Le déchaînement des passions démocratiques
Machiavel, comme l’avait montré Claude Lefort, fut sans doute le premier grand penseur de la démocratie moderne. Pourquoi ? Parce qu’il suggérait au Prince d’asseoir son pouvoir, non sur l’armée, la police ou les riches – ces gens là peuvent toujours vous trahir –, mais sur les passions les plus communes, c’est à dire sur le peuple. Hobbes, reprendra l’idée fondant la puissance de son Léviathan sur la peur. Mais c’est sans doute Tocqueville qui poussera le plus loin l’analyse de ces passions qu’il disait « démocratiques » parce qu’elles sont, au sens étymologique du terme, les plus vulgaires et les plus répandues. Il faut aujourd’hui, les temps ayant changé, reprendre l’idée et pousser plus loin l’analyse tocquevillienne. Si la philosophie, comme le disait Hegel, est « l’intelligence de l’époque », « son temps saisi dans la pensée », (ihre Zeit in Gedanken erfasst), il est tout à fait pertinent philosophiquement de tenter d’identifier et de nommer correctement les passions démocratiques qui traversent nos sociétés laïques. Il me semble qu’il en existe quatre, quatre sentiments puissants qui fournissent la tonalité dominante des grands courants politiques.
L’indignation, d’abord, qui est le ressort le plus constant d’une extrême gauche dont la fonction tribunicienne reste bien supérieure au nombre de ses électeurs. La peur, ensuite, qui est le fond de commerce ordinaire de l’écologie politique, comme en témoignent les films écocatastrophistes qu’on nous inflige à longueur d’écran. Vient ensuite la jalousie (ou l’envie), qui est, sinon l’apanage, du moins le carburant principal d’une gauche dite « modérée », celle qui « n’aime pas les riches » … mais rêve quand même d’en faire partie (voyez Cahuzac). Héritière d’un certain catholicisme social, elle tient que le scandale n’est pas la pauvreté, mais la richesse (celle des autres) – sans comprendre, comme le disait déjà Aristote, que le véritable ennemi est la misère et qu’il vaut mieux être riche pour être généreux. Enfin, la passion la plus puissante entre toutes reste la colère. A l’encontre d’une analyse absurde, bien que répétée à satiété par la gauche bien pensante comme par la droite molle, c’est elle, et nullement la peur, qui anime le Front national. Il suffit d’observer les Le Pen pour voir qu’ils sont tout sauf peureux. Ils manifestent au contraire en permanence un réel courage, à commencer par celui de se faire détester par une large majorité de leurs concitoyens. Prêts à affronter les débats les plus violents et les plus pénibles, les leaders du Front n’ont ni honte ni pusillanimité d’aucune sorte. En revanche, la colère bout en eux comme si les réchauds qui les animent brûlaient jour et nuit. Il en va de même de leurs électeurs. Exaspérés par la petite et moyenne délinquance, par les incivilités qui se développent en tout impunité, ils se révoltent, du reste non sans raisons, contre l’atmosphère de veulerie et de laisser-aller général.
On objectera – à juste titre – que cette typologie est trop rigide, attendu que les passions se mêlent et s’entrecroisent. Par exemple, les frontistes de droite sont tout autant indignés que ceux de gauche, ces derniers étant aussi colériques que leurs confrères de l’autre extrême auxquels ils ressemblent d’ailleurs à s’y méprendre. C’est vrai, mais il s’agit ici de saisir des dominantes, pas des exclusives. Dans ce contexte de déliquescence dépressive, il est crucial que l’Etat se ressaisisse, qu’au lieu de nous assurer qu’il « tient le cap », il accepte d’en changer pour faire enfin le job, pour mettre en place les mesures que tous les observateurs raisonnables, de droite comme de gauche, appellent de leurs vœux : un gouvernement de 15 ministres, une réduction drastique du nombre d’élus, une vraie réforme du mille feuille territorial, un allongement significatif de la durée de cotisation pour les retraites, une baisse des impôts les plus absurdes compensée par un point de TVA sociale par an, etc, bref, tout ce que la droite aurait du faire et n’a pas fait. Pour cela, il faut du courage, à commencer par celui de changer des alliances avec des écologistes et une Gauche de la Gauche qui plombent toute audace. C’est risqué, bien sûr, mais ne vaut-il pas mieux mourir debout, en ayant fait quelque chose pour le pays, que chassé du pouvoir par la petite porte ? Ces mesures d’urgences sont d’autant plus vitales aujourd’hui que le Président de la République, incarnation de l’Etat, perd chaque jour davantage, sinon sa légitimité, du moins son autorité. Or lorsque l’Etat s’abaisse, et là encore l’analyse tocquevillienne est précieuse, les passions les plus communes et les plus funestes s’emparent de la société civile.
A quoi sert en effet l’Etat ? Pas seulement à conduire une politique, en principe orientée vers l’intérêt général, mais aussi, et peut être même avant tout, à offrir un lieu où le corps social se représente son avenir et prend pour ainsi dire conscience de lui-même. Il est un peu, pour la nation, l’équivalent du cerveau pour un corps humain, le site de la conscience de soi. Quand il cesse d’être crédible, quand il n’est ni aimé, ni même détesté, mais regardé comme insipide, incolore et inodore, alors c’est la tentation de la désobéissance civile qui s’instaure : des manifestants qui cassent sans vergogne les biens publics, des citoyens qui fuient l’impôt, des maires qui ne veulent plus appliquer la loi, comme si les décisions du pouvoir législatif pouvaient désormais se choisir à la carte, bref, c’est la République, la res-publica, qui s’ouvre aux vents mauvais.
Luc Ferry est un philosophe français, ancien Ministre de la Jeunesse, de l’Education nationale et de la Recherche (2002-2004). Agrégé en sciences politiques et en philosophie, il est professeur émérite à l’Université Paris 7-Diderot et ancien président du Conseil d’analyse de la société. Traducteur d’Emmanuel Kant, il a publié de nombreux ouvrages : La Pensée 68 : Essai sur l'antihumanisme contemporain (1985, avec Alain Renaut) ; Le Nouvel Ordre écologique (1992) ; Apprendre à vivre (premier tome en 2006, second tome en 2008) ; La révolution de l'amour. Pour une spiritualité laïque (2010) et L’invention de la vie de Bohème (2012). Suivre sur Twitter : @FerryLuc
Commentaires
Je suis bien d’accord avec vous Monsieur Ferry, notamment sur votre analyse du Front national. Elle me rappelle la très belle tribune de M. Henri Guaino, dans le Monde, il y a quelques semaine de cela. Les frontistes ne sont pas couards, au contraire ! C’est bien le problème : ils n’envisagent pas de trembler dans l’exercice du pouvoir (s’ils étaient aux affaires), ce qui est proprement inhumain. Quant aux mesures que vous préconisez, et pour lesquelles les mesurés de droite et de gauche s’accordent à dire qu’elles sont nécessaires, pourquoi sont-elles alors si difficiles à mettre en oeuvre ? Si on peut critiquer le flou du hollandisme, Sarkozy n’a pas non plus réformé la France, sans parler avant lui de Jacques Chirac, qui s’est arrêté dans son action du jour où il a eu le pouvoir.
par A. Terletzski - le 2 janvier, 2014
Merci pour votre analyse du jeu de la colère dans la vie politique. Cela me fait penser au live de P. Sloterdijk, « Colère et temps », livre qui met au coeur du politique la « gestion de la colère » des peuples. L’Europe naît, rappelle Sloterdijk, devant la colère homérique d’Achille. Toute la politique consiste à contenir la violence, et non à l’exacerber, comme dans le cas du FN.
par Pierre-André Vallini - le 2 janvier, 2014
Doit-on s’étonner que vous ne donniez pas la passion qui correspondrait à la droite modérée, alors que vous donnez celles qui correspondent à l’extrême-gauche, à l’extrême-droite, aux écolos et à la gauche modérée ? Quelle serait donc la passion dévastatrice de l’UMP 🙂 ?
par André Fabre - le 2 janvier, 2014
Le drame de notre pays ne vient-il pas du fait qu’il est persuadé d’avoir apporté » la » révolution au monde ? Neuf Français sur dix vivent sur une image d’Epinal de 1789 : l’Ancien Régime c’était l’enfer, tout a changé – pour le mieux , bien sûr – avec la prise de la Bastille et le grand vent de l’Histoire . Du coup , comment pourrait-on accepter les efforts quotidiens, sans gloire , laborieux , qu’exigeraient les réformes nécessaires ? Ne croyez-vous pas qu’il serait nécessaire de réviser quelque peu la façon dont l’Histoire est enseignée dans notre pays ?
par Philippe Le Corroller - le 3 janvier, 2014
Merci en effet pour cette analyse qui, de mon modeste point de vue, paraît plus qu’intéressante : utilisation des passions pour asseoir le jeu et le pouvoir démocratiques….
Je ne suis toutefois qu’en partie en accord avec votre analyse des leviers du FN : la colère, certes mais partiellement, pour une frange peut être plus récente des adhésions frontistes. Non, le principal moteur me semble bien être la peur…peur du mouvement..peur de l’autre…peur d’être dépossédés…
De plus, cette passion me semble au demeurant être passablement contagieuse et largement déborder aujourd’hui le périmètre « nationaliste ». Elle caractérise ainsi le repli « non citoyen » de ce que la vulgate qualifie aujourd’hui de communautarismes dont le point de convergence est l’appréhension irraisonnée d’une dépossession identitaire…
Donc oui, passions motrices du pouvoir démocratique mais passions « tristes », symptômes plausibles de la crise actuelle de la citoyenneté et l’affaiblissement de sa persistance à exister…
par Anna92 - le 3 janvier, 2014
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par Pôle Culture | Pearltrees - le 10 janvier, 2014
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par Philo COURS | Pearltrees - le 10 janvier, 2014
« Il est un peu, pour la nation, l’équivalent du cerveau pour un corps humain, le site de la conscience de soi. » dit Luc Ferry de son Etat, l’analogie est bien valable pour la raison suivante : le cerveau humain est aveugle aux forces qui le déterminent, issues du corps et du monde. Nous n’avons pas besoin de l’Etat pour saisir notre futur ; nous ne croyons pas que depuis les yeux du contrôle du social et les oreilles du conformisme, l’Etat, dans sa configuration actuelle, puisse répondre aux attentes du corps.
Par ailleurs, il semble DOMMAGE qu’un ancien ministre de l’Education Nationale place le « cerveau de la société » détaché de celle-ci, en l’appelant État.
Il est facile de toiser le peuple depuis la « tête » en analysant les moindres soubresauts de celui-ci comme des passions -osons expliciter le terme manquant- bêtes. Si la tête ne comprend plus les maux du corps, seul reste le suicide.
Marla.
par Marla Beck - le 19 janvier, 2014
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