Qu’avons-nous fait de la fraternité ?
La devise de la République française est « Liberté, égalité, fraternité ».
Chacun l’apprend à l’école, et chacun peut expliquer ce que sont les libertés civiques et sociales, et l’égalité des droits issus des Déclarations des droits de l’Homme. Mais la fraternité ? Grand silence…
Elle a été bien mise à mal ces derniers temps : noms d’oiseaux, insultes racistes, chahut des commémorations du 11 novembre ont assez peu donné l’image d’une République fraternelle. Rien de nouveau, dira-t-on, et il est vrai qu’on a déjà vu cela maintes fois en période de crise et de montée des extrêmes. N’empêche que cela offre, hélas, l’occasion d’une réflexion sur cette étrange valeur, qui est d’abord un sentiment.
On se sent et on se sait frères, littéralement, quand on est nés d’un même père et/ou d’une même mère. Dans l’histoire républicaine, c’est la « patrie » commune qui fondait la fraternité. Elle s’est forgée par le sang versé sur les champs de bataille de la République, depuis Valmy, les guerres révolutionnaires, puis napoléoniennes, jusqu’à la Résistance à l’occupant nazi.
Nulle nostalgie de ces temps terribles, mais un constat : rien n’est venu remplacer cette fraternité du sang versé pour la patrie. Ou plutôt, d’autres fraternités sont venues recouvrir celle de la République : fraternités religieuses (enfants de Dieu le Père), fraternités des bandes de quartiers (fraternité maffieuse), ou cet élan humanitaire avec lequel on la confond, et qui pousse à aider de pauvres diables à l’autre bout du monde, sur le thème « frères des hommes ».
Mais l’humanitaire, si généreux soit-il, n’est pas la fraternité. Qui serait près à sacrifier son bien-être quotidien par « humanité », pour secourir Haïti, les Philippines ou la Somalie, ou même le simple SDF au coin de la rue ? Car il n’est pas de vraie fraternité sans sacrifice de soi. Et si l’intérêt supérieur de l’humanité peut bien habiter de grands esprits universalistes, comme Montesquieu ou Montaigne, une idée, si grande soit-elle, ne fait pas un sentiment.
C’est pourquoi il faut aussi distinguer fraternité et solidarité, qu’on confond souvent. En cotisant à la Sécurité sociale, en payant mes impôts, je suis solidaire certes, mais pas fraternel pour un sou. La solidarité est un égoïsme bien compris, un intérêt mutualisé, un calcul raisonnable, non un sentiment fusionnel.
Alors que faire de cette fraternité républicaine devenue muette et transparente ? Eviter d’en parler pour ne pas trop voir le délitement du lien républicain ? Renforcer l’instruction civique à l’école, trop facile fausse solution ? Ou simplement se résigner à l’abandonner aux appétits grandissants des autres fraternités antirépublicaines ? Je ne prétends aucunement avoir la solution. Mais une suggestion, tout de même.
Si l’on décide de maintenir malgré tout la fraternité dans la devise, en ces temps de parité et de lutte contre le machisme, ajoutons « sororité » à la devise républicaine ! Par respect pour Marianne, peut-être…
Professeur agrégé en philosophie, Patrick Ghrenassia enseigne à l'IUFM de l'Université Paris-Sorbonne. Il a également enseigné au lycée ainsi qu'à l'Université Paris-Panthéon-Sorbonne. Intervenant notamment en histoire de la philosophie et en philosophie de l'éducation, il tient le blog "Bac 2013 : La philo zen" sur letudiant.fr. Suivre sur Twitter : @ghrenassia2
Commentaires
Si la liberté et l’égalité sont des noms grammaticalement féminins qui semblent revendiqués sans difficultés par tous les êtres humains des deux sexes, la fraternité l’est aussi mais désigne littéralement des «hommes» qui sont tous «frères», laissant objectivement de côté la moitié de l’humanité, car «homme» et «frère» ne sont pas des substantifs «neutres». Il serait donc urgent d’inventer un neutre en français qui ne soit pas le masculin par défaut. Car le vocable « sororité », composé de deux consonnes successives « fricatives uvulaires voisées » est très désagréable à l’oreille. Et comme l’écrivait René Char : « Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la beauté. Toute la place est pour la beauté.»
par Roland LEY - le 16 novembre, 2013
La fraternité est un beau sentiment, car elle est sous-tendue par l’égalité des frères entre eux : quel que soit son mérite, un frère est un frère et il n’y a pas de frère supérieur (comme dans les couvents). Prenons une fratrie de trois frères, A n’est pas plus le frère de B que C. La solidarité pose problème comme lien social car elle implique la concurrence – au même titre que l’économie de marché : il faut être le meilleur au jeu du Qui veut gagner de l’humanitaire ? La solidarité est une rivalité comme une autre, certes ordonnée. Le prouve l’adage populaire selon lequel « charité bien ordonnée commence par soi-même ». Mais il faut bien avouer que cette belle fraternité républicaine est une fiction issue du nationalisme du 19e et qu’elle ne s’est concrétisée que dans le sang des tranchées. Nos générations qui ne connaissent pas la guerre ne peuvent regretter une telle occultation de la fraternité … La société libérale crée un lien social différent, où l’on n’est l’enfant de personne ! où le lien social nait de l’équilibre des intérêts et des besoins bien compris. Alors, ne pouvons-nous pas dire que la solidarité est au modèle libéral ce que la fraternité est au modèle républicain ? Si j’en termine avec mon raisonnement : ne faut-il pas changer la devise et la réécrire ainsi, conformément au monde libéral dans lequel nous vivons :
« Liberté, égalité, solidarité »
par Pierre-André Daubal - le 16 novembre, 2013
Pierre-André, si seulement nous vivions dans un monde libéral ! Malheureusement, nous sommes l’un des derniers états » socialistes » de la planète. Mais je suis d’accord avec vous : » Liberté, égalité, solidarité » serait plus franc du collier. Et je forme des voeux pour que l’Education Nationale apprenne aux futurs citoyens : 1) Que la » liberté » n’est pas la liberté de faire n’importe quoi et de mariner dans le narcissisme 2) Que » l’égalité » n’est pas l’égalitarisme 3) Que la » solidarité » n’est pas seulement à la charge de l’Etat mais relève aussi de la responsabilité individuelle.
par Philippe Le Corroller - le 16 novembre, 2013
Merci pour ces réactions.
Inventer un genre neutre ? Cela existe dans d’autres langues. Je crains toutefois que ce ne soit une solution de facilité pour « noyer » le problème dans la grisaille de l’indifférencié.
Remplacer fraternité par solidarité ? C’est déjà le cas dans les faits et les esprits. Resterait à l’officialiser. Et surtout à en assumer les conséquences en termes de valeurs communes et d’institutions, pour sortir de notre régime hybride et schizophrène, qui se veut républicain et fonctionne de plus en plus en libéral communautariste. Regarder les choses en face et faire un choix cartes sur table.
par Patrick ghrenassia - le 16 novembre, 2013
» Libéral communautariste » ? J’ai du mal à comprendre ce concept. Cela sonne comme un oxymore. Qu’entendez-vous par ce rapprochement insolite ?
par Philippe Le Corroller - le 16 novembre, 2013
Tout le monde se crache dans le cul aujourd hui!
par Mariane - le 17 novembre, 2013
Cher Philippe, pour essayer de répondre à votre question sur l’oxymore « libéral communautaire », je veux l’opposer à l’idéal républicain qui ne connaît que des citoyens abstraits, détachés de toute appartenancereligieuse ou autre. Une conception libérale ne connaît que des individus libres qui, soit fonctionnent en électrons libres, soit pour la plupart appartiennent naturellement à des communautés natives, ethniques, religieuses, linguistiques ou autres. Il suffit de voir la société américaine où il est naturel de se présenter sans complexe comme appartenant à telle ou telle communauté; ce qui était plutôt tabou en France, mais est en train de se banaliser, dangereusement selon moi au vu du contexte peu « fraternel » pour employer pour le coup un euphémisme.
En un mot, la fraternité républicaine fait place aux fraternités communautaristes. Ce qui demande à revoir la nature du lien social et politique, au-delà de la seule devise qui n’est ici qu’un révélateur.
Bien à vous
par Patrick ghrenassia - le 18 novembre, 2013
Et bien que vous propose de rentrer en « adelphie », pour englober la fraternité et la sororité en une valeur et/ou un concept plus humanisant 😉
Adelphiquement, Guillaume.
par LESAGE Guillaume - le 21 novembre, 2013
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