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De l’urgence de la lenteur

1/07/2014 | par Bruno Jarrosson | dans Art & Société | 15 commentaires

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De l’urgence de la lenteur ? « J’ai lu Guerre et Paix en vingt minutes, dit Woody Allen. Ça parle de la Russie. » Finement observé. On peut interpréter cette plaisanterie de deux façons. Soit on place sa vie sous le signe de l’urgence et de la vitesse. On pensera alors que Woody Allen a économisé quarante heures de lecture. Soit on remarquera que si Tolstoï – pur génie du roman – a donné 1 550 pages à Guerre et Paix c’est qu’il n’en fallait ni 1 459 ni 1 551 pour nous dire quelque chose de plus essentiel que de parler de la Russie. Woody Allen a donc perdu vingt minutes. L’urgence est inefficace.

Le degré d’urgence auquel nous sommes soumis concrétise le flux d’informations qui nous arrive et donc notre importance. Il y a un snobisme de l’urgence et du manque de temps. « Je n’ai pas une minute à moi, je travaille comme un fou. » Quelle insigne misère de ne pas avoir une minute à soi quand la minute présente est la seule façon de posséder la vie ! À la pointe du snobisme de l’urgence, l’importance d’une personne ne tient pas à ce qu’elle fait mais ce qu’elle n’aura pas le temps de faire. Qu’un lecteur ait le temps de lire cet article n’est pas bon signe pour lui. C’est même suspect.

Le temps est le mal du siècle, le lieu du manque universel, la cascade où nous propulse brutalement l’urgence. Tout le monde doit manquer de temps et s’en plaindre bruyamment. On peut se demander cependant si se plaindre du manque de temps est digne d’un esprit  correctement structuré. Car enfin, le temps dont nous disposons entre notre naissance et notre mort est fini par définition, alors que le nombre de choses intéressantes à faire sur cette planète est presque infini. Une vie d’homme compte environ 30 000 jours alors que douze millions d’ouvrages nous attendent à la Bibliothèque Nationale. Même en ne lisant qu’un livre par jour on ne connaîtrait qu’un quatre-centième du fonds. « On ne peut pas aimer toutes les femmes, écrit Jorge Amado dans un de ses romans. Il faut néanmoins s’y efforcer. » Une telle conception dont nous ne discuterons pas la moralité, ne peut que buter sur la gestion du temps.

Donc constater que nous manquons de temps est d’une infinie banalité. Cela est trop commun à tous et à chacun pour nous guider  vers une sagesse du temps. Passer son temps à se plaindre de manquer de temps, c’est passer à côté de son temps. Or le temps tisse la vie d’un lent commerce avec le présent.

Et la société dite de l’information aggrave le manque.

La quantité d’informations disponible explose. Un cadre ne reçoit-il pas, dit-on, dix ou cent fois plus d’informations qu’il y a vingt ans ? D’où la nécessité d’assimiler plus vite ces informations. La vitesse norme nos vies, imposant le manque de temps comme la pathologie de l’époque. Le zapping universel, forme moderne de la rapidité, n’empêche pas chacun de manquer de temps. L’urgence est cette maladie qui se prend pour sa propre thérapie.

L’information n’a d’intérêt que par son sens, c’est-à-dire par ce quelle dit pour nous. Or le sens n’advient que par la lenteur. Comme pour les relations que nous nouons avec ceux que nous aimons, le sens ne nous est donné qu’en fonction du temps que nous acceptons de donner. Avec nos proches, nous savons que nous ne recevrons du temps riche, sensé, que si nous donnons préalablement du temps. Parce que nous les aimons et parce que l’amour donne accès immédiatement au sens. Ainsi, il n’y a pas de gestions du temps des vies de couples, des relations avec nos enfants. Il n’y a qu’un don du temps, quand nous savons qu’il faut donner du temps pour en recevoir.

À l’opposée de cette générosité du temps qui seule nous guide vers la sagesse, se développe la volonté de maîtrise du temps, avatar ultime d’une idéologie de la maîtrise en pleine déconfiture. Comme si le temps avait un maître ! Comme si sa faux ne se promenait pas également sur toutes les têtes ! Que l’on puisse acheter de la maîtrise du temps nous montre bien que l’idéologie de la maîtrise du monde nous a rendu idiots et bons à plumer.

Il est possible pendant des années d’êtres informé sur la Yougoslavie  en apprenant chaque jour combien de bombes sont tombées sur Sarajavo. Mais  quel sens a cette information sortie de son contexte ? Que veut-elle dire ? Ne convient-il pas de s’asseoir pour se documenter sur ce qu’il est advenu entre les Serbes et les Bosniaques en 1941 ? Lire un livre. La lecture nous montre l’inanité de la vitesse. Par l’écrit l’homme parle à l’homme. En cet exercice exigeant, il cite à comparaître la troublante nuance dont le langage a la charge et le privilège. La nuance qui sédimente lentement. À quand des stages de lecture lente ?

Le sens de l’information, lui, n’est pas donné immédiatement. Il se construit à partir d’autres informations, par la piste de recul, par le tempo de la lenteur et la lenteur du tempo. La vitesse nous éloigne du sens des choses et aggrave notre problème de manque de temps. Plus je gère mon temps comme une ressource rare, plus rare est la ressource. L’urgence engendre l’urgence.

L’entreprise, contrairement à ce que l’on affirme (trop vite), n’est pas soucieuse de vitesse mais d’efficacité. Or les gens efficaces ne sont pas pressés. Ils ont une minute à eux. Ils ne travaillent pas comme des fous. Ils savent qu’ « il y a un temps pour chaque chose et une chose pour chaque temps » (L’Ecclésiaste). Ainsi s’ajuste l’action. « Saisis-toi de chaque heure », écrivait Sénèque à Lucilius pour lui apprendre à vivre. Apprendre à vivre, c’est apprendre le temps. Saisis-toi de chaque heure et tu saisiras quelque chose du monde.

 

Bruno Jarrosson

Ingénieur Supélec, conseiller en stratégie, Bruno Jarrosson enseigne la philosophie des sciences à Supélec et la théorie des organisations à l'Université Paris-Sorbonne. Co-fondateur et président de l’association "Humanités et entreprise", il est l'auteur de nombreux ouvrages, notamment Invitation à une philosophie du management (1991) ; Pourquoi c'est si dur de changer (2007) ; Les secrets du temps (2012) et dernièrement De Sun Tzu à Steve Jobs, une histoire de la stratégie (2016). Suivre sur Twitter : @BrunoJarrosson

 

 

Commentaires

 » Je n’ai pas eu le temps de faire court  » , ironisait un journaliste auquel son Rédacteur en chef reprochait la longueur de son papier . Joli sens de l’a propos , non ? Car, bien sûr , la concision réclame une concentration maximum , laquelle suppose du temps : l’analyse, ça va vite, la synthèse, c’est plus coton . Vous avez raison :  » Apprendre à vivre, c’est apprendre le temps » . Evidemment, on peut se laisser aller au pessimisme d’ Aragon :  » Le temps d’apprendre à vivre, il est déjà trop tard  » . Mais l’on peut aussi choisir délibérément l’optimisme de cette formule prosaïque :  » Demain , il fera jour « . Demain , tout recommence et c’est formidable !

par Philippe Le Corroller - le 2 juillet, 2014


Chronique brillante et incisive ! Il s’agit en effet bien d’une pathologie que le rapport au temps de nos contemporains ; elle se traduit en effet par un déni du Réel, une « scotomisation » du Tragique et un consumérisme envahissant. Le temps réduit au statut de simple objet de consommation…

par Anna92 - le 3 juillet, 2014


Bravo, bravo et encore bravo Monsieur Jarrosson pour ce constat sans équivoque. Plus difficile me paraît de trouver un remède à ce problème du kronos qui mange ses enfants !

par Michel Bernard - le 3 juillet, 2014


Quel beau texte, plein d’humanité!
Le secret serait d’arriver à donner à chaque minute de sa vie toute toute l’attention à laquelle elle a droit, la vivre dans toute sa richesse, ne serait-ce que ce bref temps que l’on consacre à suivre le parcours d’un nuage!

par Noëlle BADURAUX - le 3 juillet, 2014


Méditation essentielle pour grandir en humanité. Texte découvert grâce à mes deux petits fils (23 et 18 ans) qui m’ont initiée au maniement de l’Ipad et fait decouvrir des applications philosophiques. À l’intérieur d’un temps fini et à partir de certaines situations nous sommes libres de construire notre vie dans le monde et en lien avec les autres.

par Marie-danièle Soncourt - le 4 juillet, 2014


Louer des lancers de bombes en prétextant le passé… Eh bah bravo !

Je n’ai pas d’urgence à la procrastination.

Le travail fait la lumière, prenons le temps de travailler.

Le temps n’aide pas le vulgaire, qu’il prenne ce temps ou pas.

par Seyhan - le 5 juillet, 2014


Tout est clair dans ce que tu as écrit … J’aime et suis tellement et humblement d’accord avec ce que tu dis. Des stages de lecture lente quelle bonne idée, ça me fait rire… mais c’est sérieux je trouve que sur certains textes ou passages la vitesse nécessaire pour fusionner ou extraire le sens , change ou demande à changer.
Merci bruno pour cette synthèse évidente.

par Yves Collignon - le 10 juillet, 2014


Bonjour,

Le temps ne serait seulement compressé dans les médias et l’information, mais aussi dans la course au consumérisme. Nous sommes la proie de la trotteuse.

On nous vend du temps pour nous en faire gagner ! Il est médiatisé, pré commercialisé. Les crises perdurent et la pression est maximale. La pub exige,culpabilise, force l’achat. Nous sommes pris entre deux ressentis : le manque (illusoire) de temps et le manque d’argent ( la course au dernier gadget).

Oui ,le temps : c’est de l’argent. Des ordres d’achat et de vente sont passés à la nano seconde sur les places internationales des bourses et des marchés financiers. De telles techniques financières nous laisseraient sans illusion sur la gestion et l’importance prépondérante du prix du temps !

Le temps perdu tombant de haut, ne nous appartient plus ?

Il est notre tempo et est devenu un produit de consommation dématérialisé. Avec lequel, sa haute valeur ajoutée, nous sommes en compétition. L’enjeu de la partie est inégal .Si nous ne prenons pas un peu de recul, nous serons déficitaires. Rien ni personne ne nous remboursera.

Le temps nous traversera sans laisser de trace. A courir après, nous serons trompés,floués,désabusés !

L’apparence de la réalité, notre immersion dans ce bain d’impressionnisme, il n’y aurait, en matière de temps,comme autre choix, que la volonté de reprendre sa respiration et de le maîtriser, définitivement, à notre rythme.

par philo'ofser - le 14 juillet, 2014


Un très bon article en effet. Oui, Chronos (sous les traits de Saturne) inlassablement dévore ses enfants. Nous, pauvres mortels, sommes pétris dans la pâte du temps, et c’est dans le temps que nous construisons du sens: c’est cela que l’on appelle l’expérience, la maturité. Contre cela, les technologies n’y peuvent rien changer (dans le domaine des transports comme dans celui des nouvelles technologies d’information et de communication). certes, elles nous donnent les moyens de gagner toujours davantage en vitesse. Mais il est intéressant de remarquer que l’idéologie dominante nous s’évertue à nous les présenter non comme des moyens mais comme des fins en soi. Voilà bien le piège que nous tend notre supersonique et frénétique modernité. Contre cette dérive et cet oubli de soi, il nous faut résolument assumer d’être « inactuels » selon le mot de Nietzsche. C’est la seule façon de préserver à la fois notre liberté et notre humanité.

par Daniel Guillon-Legeay - le 16 juillet, 2014


Je essai de voire les resultats 2011 et il sort que ils sernot disponibles le 29 octobre.Je pense que le lien est perdu. Pouvez-vous le refaire? Merci en avance

par Sobirin - le 10 août, 2014


On m’a souvent dit que je ne lisais pas vite, n’ayant jamais tenté d’accélérer ma vitesse je constate aujourd’hui que c’est mieux ainsi, j ai le sentiment de mieux cerner les mots,car le langage est beau nous devons savoir nous y arrêter, c est un instant de méditation comme les autres

par Jenevailo - le 5 septembre, 2014


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Ralentir pour consentir au réel comme le préconisait Clément Rosset, mais déjà tant d’autres avant, sages de tous temps qui avaient saisi la nécessité d’habiter le temps. Oui à chaque jour suffit sa peine alors pourquoi se presser. Ne serait-ce pas symptomatique d’une pathologie qui s’abat sur les sociétés à haut pouvoir de consommation, comme une bactérie qui contamine les arbres, ou un virus qui crée l’épidémie? je crois que l’humain n’a aucune chance de se croire à l’abri de ce qui le contamine, l’urgence qu’il perçoit est le symptôme de son agonie. Il préfère l’occulter plutôt que se soigner. Je crois qu’il est inutile de penser que nous puissions tous prendre conscience et tous ralentir car se serait être persuadé que nous sommes égaux en conscience, ainsi, « il y a beaucoup d’appelés mais peu d’élus » le discernement éclairé et suivi par des actions mesurées n’est pas l’apanage de tous et ne le sera jamais. Toutefois, il convient de ne cesser de le répéter, le ressasser telle une litanie, de celle qui éduque, qui transmet, à travers le temps, renouvelée dans sa langue afin que les plus jeunes l’entendent.

par chiarappa - le 6 avril, 2018


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par iPhilo » Le crépuscule de la vitesse - le 29 mai, 2019



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