Pour une politique du care
L’idée d’une « société du care » ne semble pas avoir reçu en France un accueil des plus favorables dans la mesure où elle a été comprise comme une tentative de mettre en place une politique d’assistanat essentiellement fondée sur des motifs d’ordre compassionnel et qui aurait pour conséquence d’entretenir la fragilité de ceux qui en seraient les bénéficiaires au lieu de les aider à développer leurs capacités.
Une telle manière d’appréhender l’éthique du care et les prolongements politiques qui peuvent en découler relève au mieux du contresens et au pire d’une caricature n’ayant d’autre but que de rendre plus aisée la critique. En effet, mettre en place une politique du care ne consiste aucunement à faire de notre société une communauté d’assistés irresponsables. Bien au contraire, il s’agit d’assumer notre vulnérabilité foncière de manière à prendre conscience de la responsabilité dont nous sommes tous détenteurs les uns envers les autres.
La vulnérabilité de tous
Mais peut-être est-ce à ce niveau que se situe la raison du rejet parfois épidermique que suscite l’idée d’une éthique et d’une politique du care chez beaucoup de nos concitoyens ? Pour adhérer à ce projet de société, il faut en effet commencer par admettre la vulnérabilité de chacun d’entre nous et remettre en question notre croyance en l’autonomie comme donnée fondamentale de notre condition. Une telle prise de conscience n’est certainement pas des plus faciles et constitue certainement pour beaucoup d’entre nous une blessure narcissique qu’il faut nécessairement dépasser pour mieux appréhender ce que signifie réellement une société du care.
Un tel dépassement nécessite donc que l’on éclaircisse les notions fondamentales de l’éthique du care auprès du grand public et que l’on montre en quoi les applications politiques qui peuvent en découler pourrait conduire à accroitre le sentiment de responsabilité des citoyens et permettre à la politique sociale d’être plus efficace en ne la réduisant pas à une simple assistance se limitant au versement d’allocations qui ne s’accompagnent d’aucun soutien envers les plus vulnérables d’entre nous[1].
Il convient tout d’abord de définir ce qu’est le care, qui ne se résume pas au soin comme on a trop souvent tendance à le penser. Si la plupart des auteurs qui traitent de ces question en France ont conservé le terme anglais c’est qu’il est en réalité difficilement traduisible dans la mesure où au delà du soin il désigne la sollicitude, l’importance accordé aux autres, le souci de contribuer à la consolidation du lien social. Joan Tronto l’une des principales théoriciennes d’une politique du care le définit d’ailleurs ainsi :
Une activité caractéristique de l’espèce humaine qui inclut tout ce que nous faisons en vue de maintenir, de continuer ou de réparer notre «monde» de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde inclut nos corps, nos individualités (selves) et notre environnement, que nous cherchons à tisser ensemble dans un maillage complexe qui soutient la vie[2].
La fiction d’une autonomie primordiale
L’idée de réparation à laquelle fait référence ici Joan Tronto est intéressante dans la mesure où elle évoque à la fois l’idée de fragilité, mais aussi l’idée d’une nécessaire consolidation des relations que nous entretenons les uns avec les autres dans la société. Autrement dit, une politique du care défend une conception de la société reposant sur l’indispensable solidarité qu’implique notre vulnérabilité foncière. Ce point est fondamentale dans la philosophie du care parce qu’il renvoie à ce qui l’oppose au néolibéralisme ainsi qu’à la plupart des théories contractualistes de la justice qui ne conçoivent l’homme qu’en termes d’autonomie. Or, c’est précisément cette fiction d’une autonomie primordiale que remet en cause le care en recourant à la notion de vulnérabilité. Notion dont il faut également préciser le sens car elle pourrait également porter à confusion.
Dire que nous sommes tous vulnérables, ce n’est pas simplement affirmer que nous sommes tous fragiles et en profiter pour mieux s’apitoyer sur notre sort. C’est constater que nous sommes tous dépendants les uns des autres et que nous avons tous, quelle que soit la position que nous occupons dans la société, besoin les uns des autres pour nous affirmer et nous épanouir. Et je citerai à nouveau une remarque de Joan Tronto qui illustre assez bien le sens qu’il faut donner à ce terme :
Un employé de bureau ne se sent pas vulnérable face à l’agent d’entretien qui, chaque jour, enlève les déchets et nettoie les bureaux. Mais si ces services devait cesser, la vulnérabilité de l’employé se révélerait[3].
Comprise en ce sens la notion de vulnérabilité ne concerne pas seulement certaines périodes de la vie, celles durant lesquelles nous sommes particulièrement dépendants (grand âge, maladie), ni des situations limites qui ne touchent que certains d’entre nous parce qu’ils sont victimes d’accidents de la vie (handicap) ou qu’ils n’auraient pas fait les bons choix et se seraient mis en situation d’échec (précarité sociale). La vulnérabilité est ici pensée comme une caractéristique essentielle de la condition humaine qui nécessite que nous nous sentions tous responsables les uns envers les autres et que nous apportions par notre travail, mais aussi par toutes autres types d’activités (dans le cadre associatif par exemple), le soutien nécessaire dont chacun a besoin. C’est pourquoi une société du care ne serait pas divisée en deux catégories, d’un côté les bénéficiaires et de l’autre les dispensateurs de care.
Le care, puissance politique et non simple compassion sociale
Dans une telle société chacun a à jouer les deux rôles et la fonction de la puissance publique consisterait justement à mettre en place des dispositifs de soutien pour que les plus vulnérables puissent développer ce que l’économiste Amartya Sen et la philosophe Martha Nussbaum[4] nomme « capabilités », c’est-à-dire ce qu’un individu est capable de faire et d’être. C’est pourquoi envisagée de la sorte une politique du care ne se réduirait pas à un pur et simple assistanat, mais bien au contraire s’efforcerait de donner à chacun la puissance nécessaire de développer tout ce qu’il y a en lui de positif et de créatif.
Elle nécessiterait bien évidemment la mise en place de structures d’accueil pur les plus âgés et les plus déficients, mais elle concernerait aussi tous ceux qui se trouvent pour une raison ou une autre dans une situation qui pourrait nécessité un accompagnement pour retrouver une estime de soi perdue, se réinsérer socialement et développer les compétences qu’ils ne sont pas parvenus jusque là à mettre en valeur. Ce ne sont pas seulement les individus qui font la société, c’est aussi la manière dont cette société est organisée et le type de représentation du rapport de soi aux autres qu’elle véhicule qui contribuent à ce que les individus développent ou non certaines capacités.
Une telle politique pourrait donc se traduire par un réel accompagnement des demandeurs d’emploi pour construire avec eux un projet, envisager une formation, éviter qu’ils ne perdent tout lien avec le monde économique et social. Mais cette politique pourrait également passer par une aide auprès des parents ayant besoin d’un soutien pour développer leurs compétences éducatives ou des familles surendettées nécessitant une aide dans la gestion de leur budget. Toutes ces dispositions existent déjà, mais gagneraient à être développées et valorisées en ayant à l’esprit qu’au lieu de représenter un coût pour la société, elles peuvent aussi être considérées comme un investissement permettant un retour en termes de développement humain et de production de richesses sociales et économiques.
Prendre soin les uns des autres n’est pas un luxe, mais une nécessité politique, sociale et économique. Il faut donc que sortent de l’ombre tous ceux et celles qui exercent des professions relevant du care (service à la personne, santé, éducation,…) car nous devons prendre conscience qu’ils sont tout autant, sinon plus, que les producteurs de biens de consommations, les piliers de notre société.
Comme je l’ai souligné dans un travail récent[5] et comme le souligne également Fabienne Brugère[6], une éthique et une politique du care, relèvent plus d’une philosophie de la puissance au sens spinoziste du terme que d’une démarche purement compassionnelle qui maintiendrait les personnes dans la faiblesse et la sujétion.
Pour aller plus loin sur le care :
- Brugère Fabienne, L’éthique du care, PUF, 2011.
- Delassus Eric, L’éthique du care – vulnérabilité, autonomie, justice
- Delassus Éric, Puissance et vulnérabilité, pour un care spinoziste
- Garrau Marie et Le Goff Alice, Care, justice et dépendance – Introduction aux éthiques du Care, PUF, 2010.
- Giligan Carol, Une voix différente, Préface par Sandra Laugier et Patricia Paperman, Flammarion, 2008.
- Molinier Pascal, Laugier Sandra, Paperman Patricia (dir.), Qu’est-ce que le care ?, Payot, 2009.
- Nussbaum Martha C., Capabilités – Comment créer les conditions d’un monde plus juste ?, Traduit de l’anglais par Laurence Chavel, Climats, 2012.
- Tronto Joan, Un monde vulnérable, pour une politique du care, La Découverte, 2009
[1] Pour ce qui concerne la question du soutien nécessaire à apporter aux individus lire le livre de Fabienne Brugère : La politique de l’individu, La république des idées, Seuil, 2013.
[2] Joan Tronto, « Care démocratique et démocratie du care », in Qu’est-ce que le care ?, sous la direction de Pascal Molinier, Sandra Laugier, Patricia Paperman, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 2009, p. 37.
[3]Joan Tronto, Un monde vulnérable, pour une politique du care, La Découverte, 2009, p.181.
[4] Martha C. Nussbaum, Capabilités – Comment créer les conditions d’un monde plus juste ?, Traduit de l’anglais par Laurence Chavel, Climats, 2012.
[5] Éric Delassus, Puissance et vulnérabilité, pour un care spinoziste, https://www.academia.edu/5641110/Puissance_et_vulnerabilite_-_Pour_un_care_spinoziste
[6] « Elle (l’éthique du care) réactualise, en ce sens, le conatus spinoziste, puissance d’agir qui n’est rien de substantiel ni de souverain et peut être fait comme défait dans son rapport aux autres. . », Fabienne Brugère, L’éthique du care ?,P.U.F., Que sais-je ?, Paris, 2011, p. 40.
Docteur en philosophie, Eric Delassus est professeur agrégé de philosophie au lycée Marguerite de Navarre à Bourges. Il est entre autres l'auteur de De l’Éthique de Spinoza à l’éthique médicale (Presses Universitaires de Rennes, 2009) et anime le site internet de philosophie http://cogitations.free.fr. Suivre sur Twitter : @EDelass
Commentaires
Certes, nous sommes tous vulnérables ! Mais disons le : nous ne le sommes pas tous autant ! C’est en miroir de l’autonomie propre de l’individu : le degré d’autonomie n’est pas le même pour tout le monde. Du coup, à la fin, les mesures que vous proposez ne sont guère différentes de classiques mesures sociales et donc d’une forme d’assistanat ! Ce qui est peut être pas si mal d’ailleurs !
par Hani Salaam - le 23 janvier, 2014
Le fondement doctrinal de cette théorie est délétère et enfermé dans un monde arbitraire issu de pensées morbides qui ne tiennent pas compte de l’inexistence du temps et du déroulement univoque d’une étincelle de vie plus éphémère qu’une bulle de savon ! Continuez à vaticiner sur les bulles de savon qu’eructent vos esprits qui patinent dans le vide et ne cherchez pas à empoisonner ce qui tous les jours les mains dans le cambouis servent des parasites dans votre genre…
par Cannac - le 24 janvier, 2014
Cher Monsieur, un grand merci pour ce bel article, particulièrement stimulant. Le commentaire précédent d’un certain Cannac m’étonne. Pourquoi tant de haine ? Je l’ignore, mais c’est bien dommage … c’en est presque triste.
par Hortense - le 24 janvier, 2014
Merci pour cet excellent article, qui présente de manière très claire et synthétique l’éthique du care et son application au quotidien, de manière très concrète, ce qui m’est particulièrement cher. Ce que j’ai lu jusqu’à présent sur le care était très théorique, et vous proposez au contraire une série d’actions à entreprendre dans la vie de tous les jours pour mettre en pratique l’éthique du care.
par Maël Goarzin - le 24 janvier, 2014
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par Éthique du care | Pearltrees - le 30 mars, 2014
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par iPhilo » Avec Judith Butler, la vulnérabilité comme ressource politique - le 29 novembre, 2017
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