L’innovation destructrice
Nous publions avec l’aimable autorisation de son auteur et celle des éditions Plon les bonnes feuilles de son dernier ouvrage L’innovation destructrice, dans lequel Luc Ferry adapte à la mondialisation d’aujourd’hui l’expression de « destruction créatrice » de l’économiste Schumpeter.
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Dans les années qui viennent, (…) ce sont plusieurs mutations technologiques gigantesques qui se profilent. A vrai dire, elles sont déjà en marche, mais nous les discernons mal, faute de percevoir encore à quoi elles vont servir. Leurs retombées seront pourtant colossales, tant sur le plan économique que dans nos existences quotidiennes : il s’agit d’abord des biotechnologies et des nanotechnologies, qui vont bouleverser notre approche de la mort et de la maladie, mais aussi de l’informatique et des sciences cognitives : face à ces mutations technologiques, qui auront au début des impacts négatifs sur le plan social, deux attitudes se dessinent. Celle des théoriciens de la « décroissance » et, plus généralement, de tous ceux qui voudront conserver les structures passées, les « avantages acquis », et qui seront balayés par l’histoire ; celle de l’adaptation aux logiques nouvelles qui seule nous permettra d’en profiter, de vivre mieux, plus libres et plus longtemps, mais qui demandera des efforts considérables et qui produira aussi, pour certains, pour ceux qui seront laissés pour compte, des effets particulièrement désespérants.
Voilà pourquoi il s’agit enfin de comprendre que ce n’est pas une simple « crise » momentanée que nous vivons, mais une révolution permanente qui ouvre des perspectives sans doute enthousiasmantes pour ceux qui « gagneront », mais infiniment angoissantes pour les autres, pour ceux qui sont attachés à leur petit espace de vie, à leur pré carré, à leur coin de province ou à leurs statuts en voie d’extinction, et qui, on peut et doit le comprendre, ne perçoivent que les effets délétères du capitalisme dans leurs existences bouleversées.
La « dépossession démocratique » et la montée de l’impuissance publique
Mais il faut aller plus loin encore dans l’analyse des effets contrastés, indissolublement positifs et négatifs, de ce processus incessant d’innovation : car il n’est pas seulement déstabilisant sur le plan économique et social pour toute une partie de la population, mais il possède aussi, sur un plan philosophique et moral, une particularité redoutable, à savoir qu’il est par nature dénué de sens.
Dans le monde capitaliste en effet, l’histoire mondiale, la Weltgeschichte dont parlaient Hegel et Marx, n’avance plus guidée et pour dire « aspirée » par la représentation d’une fin, d’un grand dessein, comme on pouvait encore le penser ou à tout le moins l’espérer au temps des Lumières, de la Révolution française ou encore de la IIIe République, mais nous avançons irrépressiblement poussés par la logique anonyme, mécanique, automatique et aveugle de l’innovation pour l’innovation. Pour l’entrepreneur qui doit s’adapter sans répit à une concurrence désormais mondiale, l’innovation tous azimuts n’est pas une perspective pleine de sens, un grandiose projet de civilisation, mais un cahier des charges, une nécessité absolue, un impératif vital. Comme une espèce animale qui ne s’adapte pas est « sélectionnée » dans le monde de Darwin, une entreprise qui n’innove pas sans cesse est vouée à disparaître, à être avalée par le voisin.
Il ne s’agit plus de viser la liberté et le bonheur, de travailler au progrès humain, comme un philosophe du XVIIIe siècle pouvait encore le croire, mais tout simplement de survivre, de se battre et de « gagner » dans un monde de compétition devenu féroce. Sans être immoral, le capitalisme, du moins à l’état chimiquement pur et compte non tenu des correctifs que l’Etat-providence y apporte, est parfaitement amoral, car intrinsèquement dénué de sens. Qui peut croire sérieusement que l’on sera plus libres et plus heureux parce qu’on disposera d’une nouvelle version de son smartphone dans six mois ? Personne, mais nous l’achèterons tous. Tel est le monde dans lequel nous sommes entrés.
Encore une fois, cela ne signifie nullement que cet univers soit mauvais, qu’il n’apporte pas dans nos vies certains progrès infiniment précieux, ceux-là mêmes que j’ai évoqués plus haut. Au contraire, j’y insiste encore à dessein d’éviter un malentendu fâcheux, il nous permet de vivre mieux, plus longtemps, de vieillir en meilleure santé, dans des conditions incomparablement plus douces qu’elles ne l’étaient dans les temps anciens ou qu’elles ne le sont encore dans les pays restés en marge dans l’histoire du capitalisme. Qui peut nier qu’on vit infiniment mieux à Paris ou à Berlin aujourd’hui qu’en Syrie ou en Centrafrique ? Reste que la logique de l’innovation pour l’innovation est proprement insensée, dénuée de toute signification.
Voici pourquoi.
Pour quiconque y réfléchit, il apparaîtra que la principale caractéristique de l’histoire mondiale aujourd’hui, c’est que nous ne savons ni quel monde nous construisons, ni pourquoi nous y allons. Pour des raisons structurelles, essentielles et nullement anecdotiques, le cours du monde a perdu le sens qu’on pouvait encore lui prêter, à tort ou à raison, tout au long de l’histoire de la république, disons jusqu’aux années 1980 durant lesquelles, du reste, de manière significative, on assiste à l’apparition du mot même de « mondialisation » : les moteurs qui régissent le cours général du monde sont désormais en nombre infini ; ce sont des millions d’entreprises, de laboratoires, d’universités, de produits culturels divers qui entrent en compétition entre eux pour former comme autant de confluents, de vecteurs, dont la résultante, le fleuve unique de l’Histoire, est tout à fait imprévisible a priori. Voilà pourquoi nul n’a anticipé les grands événements de la seconde moitié du XXe siècle, ni la chute de l’Empire soviétique, ni la montée de l’islamisme intégriste, ni même la crise des subprimes ou les révolutions qui ont secoué le monde arabe.
A l’absence de sens de l’histoire, à son caractère structurellement imprévisible et opaque, s’ajoute encore un autre effet inquiétant, lui aussi intrinsèquement inhérent à la logique la plus essentielle du capitalisme moderne, à savoir le fait qu’au sein de la mondialisation les leviers des politiques nationales ne lèvent pratiquement plus rien. Penser que la croissance dépend du ministère des Finances est juste dérisoire, et ce pour une raison de fond : nos politique sont restées étatico-nationales alors que le marché est devenu mondial, de sorte que, j’y insiste, les leviers des politiques traditionnelles tournent la plupart du temps à vide. De là, au moins pour une large part, le discrédit dans lequel les politiques nationales (à la différence des politiques locales, par exemple celles des maires des grandes villes) sont aujourd’hui tombées. Non que nos leaders soient stupides ou corrompus – certains le sont sans doute, mais ce n’est nullement le cas général. En revanche – et voilà qui est aussi incompréhensible que désespérant pour une majorité de nos concitoyens – nous vivons une inexorable montée de l’impuissance publique.
Entre une mondialisation qui rend les modes de gouvernance nationaux de plus en plus inopérants et une médiatisation affolante, car liée elle aussi à la logique de l’audimat, c’est-à-dire de nouveau à celle de l’innovation pour l’innovation (le « scoopisme »), nos politiques sont réduits peu à peu à la portion congrue. Le temps est loin où le Général de Gaulle pouvait penser qu’un « Commissariat au Plan » permettrait d’élaborer une politique exclusivement nationale destinée à reconstruire la France d’après guerre. C’est bien sûr aussi dans ce contexte aussi qu’il faut comprendre le relatif succès des discours protectionnistes ainsi que des diverses formes de souverainisme qui leur sont en général associées à l’extrême-droite comme à l’extrême-gauche : face à l’impuissance croissante des politiques publiques au sein de la mondialisation, face à la concurrence « déloyale » des BRICS, la tentation du retour à un Etat-nation souverain, pour absurde qu’elle soit dès qu’on y réfléchit un peu, possède une apparence de bon sens qui fonctionne très naturellement comme un miroir aux alouettes pour une partie non négligeable du grand public.
Paradoxalement, c’est tout au contraire en passant par le détour d’institutions supranationales – pour nous, celles de l’Europe – qu’on pourrait redonner quelques marges de manœuvre aux politiques nationales. En d’autres termes, c’est parce que je suis souverainiste que je suis proeuropéen et même, sur certains points, fédéraliste, ce qui ne signifie évidemment pas que l’état actuel de l’Union européenne me paraisse satisfaisant, loin de là.
Mais il est d’ores et déjà clair que le capitalisme mondialisé, par-delà même les effets purement économiques et sociaux de l’innovation destructrice, nous pose sur un plan proprement philosophique deux questions cruciales, celle du pouvoir et celle du sens, ou, pour les formuler de manière plus explicite encore : comment reprendre la main sur un cours du monde qui, parce qu’il est désormais globalisé, nous échappe chaque jour davantage ? Pour quoi faire, pour mettre en place quel projet, quel grand dessein ?
Pour aller plus loin : Luc Ferry, L’innovation destructrice, éd. Plon, 2014.
Luc Ferry est un philosophe français, ancien Ministre de la Jeunesse, de l’Education nationale et de la Recherche (2002-2004). Agrégé en sciences politiques et en philosophie, il est professeur émérite à l’Université Paris 7-Diderot et ancien président du Conseil d’analyse de la société. Traducteur d’Emmanuel Kant, il a publié de nombreux ouvrages : La Pensée 68 : Essai sur l'antihumanisme contemporain (1985, avec Alain Renaut) ; Le Nouvel Ordre écologique (1992) ; Apprendre à vivre (premier tome en 2006, second tome en 2008) ; La révolution de l'amour. Pour une spiritualité laïque (2010) et L’invention de la vie de Bohème (2012). Suivre sur Twitter : @FerryLuc
Commentaires
» Un monde de compétition devenu féroce » , écrivez-vous . Pourquoi » féroce » ? Et les avantages de » l’innovation destructrice » ne l’emportent-ils pas , haut la main , sur ses inconvénients ? Par exemple , les multinationales de la santé cherchent toutes , c’est vrai , à être , grâce à l’innovation , la première à découvrir les médicaments et les technologies qui permettront, demain , d’éradiquer le sida , de soigner Alzheimer et les cancers , de rendre la mobilité aux paraplégiques , voire la vue aux aveugles : mais ne faut-il pas se féliciter qu’elles se battent ainsi pour la conquête de tous ces marchés ? Et si les actionnaires qui ont risqué leur argent dans les titres de ces sociétés empochent de confortables dividendes , leur clairvoyance est-elle condamnable ? Par bonheur , le » capitalisme mondialisé » a triomphé définitivement du système économico-politique dans lequel les totalitarismes du 20ème siècle rêvaient de nous enfermer. Et , pour vous lire régulièrement , je doute fort que vous ne vous en réjouissiez pas ! Fukuyama avait peut-être lancé le bouchon un peu loin en se persuadant que nous étions , grâce au triomphe de la démocratie libérale , parvenus à » la fin de l’histoire » . De là à partager votre inquiétude quant à notre capacité à » reprendre la main sur un cours du monde qui , parce qu’il est désormais globalisé, nous échappe chaque jour davantage » , il y a un grand pas ! Vous-même , d’ailleurs , ne me paraissez pas si inquiet , puisque vous croyez au pouvoir des institutions nationales , à commencer par celle de l’Europe . » Pour mettre en place quel projet, quel grand dessein ? » demandez-vous ? Ma foi , le Kant de » Vers la paix perpétuelle » a fixé l’objectif , non ?
par Philippe Le Corroller - le 18 juin, 2014
institutions supra-nationales , bien sûr !
par Philippe Le Corroller - le 18 juin, 2014
Le problème est très justement posé, mais toute la difficulté ne vient-elle pas du fait qu’il est très difficilement possible de répondre aux questions ? La question du sens n’est-elle pas elle- même prise dans les rais de la concurrence ?
par Paul Bernard - le 19 juin, 2014
Le constat n’est pas nouveau, la globalisation étant, pour ainsi dire, en marche, depuis la fin du Moyen-Age…avec des « crispations » sociales subséquentes.
La dimension serait aujourd’hui toute autre et les paradigmes radicalement modifiés ? À moins que biotechnologies, nanotechnologies, technologies de l’Information ne soient que les simples avatars d’une Technique aux impacts
anthropologiques, voire ontologiques, délétères?
Si nous ne pouvons en effet que constater l’impuissance du politique à l’étroit dans le cadre de l’Etat Nation, quelle autre perspective faire valoir? Le salut viendrait, nous dit-on, de structures -sublimées-transnationales ou fédérales avec, comme catalyseur, une « innovation destructrice » …Cela me laisse perplexe. et paraît dédaigner hâtivement les résistances – dont toutes ne sont pas forcèrent illégitimes- des corps sociaux . En effet, même réfractaires à un monde mutant dont l’intelligibilité lest censée leur échapper, ces derniers ne participent pas moins d’un Réel qu’il serait dommage voire dangereux d’ignorer…
Une lecture plus complète de l’ouvrage devrait néanmoins permettre d’affiner ce modeste commentaire, nécessairement fragmentaire.
par Anna92 - le 19 juin, 2014
Le monde Occidental actuel depuis les Grecs, reste dans l’ambivalence entre Platon le déterministe et Democrite, l’homme du hasard et de la nécessité qui créa la science moderne athée, quand Platon restait un religieux. Je rappelle que Platon à l’instar des Talibans contre Buddha, fit brûler les œuvres de Democrite. La science et l’Occident actuel confirment la position Democritique du débat en réintroduisant la place essentielle du hasard de l’évolution depuis Darwin et Monod. Notre évolution sociologique est de même nature. Nous connaissons l’influence possible du hasard que la culture chinoise confirme, mais nous oublions le facteur Nécessité qui ne dépend que de nous : quel sens donner à notre devenir quand ce qui nous reliait, à savoir la religion ne nous relie plus. C’est ce facteur qu’il nous reste à réinventer. Kennedy avait raison de vouloir poser un homme sur la lune, mais c’était à trop court terme et aux lendemains obscurs que nous connaissons. A chaque jour, reprenons le métier, doit rester notre Maître d’Œuvre… Et ça ne s’arrête jamais…
par Ledoux Philippe - le 19 juin, 2014
Malheureusement ou heureusement nous ne pourrons empêcher le progrès de se déployer. Tôt ou tard, irrémédiablement, il nous rattrape et nous rattrapera. Le temps travaille au rythme de notre capacité d’humanité…Il n’est pas pressé, s’immobilise, et retourne même dans le passé le plus noir de notre histoire.
Oui, notre libre arbitre nous échappe dans ce cycle comme dans celui des guerres. Moins de morts, de destructions (progrès) mais encore trop. Mais des dommages collatéraux difficilement identifiables ou que l’on ne veut pas voir.
La curiosité globalisée de ces cerveaux efficients les poussera, du haut de leurs pyramides, à nous observer,de haut,placés devant le fait accompli. Que penserons nous, quand nous serons des milliards au pied de la montagne à brouter l’herbe rase ?
Cette logique irréductible, sera menée son terme. Je ne peux blâmer davantage cette globalisation. Elle ne s’est pas faite sans notre notre concours (complicité passive). Nous, le reste de la planète, on ne peux reprocher, à l’autre, d’avoir osé faire, ce que nous n’avons pas eu le courage ou l’envie de faire ou d’empêcher de faire ?
Un exemple : des banques font faillites et nous remboursons leurs dettes !!
Trop fort n’a jamais manqué.
Admiration et applaudissements aux maîtres du jeu du pragmatisme, qui empochent encore et toujours la mise, quelque soit le scénario…
par philo'ofser - le 20 juin, 2014
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