La culture n’est-elle qu’un masque ?
« L’homme du monde est tout entier dans son masque. N’étant presque jamais en lui-même, il y est toujours étranger, et mal à son aise quand il est forcé d’y entrer. Ce qu’il est n’est rien, ce qu’il paraît est tout pour lui. ». Cette affirmation de Rousseau, extraite du livre IV d’Émile, s’applique bien entendu au courtisan. Mais ne conserve-t-elle pas sa validité pour l’homme social en général, quelle que soit sa position ? Parce qu’elle impose un ensemble de normes et de règles, la culture instaure une opposition entre l’être et le devoir-être qui ne peut devenir efficiente qu’en apprenant à jouer toute la gamme des oppositions entre l’être et le paraître. La vie sociale est faite d’attentes réciproques, de statuts et de rôles que chaque individu endosse sitôt qu’il se présente sur la scène publique. Ces rôles sont tout entiers dans le paraître. N’ayant aucun contact avec la pensée véritable d’autrui, comment pourrions-nous acquérir la certitude que la boulangère qui nous souhaite « une bonne journée » par politesse n’est pas en train de prier pour qu’il nous arrive les pires malheurs ?
Culture et masque ont donc des liens plus profonds qu’il n’y paraît au premier abord. Faut-il aller jusqu’à affirmer que la culture n’est rien d’autre qu’un masque ? Culture et masque sont-ils une seule et même chose, ou bien l’un se trouve-t-il sous la dépendance de l’autre ?
Le masque originel
La culture s’impose d’abord comme une répression brutale de la nature. Ainsi la prohibition de l’inceste, en tant qu’interdit culturel fondamental 1, est-elle une négation violente de l’ordre naturel. La « sexualité de proximité » se trouve être la norme dans la nature, et il n’est pas rare qu’un animal sauvage s’accouple par hasard avec sa mère, qui chasse sur les mêmes terres que lui. L’obligation de l’exogamie est donc d’abord ressentie comme une violence par l’individu. De même, la culture engendre l’introduction brutale d’un dualisme moral, qui vient rompre avec l’ordre naturel. La nature, effectivement, se trouve en deçà du bien et du mal et la Genèse nous signifie clairement cette rupture brutale infligée par la culture lors de la Chute : « Voilà que l’homme est devenu comme l’un de nous, pour connaître le bien et le mal. » (Genèse, III). La culture est à l’origine d’une déchirure, qui n’existait pas avant elle, entre l’être et le devoir-être. Il y a donc une norme qui diffère de mon être profond, un rôle que je dois jouer afin d’acquérir un statut dans la société.
L’ordre culturel s’impose immédiatement comme un ordre transcendant l’ordre naturel : il n’est en aucun cas la suite logique de ce dernier. Il y a solution de continuité entre les deux ordres. C’est la raison pour laquelle Rousseau imagine des cataclysmes qui auraient contraint l’homme à s’arracher à l’état de nature. A chaque instant, la nature menace de pénétrer le monde culturel qui s’est imposé à elle. Un refoulement des penchants naturels s’impose donc comme nécessaire à la survie de la culture naissante.
Cependant, ce refoulement de la nature doit être tolérable pour éviter que l’individu ne soit tenté de céder à ses pulsions naturelles. Il doit donc répondre à un « principe d’économie », c’est à dire qu’il doit devenir spontané, mécanique. Ainsi, le refoulement s’appuie toujours sur un cérémonial qui détourne l’attention de l’individu vers un problème artificiel. Ce dernier agit comme un écran par rapport à la vraie question qui est celle du désir et de son inhibition. Ainsi le masque est-il un divertissement, au sens pascalien du terme, c’est-à-dire un détournement de l’attention. L’on peut dire tout aussi bien qu’il est un mécanisme de déplacement au sens freudien : déplacement du quoi au comment, du refoulé au cérémonial de refoulement. La difficulté du rôle fait oublier en partie la frustration du refoulement.
D’un autre côté, pour être tolérable, le refoulement doit offrir un « bénéfice secondaire » à l’individu. Il faut qu’il trouve un avantage à prendre part au cérémonial pour qu’il continue à s’y impliquer. Le bénéfice est lié au narcissisme. Il s’agit de l’amour-propre fustigé par Rousseau, opposé à l’amour de soi, qui est l’amour naturel. Le plaisir du paraître, d’attirer à soi l’attention d’autrui est perçu comme une récompense émanant de la pratique du cérémonial. Tel un comédien, l’acteur social se donne en spectacle, attaché à son masque et au regard du public. Ainsi le masque se révèle-t-il être l’ensemble des cérémonials qui, en déplaçant l’intérêt du refoulé à la pratique du refoulement, et en accordant une jouissance narcissique à l’acteur qui réussit ce déplacement, constitue la condition de tolérabilité et de survie de la culture.
Deux phénomènes permettent de vérifier que les cérémonials dont il s’agit ici sont effectivement des rôles que jouent les individus. Le premier se trouve être l’existence d’entractes tels que le rêve, la fête ou bien la révolution. Dans la nature, par exemple, les hommes forment une communauté peu différenciée. A l’inverse, dans nos cultures, il existe des hiérarchies politiques, économiques ou sociales. La révolution est l’entracte qui met à bas les rôles et les statuts engendrés par la hiérarchie. Il en va de même, toutes choses égales, avec la fête et avec le rêve. Autre révélateur du masque : les surcompensations des comportements dictés par la culture. C’est le cas de la petite fille qui était enfant unique et qui voit arriver un nouveau-né dans sa famille. Au lieu de laisser libre cours à sa jalousie et de le maltraiter, elle adopte un comportement inverse et exagéré vis-à-vis du bébé. Elle souhaite s’occuper entièrement des soins du bébé, allant jusqu’à effectuer des tâches peu agréables : le nourrir, ou bien même le changer. Prenant subtilement la place de la mère, elle parvient ainsi à compenser son désir d’évincer le bébé, qui lui est interdit par la culture.
Quand le masque colle à la peau
De simple instrument, le masque finit par devenir essentiel à la culture, qui n’est peut-être qu’un masque qui aurait fini par oublier son origine, comme le suggère Gabriel Tarde, qu’il s’agisse de l’imitation d’autrui ou de la répétition, c’est-à-dire de l’imitation de soi-même 2. Par les mécanismes de l’imitation et de la répétition, le masque devient une seconde nature, avec toutes les apparences de la spontanéité.
C’est le temps de la « morale vivante » 3 chère au grand hégélien qu’était Éric Weil, le règne du « cela va sans dire ». Quand la culture fonctionne suivant ce mode, elle est au sommet de sa courbe historique. L’ensemble des individus se trouve alors d’accord sur le caractère d’évidence des comportements à adopter en société. Ce temps est celui de Socrate, qui a foi dans le fonctionnement de sa société, opposé au temps de Platon, qui remet sans cesse en question les savoirs pratiques et les certitudes du cordonnier, de l’artiste ou du guerrier.
Plusieurs moments se succèdent dans l’évolution des cultures, et le lien qui unit culture et masque prend de ce fait différentes formes. Dans un premier temps, la précarité de la culture naissante la rend dépendante du masque, condition du refoulement réussi de la nature. Le masque est alors la condition de survie de la culture. Puis la culture vivante s’affirme. Elle n’est plus remise en cause. Le masque est devenu une seconde nature. La culture croit accéder à l’immortalité, elle oublie qu’elle a eu un début et qu’elle connaîtra nécessairement une fin. Ainsi, de manière paradoxale, la culture peut-elle être amenée à dénoncer le masque, par l’intermédiaire de la morale. C’est que le masque est également un danger permanent pour la culture. Il est le révélateur gênant du dualisme instauré par cette dernière, le rappel d’une origine naturelle que la culture voudrait effacer. Le masque nous suggère que la culture n’est peut-être qu’une simple apparence, un jeu, et qu’elle pourrait être amenée à disparaître.
Stratégie de l’homme masqué
La culture a donc une origine, mais surtout une fin, même si elle tente d’en faire abstraction. Et le masque, d’une certaine manière, annonce la mort de la culture.
La chronologie des formations idéelles est beaucoup plus lente que celle des formations matérielles : c’est à dire que les normes créées par un groupe d’individus, telles celles de la morale ou de la religion, peinent à se mettre en place. Une fois établies, elles demeurent longtemps indiscutées. Mais quand le groupe commence à se désintégrer, les cérémonials qu’il a créés lui survivent un temps. Dans la culture finissante, on observe une certaine inertie : la culture ne se trouve plus en adéquation avec le groupe qui l’a fondée, elle survit mais elle a cessé d’être en harmonie avec son environnement. Le masque est devenu l’unique finalité de la culture, il n’y a plus que le jeu, fonctionnant pour le jeu lui-même 4.
Au moment où le masque devient l’unique raison d’être de la culture, il se dédouble. D’une part se trouve le masque qui continue à se croire culture. C’est par exemple le cas de l’aristocrate à la veille de la Révolution Française. Son rôle n’est plus adapté à la société dans laquelle il évolue : le bourgeois détient les forces de production ainsi que le capital financier. Cependant, tous deux continuent à porter le masque des cérémonials dictés par la noblesse. Le masque est partout : dans la classe dominante, en perte de vitesse, qui s’accroche aux derniers vestiges du jeu, mais aussi dans la classe montante, qui imite le masque de la noblesse afin d’obtenir un statut dans le jeu. Dans ce cas, le masque s’ignorant lui-même, le jeu est sérieux.
Existe d’autre part le masque conscient de lui-même, le masque qui se sait non-culture, produit d’une culture en décalage avec son temps. C’est par lui qu’intervient la dénonciation, puis la mort de la culture finissante. C’est que la dénonciation du masque ne peut avoir lieu que si le dénonciateur joue, au moins pendant un temps, le même jeu que l’acteur qui s’identifie sincèrement à son personnage. En effet, si ce dernier ne perçoit pas la différence entre l’hypocrisie, au sens du jeu de l’acteur, et son propre comportement, c’est que lui-même joue un jeu. Puisque je joue et que tu ne t’en aperçois pas, c’est que tu joues également. C’est le cas du chevalier Des Grieux, dans Manon Lescaut de l’abbé Prévost. Le jeune homme feint la piété devant le Supérieur de la prison Saint-Lazare, lui-même religieux, afin de hâter sa libération. Le Supérieur vient à lui dire : « Vous êtes d’un naturel si doux et si aimable, que je ne puis comprendre les désordres dont on vous accuse. Deux choses m’étonnent : l’une, comment, avec de si bonnes qualités, vous avez pu vous livrer à l’excès du libertinage ; et l’autre […] comment vous recevez si volontiers mes conseils et mes instructions. ». Et Des Grieux d’avouer : « Cependant (ce changement) n’était qu’extérieur […] je jouais, à Saint-Lazare, un personnage d’hypocrite. » Ainsi, si Des Grieux est un libertin qui simule la piété et que les hommes d’Église eux-mêmes ne le démasquent pas, peut-être est-ce parce qu’il n’y a aucune différence entre leurs manières d’être. En cette fin de XVIIIe siècle, la piété n’est peut-être plus qu’un jeu universellement pratiqué. Dénonciation du masque par le masque qui suggère le déclin d’une forme de culture.
Cependant, cette dénonciation masquée n’a rien de gratuit. L’hypocrite lucide doit se masquer pour ne pas risquer d’être anéanti, car « toute action sera mal interprétée. Et pour ne pas être continuellement crucifié, il faut porter son masque. Pour séduire aussi. Mieux vaut la compagnie de ceux qui mentent sciemment, car eux seuls sont capables aussi d’être véridiques consciemment. La véracité ordinaire n’est qu’un masque dont on n’a pas conscience. » 5 Ainsi, l’action, la création ont-elles besoin d’être protégées pour ne pas être anéanties. Le masque conscient de lui-même n’est-il pas celui qui porte les germes de la nouvelle culture, préservant les chances de son développement ?
La culture originelle dépend d’abord du masque comme condition de sa survie face à une nature encore trop proche. Puis, la culture vivante s’affirme et le masque devient une seconde nature. Sa véritable origine est alors invisible aux hommes, de même que sa fin pourtant inévitable. Finalement, la culture amorce son déclin, et le masque devient son unique raison d’être. Elle existe par et pour le jeu. Le masque comme stratégie : notre époque.
1] Thèse vulgarisée par les publications de Claude Lévi-Strauss.
2] Cf. Les lois de l’imitation, en particulier le chapitre III, « Qu’est-ce qu’une société ? », Paris, Félix Alcan, 1890.
3] Éric Weil, éminent hégélien s’il en fut, proposait de traduire le mot allemand Sittlichkeit par « morale vivante ». Dans les cours et séminaires que j’ai eu le privilège de suivre à Nice dans les années 1969-1971, Éric Weil répétait que la Sittlichkeit est le moment du « cela va sans dire », le moment où un consensus parfait règne dans le groupe.
4] Je m’inspire ici des analyses conduites par James P. Carse dans un ouvrage qui n’a pas eu selon moi le retentissement qu’il aurait mérité en France : Jeux finis, jeux infinis / Le pari métaphysique du joueur, Paris, Le Seuil, 1988, traduction française de Finite and Infinite Games, New-York, Marshall Publishing Compagny, 1986. James P. Carse enseignait la religion à la New-York University.
5] Nietzsche, Fragment Posthume 1 [21], in Œuvres philosophiques complètes, tome IX, Fragments posthumes Été 1882-printemps 1884, Paris, Gallimard, 1997, p. 24.
Docteur d'Etat ès Lettres et agrégé en philosophie, Philippe Granarolo est professeur honoraire de Khâgne au lycée Dumont d'Urville de Toulon et membre de l'Académie du Var. Spécialiste de Nietzsche, il est l'auteur de plusieurs ouvrages, notamment Nietzsche : cinq scénarios pour le futur (Les Belles Lettres, 2014) . Nous vous conseillons son site internet : http://www.granarolo.fr/. Suivre surTwitter : @PGranarolo
Commentaires
Bravo pour ce très beau texte M. Granarolo. Rousseau est décidément un grand psychologue en plus d’être un grand politiste. Peut-être d’ailleurs que son analyse de la nature humaine est plus pertinente encore que son édifice politique, dont on sait que lui-même ne croyait pas qu’il soit accessible aux hommes.
par A. Terletzski - le 20 septembre, 2014
Article +++ ! Merci de ces lectures et bravo aux concepteurs du site !
par Hortense - le 22 septembre, 2014
Que notre époque soit celle de la posture, la classe politique nous en fait tous les jours la démonstration . Problème : rarement elle aura été à ce point décriée. Il se pourrait bien que le peuple – même le » peuple de gauche » -soit devenu particulièrement perspicace et attende les » élites » à leurs actes plutôt qu’à leurs paroles. Qui s’en plaindra ?
par Philippe Le Corroller - le 22 septembre, 2014
Bonjour,
Donc ces arrières pensées-véridiques-seraient laissées derrière le masque; en latence ? Finalement ce masque, avec le temps de l’époque suivante, ne finirait il pas par tomber? Et la culture au grand jour se montrerait augmentée, sous un nouveau jour ?
Chacun en serait l’incarnation comme : auteur,acteur,artisan,inter-médiateur,comédien?
par philo'ofser - le 1 octobre, 2014
[…] aussi : La culture n’est-elle qu’un masque ? (Philippe […]
par iPhilo » L’activisme tue la politique - le 10 juillet, 2019
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