dans lequel cette description du chef idéal et cette critique du « mauvais » chef d’état apparaissent. Dans la Vie de Moïse, Philon propose en effet au lecteur un modèle de l’homme parfait, et plus particulièrement du chef idéal. Il s’agit, nous dit-il dans les premières lignes de la biographie, de « raconter la vie des hommes vertueux, pour qu’aucun bien de jadis ou de naguère ne fût livré au silence ni ne disparût, alors qu’il pouvait briller de tout son éclat[1] « . L’intention de Philon, en racontant la vie de Moïse, prophète de l’Ancien Testament, chef et libérateur du peuple hébreu au moment de sa fuite hors d’Egypte, est de présenter au lecteur un modèle de vertu. Ce modèle, c’est plus précisément celui du roi, qui possède les attributs ou qualités de chef, de législateur, de prêtre et de prophète. C’est sur la première qualité du roi que je vais m’arrêter, pour des raisons évidentes, le chef d’état des démocraties contemporaines n’étant, théoriquement, ni législateur (séparation des pouvoirs oblige), ni prêtre (séparation de l’Eglise et de l’Etat oblige), ni prophète (du moins de la manière dont l’entend Philon, c’est-à-dire comme celui qui rend des oracles sur ce que la raison ne peut atteindre par elle-même).
Comment est décrit le chef d’état idéal ? Quelle image ou quel modèle du chef nous permet d’entrevoir la figure de Moïse ? Dans le passage suivant de la Vie de Moïse, Philon d’Alexandrie propose une description du chef idéal :
« Ayant pris le pouvoir, (Moïse) ne s’efforça pas, à la différence de ce que font certains, d’accroître sa maison ou de pousser ses fils – il en avait deux – vers les grandeurs de la puissance, et cela, en les proclamant maintenant ses associés et, plus tard, ses successeurs ; abordant toute chose, grande ou petite, d’un cœur loyal et pur, il dominait l’affection naturelle qu’on a pour ses enfants, tel un juge intègre, parce qu’il était incorruptible dans ses appréciations. Un seul but se proposait à lui, le plus nécessaire : servir les hommes dont il était le chef, tout faire en vue de leur être utile, par l’action et par la parole, sans laisser passer en aucune occasion ce qui pouvait conduire la communauté à bien agir. » (Philon d’Alexandrie, De Vita Mosis, I, §150-151)
J’ai été frappé par l’actualité des critiques de Philon d’Alexandrie à l’égard « de ce que font certains », poussant leurs enfants dans une carrière politique, ou privilégiant, d’une manière ou d’une autre, les intérêts personnels aux intérêts publics. Je pense bien sûr ici au fils de Nicolas Sarkozy, qui fut, pendant quelques temps, plus jeune conseiller général de France, et dont l’élection à la présidence de l’Établissement public pour l’aménagement de la région de la Défense (EPAD) fut assez critiquée. Je ne donne ici qu’un exemple, mais vous comprenez l’actualité de la critique de Philon d’Alexandrie, qui oppose à cette attitude l’exemple de Moïse, qui fait passer le bien de la communauté avant tout autre intérêt personnel. L’intégrité du chef est mise en évidence, ainsi que son dévouement pour le peuple qu’il dirige. Et si l’on poursuit la lecture de cette description des actions politiques de Moïse, la lecture est tout aussi éclairante en ce qui concerne les récents scandales politico-financiers qui ont touché le gouvernement français :
« Moïse est le seul de tous ceux qui ont jamais gouverné, qui n’ait amassé ni or ni argent, qui n’ait pas levé d’impôts, qui n’ait possédé ni maisons ni domaines, ni troupeaux ni personnel domestique, ni revenus, ni rien de ce qui fait la magnificence et le luxe superflu ; et pourtant, il pouvait tout avoir en abondance. » (Philon d’Alexandrie, De Vita Mosis, I, §152)
Il est évident que le chef d’état, ou l’homme politique de manière générale, a droit à un revenu, et je ne rentrerai pas ici dans la question des impôts, qui ne servent pas, en théorie, l’intérêt du gouvernement. Mais on voit ici l’esprit dans lequel Moïse accepte ce rôle de chef du peuple hébreu : il ne s’agit pas d’amasser des biens matériels en profitant de sa place de chef, mais de servir son peuple. Les trop nombreux scandales politico-financiers nous rappellent, par contraste, à quel point cela n’est pas toujours le cas pour les hommes politiques de la Ve République, dont la conduite est régulièrement fustigée par l’opinion publique, aussi critique que pouvait l’être Philon d’Alexandrie à son époque.
Le dernier passage sur lequel j’aimerais revenir rappelle parfaitement l’attitude idéale du chef d’état pour Philon, attitude qui contraste une fois encore avec l’image donnée par l’ancien chef d’état français, Nicolas Sarkozy :
« Aussi, dans son vêtement, dans sa manière de vivre, ne cherchait-il pas l’effet spectaculaire, pour se donner un éclat plus fastueux ; en ce domaine, il s’exerçait à la simplicité et à la frugalité d’un homme ordinaire ; en revanche, il cherchait une magnificence vraiment royale, là où il était bien qu’un chef se distinguât, c’est-à-dire dans les cas où il faut de la maîtrise de soi, de la fermeté, de la modération, de la vivacité d’esprit, de l’intelligence, des connaissances, des efforts pénibles, des souffrances endurées, du mépris pour les plaisirs, de la justice, un élan vers l’idéal le plus élevé … » (Philon d’Alexandrie, De Vita Mosis, I, §153-154)
On voit bien ici à quel point, pour Philon d’Alexandrie, la manière de vivre du chef est lié à sa légitimité en tant que chef et donc à son autorité. Et il me semble que l’importance de la manière de vivre de l’homme politique, du chef, est aujourd’hui encore liée à la légitimité et la crédibilité de son action politique. C’est du moins ce que les réactions de l’opinion publique aux différents scandales politiques nous montrent. De la même manière que le philosophe de l’antiquité devait vivre en accord avec ses principes s’il voulait être pris au sérieux par ses éventuels disciples, de même, ne sera pas légitime ni pris au sérieux l’homme politique qui, dans sa manière de vivre, n’assume pas les conséquences de son discours politique. En quoi un discours de Jérôme Cahuzac condamnant l’évasion fiscale pourrait être pris au sérieux s’il ne se soumet pas lui-même aux principes qu’il défend ?
L’idéal du chef tel qu’il est décrit par Philon d’Alexandrie ne correspond donc pas vraiment à l’image que les hommes politiques actuels nous renvoient. Mais ce que ces extraits montrent également, outre cette distance entre le modèle philonien du chef et les hommes politiques actuels, c’est la pertinence et surtout l’actualité de la critique philonienne des « mauvais » chefs politiques, qui entre étrangement en résonance avec la critique actuelle des hommes politiques de la Ve République impliqués dans certains scandales politico-financiers ou exhibant leur richesse de manière ouverte. Comment comprendre que la critique, en deux mille ans, n’ait pas changé ? Comment comprendre cette actualité de la critique philonienne ? Peut-on déduire de la similarité de cette critique la présence, à deux millénaires d’intervalle, d’un même idéal du chef auquel l’homme politique devrait se conformer ? Et dans ce cas, le modèle présenté par Philon d’Alexandrie à travers la biographie de Moïse est-il similaire au chef d’état modèle tel que nous l’envisageons aujourd’hui ?
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[1] Philon d’Alexandrie, De Vita Mosis, introduction, traduction et notes par R. Arnaldez, C. Mondésert, J. Pouilloux et P. Savinel, Editions du Cerf, 1967, livre I, §1, p. 27.
Doctorant en Philosophie antique à l’Université de Lausanne et à l’École Pratique des Hautes Études (EPHE) à Paris, Maël Goarzin tient le blog Comment vivre au quotidien ? consacré à la philosophie comme manière de vivre et à l’(in)actualité de la philosophie antique. Il est membre de l’Association Stoa Gallica, pour l’étude et la pratique d’un stoïcisme contemporain. Suivre sur Twitter : @MaelGoarzin
Commentaires
Bonjour Maël,
merci pour votre article. J’aimerais vous poser une question.
Ne pensez-vous pas qu’on pourrait conclure ainsi : on fait à la politique le même reproche à l’époque de Philon qu’à la nôtre. Donc, rien n’aurait changé dans ce domaine.
Mais c’est ici là preuve de la faiblesse de l’analyse de Philon, puisqu’il ne cible pas les problèmes propres à son époque, et qu’en parlant du dirigeant en général, il ne trouve pas de solutions concrètes. La comparaison avec Moïse plutôt qu’avec une personnage historique en dit long. Oui il faudrait que tous soient des Moïse, mais comment cela est-il vraiment possible ? Il ne dit rien. (Je n’ai lu de ce texte que les extraits que vous en citez cela dit)
Les conseils de Thucydide ou de Xénophon, moins idéalistes, ne sont-ils pas d’autant plus utiles pour nos dirigeants ? Sans parler du Prince ou de ce genre d’écrits pratiques et réalistes.
Philon a eu le mérite de trouver une forme de reproche qui dépassait sa propre situation, mais contre lui, je crois qu’il n’en a pas trouvé la réponse.
Thomas
par Thomas - le 8 novembre, 2013
Intéressant, mais êtes-vous sûr de traiter le vrai sujet ? Ce qu’on attend d’un chef, ce n’est pas qu’il soit propre sur lui et revêtu de lin blanc. Mais qu’il décide . Par exemple, un chef d’entreprise n’est pas plus intelligent ou meilleur ingénieur ou meilleur stratège que ses collaborateurs : il est celui qui, ayant pris leurs avis, assume le risque de se tromper et tranche . Il fait un choix, c’est-à-dire qu’il renonce à plusieurs possibilités, pour fixer à son équipe un cap déterminé. N’est-ce pas également ce qu’on attend d’un chef d’état ?
par Philippe Le Corroller - le 8 novembre, 2013
Cher Philippe,
Je suis tout à fait d’accord avec vous: ce que l’on attend d’un chef d’état, c’est d’abord et avant tout qu’il décide, et ce sont ses choix qui feront de lui un bon ou un mauvais chef d’état. Mais pour faire ces choix, quelle ligne de conduite doit-il suivre? C’est cette ligne de conduite dont parle Philon d’Alexandrie, me semble-t-il.
Ce que Philon propose, c’est une ligne de conduite du chef d’état idéal. Cette ligne de conduite idéale, c’est une question qui devrait se poser pour chaque homme politique au niveau individuel. C’est en quelque sorte, de la part de Philon, un appel individuel à un comportement irréprochable.
C’est la première citation qui est la plus claire à ce propos: la ligne de conduite qui doit guider le chef d’état dans ses choix, c’est de « servir les hommes dont il est le chef, tout faire en vue de leur être utile, par l’action et par la parole », et non servir ses intérêts personnels.
En ce qui concerne la dernière citation, il est vrai qu’elle décrit une manière de vivre idéale qui, selon certains, n’a rien à voir avec le rôle de chef d’état. A cela, je répondrais que tout personnage public, par sa place dans la société, assume un certain rôle d’exemplarité, qu’il le veuille ou non, et a donc une certaine responsabilité concernant l’image qu’il donne de lui. Mais ceci n’est qu’une opinion…
par Maël Goarzin - le 8 novembre, 2013
Cher Thomas,
Merci pour votre commentaire et vos questions, qui sont tout à fait pertinentes, et s’appliquent probablement à toute tentative de description d’un idéal, comme se propose de le faire Philon d’Alexandrie ici. Les exemples concrets que l’auteur propose comme exemple de chef d’état idéal sont les décisions prises par Moïse pour conduire le peuple juif hors d’Egypte puis vers la Terre Promise. Et s’il y a une généralisation sous forme d’idéal qui est proposée par Philon, il n’y a pas, me semble-t-il aussi, de prise en compte du contexte contemporain dans lequel l’auteur se situe. Au lecteur, sans doute, de concrétiser et d’appliquer ce modèle…
La différence avec le type d’écrits pratiques que vous citez, comme Le Prince de Machiavel, qui donne aux dirigeants des conseils concrets à appliquer, c’est le genre littéraire. Il s’agit ici d’une biographie, et la biographie propose à travers le récit de la vie d’un homme une expression exemplaire d’un modèle idéal, mais ne discute pas ce modèle. Est-ce que la biographie est moins utile pour autant? Je ne pense pas. Elle permet de montrer que la réalisation de cet idéal est possible, d’une part. Et d’autre part, elle ne propose qu’un exemple de concrétisation d’un modèle idéal qui, de ce fait, laisse la porte ouverte à toute autre application concrète de ce modèle.
Concernant la faiblesse de la critique de Philon, je ne suis pas convaincu par votre argument: en quoi une critique, parce qu’elle est toujours valable deux millénaires plus tard, ne serait pas pertinente? Au contraire, cela dénote probablement une tendance assez profonde des hommes politiques à abuser de leur pouvoir…
par Maël Goarzin - le 8 novembre, 2013
» Servir les hommes dont il est le chef « , là je vous rejoins. Lorsque Valéry Giscard d’Estaing soutient Simone Veil dans son combat pour faire voter la loi sur l’IVG, ou lorsque Nicolas Sarkozy soutient Eric Woerth dans sa réforme des retraites, ils se conduisent en véritables hommes d’état. Ils défendent l’intérêt général, en résistant aux tempêtes parlementaires et aux manifestations de rue. Que l’on ait, ou non, de la sympathie pour ces deux Présidents, on ne peut que le reconnaître : ils ont fait le job.
par Philippe Le Corroller - le 9 novembre, 2013
@Maël
Oui bien sûr, vous avez raison, Philon écrit une biographie et non un traité politique. Donc il n’y a pas de conseils concrets dans cet écrit. Et c’était ce que je voulais lui reprocher, enfin le terme est trop fort, faire remarquer : il dénonce une réalité, puisque deux millénaires confirme sa critique, mais il ne propose pas de solution. Il ne dit pas quoi faire. Mais cela tiens au genre littéraire sans doute…
par Thomas - le 9 novembre, 2013
Il est évident que Moïse était doté de grandes qualités humaines. La première et non la moindre était celle d’avoir refusé d’être le chef de son peuple, parce qu’il pensait ne pas pouvoir assumer la charge, en + d’un handicap. Aujourd’hui tout le monde se croit capable de diriger un pays.
De plus il avait au-dessus de lui une transcendance , pour le rappeler à l’ordre à chaque faux pas.
Qui peut rappeler à l’ordre un chef d’Etat et lui indiquer le bon chemin, lorsqu’il se trompe continuellement ?
par Jonas - le 10 novembre, 2013
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