La politique de l’individu
En 2013, la philosophe Fabienne Brugère, professeur à l’Université Michel de Montaigne à Bordeaux a publié aux éditions du Seuil l’essai La politique de l’individu. Elle a répondu aux questions d’iPhilo sur les individus d’aujourd’hui.
iPhilo : N’y a-t-il pas un paradoxe à parler à la fois d’autonomie et de vulnérabilité des individus ?
FB : Tout dépend de ce que l’on entend par l’autonomie et la vulnérabilité. Nous simplifions souvent l’autonomie pour en faire une injonction. Soit, nous disons aux enfants ou aux adolescents : « sois autonome ! », leur rappelant une indépendance qu’ils doivent acquérir sans nous soucier du caractère non linéaire du développement, de leurs capacités propres et de la complexité de certaines situations. Soit, nous attendons des adultes une autonomie sur le mode du « sois performant ! » ou « sois productif ! », impératif qui ne tolère aucune panne, aucun arrêt, aucun mode de vie alternatif. Or, nous ne sommes pas autonomes à tout moment. Et, même comme idéal de vie, je ne suis pas sûre qu’il faille parler d’autonomie : le sens à donner à son existence, une certaine discipline de soi et l’ouverture aux autres sont des idéaux à revaloriser aujourd’hui. En fait, on s’autonomise dans une situation donnée ou des conditions d’existence qui nous rendent plus ou moins vulnérables. Nous sommes porteurs de vulnérabilité à cause de ce que les autres et le monde peuvent nous faire aussi bien d’un point de vue vital (la maladie), que d’un point de vue environnemental (la catastrophe) ou social (le chômage). La vulnérabilité oblige à un usage non simplifié et non mystificateur de l’autonomie.
iPhilo : Pour viser la réalisation de soi des individus, les politiques sociales à la française, qui donnent à chacun les mêmes choses, sont-elles le bon modèle ?
FB : Ces politiques sociales basées sur la prestation donnent-elles vraiment à chacun la même chose ? Je n’en suis pas sûre car de nombreuses situations n’entrent pas dans les grilles de ces politiques, d’où l’importance toujours de nouveaux droits.
Il y a, de toute façon, plusieurs niveaux à distinguer. L’importance de l’Etat social est à réaffirmer. Mais cet Etat est aussi à reconstruire car beaucoup de Français ne perçoivent plus ce qu’il porte collectivement en termes de solidarité, d’assurance contre les risques de la vie et de conception d’un service public. Si l’on prend la question des retraites, ce qui a échoué, ce n’est justement pas le fait de donner à tout le monde la même chose, mais l’élaboration de nombreux régimes spéciaux. De la même manière, ce qui fait l’inégalité dans l’impôt, ce sont les niches fiscales et autres exceptions. L’Etat français fonctionne à travers des statuts, des intérêts, des partages qui mettent à mal sa vocation universelle.
Dans une société d’individus qui échappe de plus en plus aux classifications (le caractère volatile de l’électorat, ces bonnets rouges qui regroupent des intérêts divergents, ces intégristes chrétiens et musulmans qui se retrouvent), les politiques sociales elles-mêmes doivent cesser de fabriquer des identités qui conditionnent les aides. De ce point de vue, l’Etat ne saurait faire seul mais avec l’expertise de la société (des associations, par exemple, ou des ONG) et avec les territoires et leur diversité. Les situations sont très complexes, très diverses et les individus ont besoin de politiques de soutien qui, faisant avec leurs capacités, leur permettront de renouer avec une activité, un lien social, une envie de vivre ou de s’investir dans tel ou tel projet. L’Etat français doit se réconcilier avec la société pour promouvoir des politiques de soutien aux individus par lesquelles les activités et les inventions – collectives et pas seulement individuelles – sont privilégiées.
iPhilo : Moins d’Etat et plus de société civile pour reconstruire le lien social ?
FB : Non, mais un autre Etat et une autre société civile. L’Etat a façonné presque toutes nos sphères de vie en France : le domaine régalien bien sûr mais aussi l’éducation, la santé ou la culture. Il est omniprésent et a longtemps fonctionné comme l’instance motrice de la transformation du pays. Aujourd’hui il y a toutefois une sorte de panne : un Etat social qui peine de plus en plus à être efficace face aux nouvelles formes de précarité, d’exclusion, de familles, etc. ou encore un ministère de la santé qui n’arrive pas à maintenir un système de soin égalitaire.
Pour se transformer, l’Etat doit être à l’écoute de la société, de ses acteurs et de la valeur d’usage qu’ils déploient. Ecouter, apprendre, rendre visible les actions novatrices et ensuite décider.
Avec un enjeu : comment mobiliser aujourd’hui une société civile qui n’écoute plus la classe politique et dont une partie, certes minoritaire mais bien organisée, se réfugie dans différentes formes d’extrémismes et de sectarismes ?
Professeur de philosophie à l'Université Michel de Montaigne Bordeaux-3, elle est également Présidente du Conseil de développement durable de Bordeaux depuis 2008. Elle a publié de nombreux ouvrages, dont Le Sexe de la sollicitude (Seuil, 2008), un Dictionnaire politique à l'usage des gouvernés (Bayard, 2012, avec Guillaume le Blanc) et La politique de l'individu (Seuil, 2013).
Commentaires
[…] Entretien avec la philosophe Fabienne Brugère. Comment mobiliser aujourd’hui une société civile qui n’écoute plus la classe politique et dont une partie, certes minoritaire mais bien organisée, se réfugie dans différentes formes d’extrémismes et de sectarismes ? […]
par La politique de l’individu | Universit&ea... - le 3 avril, 2014
c’est intéressant, il faudrait que Madame Brugère ait des responsabilités car elle ne semble pas prête à abandonner sa responsabilité morale sous prétexte de préserver une pseudo responsabilité « politique » qui n’est qu’une forme de renoncement servile.
par Geslot - le 5 avril, 2014
Je ne connaissais pas, et j’adore !!! Je pense que l’universalité d’une réflexion, ici la vulnérabilité et l’autonomie, est incroyablement aboutie car j’ai fait le rapprochement avec ma vie perso sans penser un instant qu’il s’agissait d’un débat politique.
par David - le 25 octobre, 2014
Si » la société civile n’écoute plus la classe politique « , comme vous l’écrivez , n’est-ce pas la faute de cette dernière ? L’Assemblée Nationale ne représente pas le pays réel , avec ses entrepreneurs , ses cadres , ses ingénieurs , ses ouvriers , ses commerçants , ses artisans , ses agriculteurs . Elle est constituée d’ une caste issue soit du militantisme , soit , le plus souvent, de la Fonction publique , via Sciences-Po et l’ENA . Caste déconnectée de la réalité , qui n’a jamais mis les pieds dans une entreprise et ne connait de l’économie réelle , dans le meilleur des cas , que ses cours de l’ENA . Caste qui fonctionne en connivence avec une haute administration issue des mêmes écoles . C’est bien l’autisme et l’arrogance de ces « élites » auto-proclamées qui provoquent l’extrémisme que vous dénoncez , à juste titre . Rien ne sera possible en France tant que l’on n’aura pas rénové cet aberrant système , de fond en comble . D’une part, en exigeant des fonctionnaires se risquant dans la vie politique qu’ils démissionnent de l’Administration : ainsi n’aurons-nous que la crème de la crème de cette dernière , plutôt que des bateleurs d’estrade . D’autre part, en favorisant l’arrivée à l’Assemblée de représentants de haut niveau du monde de l’entreprise . Pour l’instant , je n’entends que Bruno Le Maire , à droite , réclamer cette rénovation .
par Philippe Le Corroller - le 27 octobre, 2014
Bonjour,
Nous avons,
Subissons, les politiques
Que nous élisons,
Que nous méritons.
Nous ne votons que pour nos intérêts, nos privilèges, nos habitudes ;
par lâchetés.
Dans tous les camps retranchés : – « surtout ne changeons rien »
Et de se plaindre : quelle tristesse !
par philo'ofser - le 28 octobre, 2014
[…] La politique de l’individu. En 2013, la philosophe Fabienne Brugère, professeur à l’Université Michel de Montaigne à Bordeaux a publié aux éditions du Seuil l’essai La politique de l’individu. Elle a répondu aux questions d’iPhilo sur les individus d’aujourd’hui. iPhilo : N’y a-t-il pas un paradoxe à parler à la fois d’autonomie et de vulnérabilité des individus ? […]
par Une politique de l'individu | Pearltrees - le 10 février, 2016
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