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« La philosophie émancipe », disent-ils !

19/01/2014 | par Sébastien Charbonnier | dans Philo Contemporaine | 13 commentaires

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A l’occasion de la sortie de son livre Que peut la philosophie ? Être le plus nombreux possible à penser le plus possible, Sébastien Charbonnier donne pour iPhilo un éditorial sur ce que seraient les possibles conditions d’une vraie démocratisation de la philosophie.

 

« Philosopher rend plus libre et plus heureux », disent volontiers ceux qui font commerce de la discipline dans les médias. Ils ont même la gentillesse de sortir la philosophie de l’enceinte fermée des institutions scolaires et universitaires. Mais qu’entendent-ils au juste par « philosophie » ? Dans une perspective de réelle démocratisation, je soutiens que le problème est souvent posé à l’envers, parce que n’est pas remis en cause l’essentiel : l’image qu’on se fait de la philosophie reste en grande partie déterminée par sa forme scolaire. Or, celle-ci hérite d’une tradition résolument hostile à une véritable accessibilité pour tous. Je m’explique.

Ceux qui disent aimer la philosophie et vouloir partager les effets bénéfiques qu’ils ont eux-mêmes expérimentés posent le problème ainsi : « La philosophie, nous savons ce que c’est, et cette activité de l’esprit a la merveilleuse propriété de rendre éclairé ; que faire dès lors pour qu’elle serve au maximum de gens ? » Cet ordre, bien intentionné certes, est une projection égocentrique (elle vient d’une expérience personnelle) et ne peut donc que manquer l’effet escompté : faire le bien de l’autre. En effet, comme le soulignait Spinoza, personne ne peut savoir à ma place ce qui est bon pour moi, surtout lorsqu’il s’agit de la conquête de la liberté. La liberté ne se donne pas à l’autre, elle doit être conquise par chacun.

Pour qu’un tel discours soit possible, présupposant que tout le monde sait en gros ce qu’est la philosophie, il faut donc une forte tradition, une forte réification. Or, en France, ce réquisit est donné : l’enseignement de la philosophie en Terminale a valeur de rituel républicain et le consensus social se fait autour des programmes scolaires de l’enseignement de la philosophie. Le succès éditorial de certains vulgarisateurs ne peut se comprendre sans l’appui décisif de cette institution. Par exemple, Philosophie magazine n’existerait pas comme tel sans la Terminale (pourvoyeuse d’un lectorat créé et renouvelé chaque année par l’institution), même s’il en déborde bien sûr le cadre.

Bref, ce discours suppose un ordre des raisons qui est le suivant :

  • Définition floue et consensuelle de la philosophie (mythologie historique) : la philosophie c’est Socrate, Platon ou Descartes ; c’est se poser des questions sur le sens de la vie ; c’est lutter contre les préjugés, etc.
  • Cette philosophie confère intelligence et sens de l’esprit critique (art de l’apologétique) : manier des oppositions conceptuelles évite d’être un idiot, l’allégorie de la caverne vous rendra libre, il y a des abîmes d’intelligence dans l’analyse d’un morceau de cire, etc.
  • Les individus ne peuvent donc qu’en tirer des bénéfices pour leurs lumières personnelles, et si l’on se heurte à des ingrats qui préfèrent leur aveuglement, c’est que la barbarie est à nos portes (art du libelle).

C’est exactement ce que Michel Meyer appelle la « logique des passions » : à l’inverse d’un raisonnement partant d’un problème, on « opère en partant de la conclusion et se donne les prémisses ad hoc qui servent à la justifier ». Pour éviter cela, il ne faut pas partir de l’a priori que la philosophie a des effets bénéfiques et qu’il faut la vulgariser et la démocratiser pour cette raison. C’est encore le schème paternaliste et colonialiste des émancipateurs qui savent à la place des « ignorants » ce qui est bon pour eux – schème contre lequel s’est beaucoup battu Jacques Rancière notamment.

Il faut renverser l’ordre des raisons pour construire le vrai problème de toute démocratisation de la philosophie afin de lui donner la force d’être réellement émancipatrice. Dès lors, la vérité de ce que fait la philosophie à la démocratie se découvre par ses effets pratiques. La philosophie n’a pas de légitimité en dehors des effets qu’elle procure chez ceux qui la pratiquent. Grâce à cette perspective renversée, la définition de la philosophie est produite par le problème de sa démocratisation et non présupposée : « comment puis-je savoir ce qui est bon pour l’autre – et pour moi –, sachant que cette recherche s’appelle philosopher ? » Dans Que peut la philosophie ?, j’ai essayé de dérouler toutes les conséquences de ce nouvel ordre des raisons pour savoir ce qu’est la philosophie :

  • Qu’est-ce que l’émancipation pour un individu ?
  • Quelle peut-être la fonction de l’activité de philosopher dans ce processus ?
  • Que peut aujourd’hui celui qui philosophe ?

Une véritable distribution de la philosophie passe par une désacralisation nécessaire afin que chacun ose se réapproprier cette activité qui peut rendre plus libre, à condition que personne ne s’arroge le droit de définir a priori ce qu’elle doit être, ou ne se contente de reproduire (sans retour réflexif) les sédiments d’une tradition – dont l’histoire montre bien qu’elle s’est forgée sur des conceptions radicalement antidémocratiques. Alors que l’étau d’un imaginaire encore fortement aristocratique se desserre, tout est à inventer pour être le plus nombreux possible à penser le plus possible.

 

Sébastien Charbonnier

Professeur de philosophie et docteur en sciences de l'éducation, Sébastien Charbonnier est l'auteur de Deleuze pédagogue (L'Harmattan, 2009) et Que peut la philosophie ? (Le Seuil, 2013).

 

 

Commentaires

Un vaste programme ! J’imagine que c’est ce qui est fait dans le livre Que peut la philosophie ? Enfin j’espère.

Le retournement est intéressant et paraît assez logique. Ça me fait penser, dans un autre genre, à la question de Iacub et Maniglier dans l’Antimanuel d’éducation sexuelle : on ne sait pas ce que peut la sexualité ; et il faut se méfier de ceux qui sautent trop vite cette question.

par Joël - le 19 janvier, 2014


Une interrogation à la lecture de votre texte, qui porte finalement sur la démocratisation de la connaissance. Qu’est-ce que cela veut dire ? Que les idées des plus nombreux vaudraient plus ? Ou que toutes les idées se vaudraient dans le débat public eu égard à un droit d’égale expression ? Est-ce ainsi l’idée de la disparition de toute hiérarchie intellectuelle – terme peut-être préférable à celui d’aristocratie historiquement trop marqué ? Cela ressemblerait à un bel idéal, mais posons-nous seulement la question : lorsque de plus en plus de personnes ne maitrisent pas l’usage de la langue française – càd non seulement en termes d’orthographe, mais aussi, ce qui est plus grave en termes de logique qu’une langue permet de signifier – comment leurs pensées pourraient-elle avoir la moindre valeur ?

La philosophie au contraire ne mérite-t-elle pas de vivre dans la relation du maître à l’élève, une relation authentique par laquelle le maître fait penser l’élève et non seulement l’ingurgiter de connaissances ? Là est peut-être le défi à l’endroit des médias philosophiques : la médiation du journal, de la radio ou de la télé rend le travail du maître pour faire penser l’élève peut-être plus difficile que lorsqu’il s’agit d’une salle de cours où le professeur est à proximité immédiate de l’élève.

On pourrait classer en effet les penseurs médiatiques entre ceux qui font le plus penser et ceux qui récitent un philocatéchisme 🙂 Il me paraît en tout cas vain de vouloir supprimer l’idée de toute hiérarchie ou simplement d’évaluation.

par Hortense - le 20 janvier, 2014


En tant qu’enseignant de philosophie et ardent défenseur de l’enseignement de la philosophie en classe terminale, je ne vois vraiment pas en quoi la forme scolaire de l’enseignement de la philosophie serait antidémocratique. Ou alors ce serait sous-entendre que toute discipline qui suppose un long et patient travail est antidémocratique, que tout enseignement qui se dispense dans une relation de maître à élève est antidémocratique, dans ces conditions les mathématiques sont aussi antidémocratiques que la philosophie. La tradition républicaine de l’enseignement de la philosophie sous la forme qu’elle prend dans l’école française, c’est-à-dire par l’étude de notions dans le cadre d’un cours ayant une dimension problématique et dont le professeur est l’auteur me parait être la meilleure voie pour familiariser l’esprit des jeunes citoyens à la réflexion. Le cours de philosophie n’est pas en effet un catéchisme ou une suite de topos, il est une réflexion à l’œuvre devant les élèves et a avant-tout valeur d’exemple. Mais le professeur n’est jamais aussi heureux et aussi certain d’avoir réussi sa mission que lorsqu’un élève lui oppose une objection qui va nourrir la réflexion commune à l’intérieur de sa classe. Et cela ne vaut pas seulement pour les très bons élèves des séries générales et issues de milieux culturellement favorisés. J’enseigne depuis 25 ans dans des classes de séries technologiques et j’ai pu vivre dans ces classes des expériences de réels dialogues philosophiques avec des élèves qui pourtant ne correspondaient pas aux normes de ce que l’on appelle couramment un bon élève.
Aussi, me semble-t-il qu’il faille pour continuer à démocratiser la philosophie défendre ardemment son enseignement en conservant l’esprit dans lequel il se pratique à l’intérieur du cadre de l’école républicaine. Ce qui ne signifie par bien évidemment qu’il faille rejeter toute forme d’évolution ou d’adaptation eu égard à l’évolution des publics avec lesquels les professeurs doivent travailler. La plupart d’entre eux sont d’ailleurs les premiers artisans de cette évolution car ils savent en général adapter leur cours à la singularité de la relation pédagogique à laquelle ils sont confrontés.
Quant à la question de la définition de la philosophie, il me semble que le premier travail du professeur de philosophie est de faire comprendre au fur et à mesure que l’année avance qu’elle est elle-même une question philosophique, c’est-à-dire une question problématique, et qu’il n’y a pas de définition définitive de la philosophie mais que celle-ci se définit par sa pratique.

par Eric Delassus - le 21 janvier, 2014


Qu’on ne s’y méprenne pas : ma recherche est une ardente défense de l’enseignement de la philosophie. Mais les meilleures défenses sont toujours des recréations et des actualisations, et jamais des statu quo qui enferment et « anachronisent » des acquis.
Il suffit de mettre le nez dans l’histoire et la sociologie de la discipline pour apprendre que le projet ne fut pas démocratique : c’est écrit et revendiqué comme tel par ceux qui ont pensé les formes de notre enseignement de la philosophie à la fin du 19e siècle (et jusqu’à la seconde guerre mondiale encore). A moins de croire que forme et fond sont radicalement indépendants (mythe de la philosophia perennis), il faut continuer à penser ensemble les meilleures formes possibles d’apprentissage de la philosophie.

A ce propos, j’en profite pour répondre à l’excellente question d’Hortense. Je ne suis pas relativiste, je me considère même comme rationaliste : ceci explique mon sous-titre. Non pas penser « le mieux possible » mais bien « le plus possible ». Si l’on est confiant dans les pouvoirs de l’argumentation et de la raison, le problème est juste de penser le plus possible ensemble. Le quantitatif est assumé, au sens où j’entends par « penser » une activité rationnelle. Dès lors, le problème est celui des conditions d’existence de ce geste spirituel. Comme disait Deleuze, pastichant Godard : « pas une idée juste, juste une idée ». Ce qui signifie : ne mettons pas la charrue avant les boeufs. Le problème du niveau médiocre de certains débats (à la télé, sur internet, etc.), c’est d’abord le fait que les gens ne pensent pas ensemble, ne s’écoutent pas. Ce ne sont pas des dialogues, ce sont des monologues de sourds.
La hiérarchie des idées bonnes et vraies émergent de manière immanente pendant l’exercice du dialogue (où tout le monde est sur un même pied d’égalité) et ne doit pas provenir des effets de titres ou de règles du jeu implicites et inégalement partagées pour des raisons purement sociologiques.

par Sébastien Charbonnier - le 24 janvier, 2014


Merci pour votre réponse ! Nous sommes alors parfaitement d’accord 🙂

par Hortense - le 24 janvier, 2014


Je peux comprendre la réaction de prof de philo et jusqu’à un certain point je suis d’accord avec le besoin d’une certaine hierarchie entre le prof et ses élèves. Mais philosopher à l’extérieur du scolaire mérite effectivement une approche moins hiérarchique, j’allais dire moins guindée. Si comme moi on vient à la philosophie sur le tard, à la retraite dans mon cas, on aurait souvent besoin d’un bon vulgarisateur pour percer l’hermétisme du vocabulaire de certains philosophes. Cela ne fait pas de nous des gens moins aptes à penser, à réfléchir, et à tirer bénéfice et plaisir à philosopher.
Je pense qu’une « démocratisation « de la philosophie aiderait à maintenir l’intérêt acquis en terminal mais aussi à susciter un nouvel intéret chez ceux dont le vocabulaire exprime moins bien la pensée, ce qui n’enleve rien à l’intéret de cette pensée.

Je nous souhaite à tous cette « démocratisation.

par Pico - le 28 janvier, 2014


EH bien oui, il est bon de philosopher après la terminale.. Mais il faudrait même commencer cet exercice avant, sous l’enseigne plus démocratique du parler vrai, et tolérant, du dialogue non pas unificateur et uniformisant, mais qui laisserait l’espace à l’originalité et a l’nnovation dans la pensée. Il manque une forme de pensée ludique, c

par Seyhan - le 15 mars, 2014


Pour pouvoir contrer une autre forme de pensée qu’on me laissera appeler j’espère, unique.

par Seyhan - le 15 mars, 2014


L’article est vraiment pertinent et utile sur le sujet. De très bonne qualité!

par Visiter page - le 20 mai, 2014


D’accord avec Sébastien : beaucoup ne savent plus s’écouter , on le voit tous les jours sur internet ou dans les médias audiovisuels . Peut-être les profs de philo en Terminale devraient-ils se donner pour objectif prioritaire d’enseigner l’excellence du dialogue socratique : si tes arguments réussissent à me convaincre , je n’ai pas  » perdu  » mais nous avons « gagné » tous les deux puisque nous avons progressé ensemble . Peut-être aussi leur apprendre à se méfier du  » bon sens « , lequel se résume trop souvent aux idées reçues. Bref , à oser penser  » selon leur propre entendement « , comme le leur enjoint Kant . En sachant , bien sûr , qu’on ne pense pas tout seul .

par Philippe Le Corroller - le 29 septembre, 2014


Bonjour,

Je vous signale mon livre paru chez Beya Éditions en 2013 : Défenseurs du Paracelsisme DORN DUCLO DUVAL. Vous y trouverez certainement de quoi piocher…

Bien cordialement.

par Pr S. Feye - le 25 octobre, 2014


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