La voie de la violence est-elle sans issue ? A propos du film « Night moves »
En réponse à la question d’une journaliste, Kelly Reichardt, la réalisatrice de Night moves, rejette le terme de « terrorisme » et lui préfère la notion d’ « action directe » pour désigner la philosophie des trois protagonistes de son film. La plupart des critiques parlent cependant d’ « éco-terrorisme » pour désigner la mouvance dont se réclament les trois activistes – justiciers amateurs, ils fomentent un attentat visant la destruction d’un barrage hydraulique jugé responsable de l’extermination de milliers de… saumons !
Or ce terme d’ « éco-terrorisme », désormais d’usage courant, peut être discuté. Comment pourrait-on être à la fois terroriste et écologique ? Tout dépendra évidemment de la définition que l’on voudra donner de la notion de « terrorisme » ; or les approches de ce concept varient du tout au tout selon le point de vue auquel on se place. Pour l’Etat de droit, dont on sait qu’il se définit lui-même comme « possédant le monopole de la violence légitime » (Weber), toute activité illégale visant la destruction de personnes ou de biens à des fins politiques ou sociales sera dite « terroriste » – on se prévaut ici d’une compréhension particulièrement floue et extensive de ce terme ! Pourtant les analyses théoriques nous apprennent que le terrorisme, extrémisme des moyens plutôt que des fins, repose sur un certain nombre de caractères qui l’éloignent radicalement des luttes violentes traditionnelles telles par exemple que les guerres de libération ou les processus révolutionnaires. Pour dire vite, le « terrorisme » est un « laboratoire de la peur » qui tente de provoquer un effroi irrationnel portant la promesse de bouleversements profonds des mentalités puis, par voie de conséquence, des structures sociales. Pour produire cette terreur supposée salvatrice, le terrorisme opère à l’aveugle, usant de moyens de mort indiscriminés, touchant n’importe qui, n’importe où, n’importe quand. Bref, le terrorisme, qui ne saurait se définir ni par ses objectifs explicites ni par ses actes – le type de destructions opérées – ni même par la combinaison de certains objectifs et de certains moyens, met en jeu un type de violence bien spécifique caractérisée, in fine, par la négation des principes politiques (démocratiques) et moraux (autonomie et dignité des acteurs) qui en constituaient pourtant les enjeux et motivations initiales.
C’est ici que se situe l’ambiguïté perturbante du film de Kelly Reichardt. L’idéologie dont se réclament les deux jeunes activistes – le troisième personnage est plus trouble – est celle du Earth Liberation Front, organisation écologique née en 1992 au Royaume-Uni, aujourd’hui internationalisée, et de fait, classée « terroriste » par le FBI depuis mars 2001. Or cette organisation se présente explicitement comme non violente. Elle prône une « action directe » (sabotage, destruction de biens, etc.) dans le but précis de faire cesser la destruction de l’environnement et de préserver la planète. Mais elle demande en même temps à ses militants de prendre toutes les précautions nécessaires « pour ne blesser aucun animal humain et non humain ». Donc l’action dite « directe » peut se vouloir « non-violente ». Qualifier de « terroriste » ce type de directives et de projets me parait donc inapproprié, sauf à tenir pour terroriste toute action destructrice des biens et des intérêts d’autrui – auquel cas les grandes firmes internationales telles que Total ou BP devraient illico tomber sous le coup des Tribunaux Internationaux comme le fait justement remarquer la réalisatrice Kelly Reichardt. Bref, ces jeunes héros ne sont ni terroristes, pas même « violents », en tout cas au départ , si la violence repose toujours sur une absence de pensée conduisant à intervertir moyens et fins au point de perdre les objectifs d’actions dont la raison d’être s’évapore automatiquement en cours de route.
Ce que le film raconte, c’est la dérive criminelle de jeunes gens idéalistes – ils nous sont présentés comme tels. La « malignité », nous avertit le philosophe Kant, n’est pas la méchanceté, et l’irresponsabilité ou même le crime ne sont pas incompatibles avec l’existence d’une « volonté généralement bonne ». Ici le passage d’une violence initialement politique à une logique d’action terroriste se traduit par une inversion et même un retournement spectaculaire, quoique prévisible, d’une douteuse innocence en irresponsabilité radicale. Ce type de processus a déjà été mille fois évoqué : les aventures transgressives clandestines, ici « écologiques », ailleurs fondamentalistes ou sectaires, aimantent naturellement des personnalités fragiles, voire psychologiquement inconsistantes comme l’est au plus haut point le Josh du film. La dynamique délétère de l’intrigue est donc logique, l’issue, aussi tragique que dérisoire, prévisible. Le propos de la réalisatrice peut néanmoins sembler, pour finir, désolant au-delà de toute attente. L’action raisonnablement justifiée en faveur d’une cause valide semble vouée à l’échec pour des raisons intrinsèques et donc irrémédiables. Le verdict est sans appel : libres de rejeter un modèle de société insupportable, inhumain et non viable, les jeunes radicalisés foncent néanmoins tête baissée dans un projet politiquement inconsidéré, voire inepte.
Parce que la liberté entraîne la double possibilité de nous sauver – en posant des fins non pas idéologiques, mais politiques – et de nous perdre – en cédant au vertige d’un usage illimité de notre pouvoir d’action comme destruction, elle demeure, selon l’ heureuse formule de Cioran, un « principe éthique d’essence démoniaque » (Précis de décomposition).
Regarder l’interview de Kelly Reichardt sur Allociné.
Professeur agrégée de philosophie, Laurence Hansen-Love a enseigné en terminale et en classes préparatoires littéraires. Aujourd'hui professeur à l'Ipesup, elle est l'auteur de plusieurs manuels de philosophie chez Hatier et Belin. Nous vous conseillons son excellent blog hansen-love.com ainsi que ses contributions au site lewebpedagogique.com. Chroniqueuse à iPhilo, elle a coordonné la réalisation de l'application iPhilo Bac, disponible sur l'Apple Store pour tous les futurs bacheliers.
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