Vivons-nous les temps de la fin du soldat ?
Le soldat ne fait plus rêver, il n’est plus un modèle pour la jeunesse. Notre époque – dans ce cap de l’Asie qu’est l’extrême ouest européen – se singularise par rapport à toutes les autres époques et à la plupart des civilisations par ce trait : le soldat n’y occupe plus une place centrale, sacrée, vénérable, dans l’imaginaire collectif. Il n’est plus objet de désir. Plus personne n’écrirait comme Hugo : « J’aurais été soldat si je n’avais été poète ». Les familles ne souhaitent plus la carrière des armes pour leurs fils : le prestige de l’uniforme s’est fané, la nation et la patrie sont désaimées, la relation au sacrifice et à la mort s’est radicalement reconfigurée au cours des dernières décennies. Au-delà de la fin du soldat, nous vivons les temps du soldat impossible.
Qui se met en quête des raisons de cette désaffection rencontrera l’assomption des valeurs féminines, le règne symbolique de la femme dans l’univers occidental, la pathologie de la repentance et la maladive honte d’être soi qui placent l’Europe, et tout singulièrement la France, dans le mouroir de l’Histoire, sans oublier l’ombre portée du nazisme. Le nazisme e eu pour effet à long terme de rendre la guerre, les armées, les valeurs guerrières, les drapeaux et les uniformes insupportables. La reductio ad hitlerum que fustigeait Leo Strauss touche bien plus que les arguments : elle délégitime les choses, en particulier la chose militaire. C’est pourtant la guerre, et non le pacifisme, qui a triomphé du nazisme ! Ruse de l’Histoire : le pacifisme, qui n’a lutté ni contre le nazisme ni contre le stalinisme, pourrait remercier le nazisme d’avoir dévalorisé à son insu la guerre.
Le soldat a été tué par le mot de passe et passe-partout contemporain : les valeurs. Quand le sens s’est enfui, quand toute morale s’est évanouie, quand principes et fins sont tombés en décrépitude, le concept de valeur s’impose pour masquer le vide. Quand plus rien ne vaut, on ne parle plus que de valeurs ! Le soldat tuait et mourait pour des objets d’amour, auxquels il se donnait à la vie à la mort, éperdument : la France, la nation, la patrie, l’Empereur, le roi. Il est à remarquer qu’il s’agit là d’êtres, certes fictifs, et non de valeurs, c’est-à-dire d’idées. Aujourd’hui on propose au soldat, à cette fonction qui porte encore ce nom, de se battre pour les droits de l’homme, la démocratie, l’humanitaire, bref on fait de lui un militant. Le soldat a été remplacé par le militant armé des droits de l’homme. Par quoi la nation et la patrie ont-elles été remplacées ? Par des valeurs. Par des idéologies.
Les valeurs sont synchroniques quand les êtres comme la nation et la patrie sont diachroniques. La nation s’enracine à la fois dans le passé et dans la terre, sans manquer de dessiner un avenir. Sa dimension charnelle, elle dont la peau des hommes et les rides de la terre sont la chair, ne doit échapper à personne. Le discours sur les valeurs – on réécrit l’Histoire en clamant que les soldats de 14 et ceux de la guerre de la guerre d’Algérie sont morts pour des valeurs, alors qu’ils sont morts pour la France – exprime le présentisme, l’enfermement dans la prison du présent, dans la mesure où il refuse de regarder la dimension diachronique de l’engagement militaire. Il est un bâillon posé sur l’âme du soldat autant que sur celle de la nation, leur imposant le discours de l’idéologie : vous vous battez pour des idées, pas pour la France. Ainsi, cette substitution de la valeur à la nation rend-elle compte d’un abandon du passé, d’un délaissement qui ne parvient pas à masquer un rejet.
La fin du soldat, son remplacement par un militant armé d’Etat et en uniforme, s’inscrit dans une pathologie sociale plus large : le rejet de l’héritage. Le soldat est désaimé, le soldat est méprisé, le soldat est marginalisé, parce que son uniforme rappelle le temps long et ses exigences. Un instant, brigands de pensée, volons un mot à Renaud Camus, celui d’inhéritier. L’Armée et l’Ecole sont deux institutions sœurs, les deux institutions d’héritage ; le soldat et le professeur sont frères parce que tous deux ils sont des passeurs d’héritage ; la crise de l’Armée et la crise de l’Ecole sont la même crise, peut-être mortelle, issue des tentatives d’utiliser ces institutions à la fabrication d’hommes tout opposés à ceux qu’elles étaient supposées engendrer : des inhéritiers.
Les mots restent, les choses qu’ils recouvrent changent donnant l’illusion de la permanence. Penser le soldat est, du côté des philosophes, chose encore plus rare que penser la guerre. Pourtant, rien n’éclaire autant sur les mutations des sociétés présentes, sur leurs dérives pathologiques, sur les transformations des régimes d’anthropofacture (de fabrication des hommes), que l’application à la chose guerrière du concept de valeur, que le remplacement du soldat par le militant des droits de l’homme, que la fabrication des inhéritiers, que le dispositif imaginaire qui rend le soldat impossible.
Le philosophe Robert Redeker, chroniqueur d’iPhilo, vient de publier Le soldat impossible aux éditions Pierre-Guillaume de Roux.
Robert Redeker est un philosophe et écrivain français né en 1954. Agrégé en philosophie, il est chercheur au CNRS. Il est membre du comité de rédaction de la revue Les Temps modernes et de la revue Des lois et des hommes. Parmi ses ouvrages, nous vous conseillons Egobody : La fabrique de l'homme nouveau aux éditions Fayard (2010) et L'Emprise sportive aux éditions François Bourin (2012). Suivre sur Twitter : @epicurelucrece
Commentaires
D’accord avec votre constat, quoiqu’il ne faille peut-être pas le regretter aussi fortement, la nostalgie n’apportant rien de bon. La question est plutôt celle des possibilités que nous avons aujourd’hui dans la mesure où nous ne disposons plus des voies classiques du soldat pour nous faire entendre dans le monde. L’exemple ukrainien le montre bien : Vladimir Poutine avance les pions du « soldat possible » car il sait bien que l’Occident ne peut pas se permettre d’avancer militairement en Ukraine face à la Russie, le Etats-Unis compris. Il faut donc que notre pouvoir s’exprime autrement au risque que la Russie dicte ses volontés sur la scène internationale, comme ça a été le cas en Géorgie, en Syrie et aujourd’hui en Ukraine. La professionnalisation du soldat – voire sa privatisation comme en Afghanistan – n’est pas forcément une mauvaise chose par ailleurs dans la mesure où les menaces que nous connaissons aujourd’hui sont moins des menaces interétatiques que des menaces terroristes infraétatiques. Après, nous pouvons toujours regretter en notre âme et conscience la disparition de l’imaginaire du soldat, mais c’est à mon avis une réalité irréversible dans nos démocraties occidentales.
par A. Terletzski - le 4 mars, 2014
Certes, ne cédons pas à la nostalgie des « empires » guerriers. Néanmoins, il me semble que mr Redeker regrette plus l’errance d’une jeunesse « désocialisée »: c’est à dire socialement déterminée à son droit individuel au bonheur sans l’équilibre d’un devoir collectif. Ainsi, le soldat reste un bon exemple de l’abnégation de l’individu envers « l’autre » quand les communautarismes individualisantes s’amplifient! Malgré l’engagement de l’armée francaise dans tous les conflits majeurs, rappelons tout de même que le statut de soldat, en France, n’est pas celui du citoyen ni celui que Platon a proposé dans La République. Si le soldat francais meurt encore pour son pays, il souffre desormais de son invisibilité… et de sa paupérisation: il suffit de s’interesser aux réformes militaires de ces dernieres années pour s’en apercevoir! Gardons nous toutefois de regarder le monde d’un œil anthropocentriste. Le désamour des français pour leur armée n’est pas celui des anglo-saxons et ne trouve écho que dans le désamour de la jeunesse (sentiment né de leurs parents à la fin des 30 glorieuses) envers leur nation. Enfin, comme le montre mr Redeker, en pensant le soldat d’ici et de maintenant, l’inexistence d’idées concrètes derrière des « valeurs » politiquement correctes est symptomatique d’un mal sociétal généralisé où la jeunesse, esseulée, peine à se forger un espoir civil ou divin. En résumé, quelques soient les utopies du « beau », l’effacement d’une individualité sociale (État Nation) au profit d’un communautarisme individualiste (État de communautés) permet-il encore de croire à la défense (militaire, économique et sociale) des intérêts de l’ensemble des français dans un contexte international différent mais tout aussi violent qu’auparavant?
par J. Blondel - le 5 mars, 2014
N’est-ce pas assimiler le soldat en général au soldat issu de la Révolution française, càd de la conscription, que l’on retrouve ds les soldats de la Grande Armee puis bien sur de la Grande Guerre. Or, historiquement, et nous y revenons, les soldats sont bien des professionnels en uniforme. Pensons aux mercenaires de l’Ancien Régime qui servaient les plus offrants. Ne peut-on se réjouir de la fin (croisons les doigts en ce moment) des guerres inter étatiques ? D’autant que dans nos armées professionnelles, les valeurs du soldat ont été conservees et participent activement à l’intégration des populations issues de l’immigration notamment.
par Hani Salaam - le 5 mars, 2014
» Si tu veux la paix, prépare la guerre » . Certes, le premier terrain de la guerre, aujourd’hui, c’est l’économie . Et les affrontements armés s’éloignent d’autant plus que les économies s’imbriquent les unes dans les autres . Ainsi Poutine a besoin de vendre son gaz, l’Allemagne et ses voisins ont besoin de le lui acheter : d’évidence, la route de la paix en Ukraine passe par les bureaux de Gazprom et par Berlin . Reste que la diplomatie consiste toujours, également, à montrer sa puissance militaire, pour ne pas avoir à s’en servir. Or que pèse l’armée ukrainienne face aux 840.000 hommes que peut aligner Poutine ? Et l’Europe, direz-vous ? Elle fait ce qu’elle peut…et elle peut peu ! Elle ne s’est pas dotée d’une politique étrangère commune , ni, à fortiori, d’une armée européenne. Mais comment l’aurait-elle pu alors que ses opinions publiques sont depuis longtemps démobilisées par l’abandon de la conscription nationale ? Nous avons ainsi forgé une génération qui ne se sent pas impliquée dans sa propre défense, qu’elle a déléguée à des professionnels. Et nous considérons la mort du soldat au combat comme un accident du travail ! Nous avons fabriqué des citoyens immatures, qui ne se sentent pas responsables de leur propre destin. Ne venons pas aujourd’hui nous plaindre de notre impuissance .
par Philippe Le Corroller - le 6 mars, 2014
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