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Urgence, oubli et politique

21/01/2015 | par Julien De Sanctis | dans Politique | 9 commentaires

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L’urgence qui caractérise le rythme de vie quotidien des sociétés modernes pose un double problème politique : celui du cadre qualitatif de prise de décision et celui du rapport des citoyens à la République. Le mouvement républicain suscité par les sombres événements de début janvier a déclenché une revitalisation citoyenne et morale du pays. La France, que l’on décrivait comme une nation vieillissante et lasse, a été soudainement arrachée à sa torpeur. S’il y aura, de toute évidence, un avant et un après, le quotidien de nombreux Français n’est pourtant pas favorable à l’entretien durable de l’élan citoyen du 11 janvier 2015. Ainsi, derrière la foule de défis sociaux, économiques et sécuritaires que le pays va devoir relever, se cache celui, politique et moral, du rôle concret du citoyen dans la mécanique démocratique et de l’épreuve des valeurs communes autrement que sur le mode des circonstances extraordinaires.

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L’inefficacité de l’urgence

Liberté, démocratie, sécurité, république, voici des mots que l’on entend plus que de coutume, en ces temps de deuil national. Les analyses sur les causes et les conséquences des attentats des 7 et 8 janvier 2015 fusent aussi rapidement qu’elles divergent. C’est une bonne chose pourvue que les actions futures s’inspirent de ces divergences pour embrasser le réel dans toute sa complexité. Le débat démocratique, bien que salutaire, pêche régulièrement par excès d’opinions tranchées, de replis idéologiques mais aussi par dédain pour une « perte » de temps pourtant nécessaire à l’épanouissement d’une pensée complète et rassembleuse. La nécessité de ne pas céder à l’urgence est d’autant plus importante qu’elle permettra d’effectuer les bons diagnostics et d’engager les bonnes actions. La liberté de changer d’avis découle également de cette résistance à l’inefficacité de l’urgence.

La critique de l’urgence n’est en aucun cas une invitation à la lenteur. Elle n’est pas, non plus, un appel à la « gestion » du temps. La nature insidieuse de l’urgence est de s’imposer comme une nécessité. « [Elle] est cette maladie qui se prend pour sa propre thérapie »[1]. Elle favorise les mesures d’exception et non les mesures exceptionnelles, pour reprendre la distinction faite par Manuel Valls lors de son discours à l’Assemblée. Résister à l’urgence revient à prendre conscience de la durée incompressible du temps de la pensée dans un monde complexe. Un action justifiée par une pensée qui a « pris son temps » est plus en phase avec le réel et donc plus durable. Résister à l’urgence permet, en réalité,  de gagner du temps. L’apparence paradoxale de cette réalité est un héritage du phénomène moderne d’accélération sociale décrit par Hartmut Rosa. Ainsi, plus qu’une ressource à rationaliser ou à maximiser, le temps est un allié de la pensée et du « bien agir » en politique.

Cette éthique de l’action concerne directement la sphère décisionnaire ; or, le problème politique de l’urgence ne touche pas uniquement les professionnels du domaine mais aussi les citoyens dans leur ensemble.

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Engourdissement démocratique

Sans rentrer dans le détail de la théorie de l’accélération sociale, on peut, sans trop de risque, invoquer l’expérience commune pour affirmer que la gestion quotidienne du temps ne nous permet pas de venir à bout de tous les objectifs que nous nous fixons à titre personnel ou professionnel. Cette accélération perpétuelle du rythme de vie est politiquement délétère en ce qu’elle favorise l’engourdissement démocratique. Combinée à un individualisme triomphant, l’urgence entrave la possibilité d’une citoyenneté active et transforme trop souvent la volonté en velléité. Face au cercle vicieux de l’accélération, l’apparente évidence du manque de temps excuse presque d’office l’individu et occulte la question de sa responsabilité : on dit « désolé, je n’ai pas eu le temps » et non « désolé, je n’ai pas pris le temps ». Le cours de nos vies semble nous échapper et, avec lui, toute possibilité d’être ou d’agir autrement.
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Sursaut moral

Puis surviennent des événements terribles comme ceux des 7 et 8 janvier 2015. Une faille s’ouvre dans le quotidien : la France et ses valeurs fondamentales nous apparaissent menacées. On se « souvient » alors de ce qu’elles sont, de ce qu’elles représentent. On prend conscience de leur force mais aussi de leur grande vulnérabilité et de leur travers éventuels. On réalise que nos vies sont encadrées par de grands principes bienveillants fondés en philosophie, en droit et en actes ; mais aussi que certains de ces fondamentaux restent désespérément rivés à la philosophie et au droit, et peinent à trouver une traduction suffisante en actes. En somme, la catastrophe est un catalyseur de souvenirs passés, de conscience présente et de mémoires à venir. L’horreur réactualise des valeurs que le temps et ses contingences banalisent. On clame alors qu’on ne s’était pas senti Français depuis longtemps ou qu’on ne l’avait jamais éprouvé avec autant de force. C’est que le quotidien ne nous permet pas d’en faire l’expérience. Il nous divise, il nous éloigne, il nous fait oublier que la France ne nous abreuve pas uniquement de bons vins mais aussi de valeurs communes. Il faut alors attendre des événements atroces pour contrer la torpeur citoyenne et se recentrer sur l’essentiel.

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Pharmakon

L’un des principaux ennemis du mouvement du dimanche 11 janvier 2015, c’est donc le retour au temps « normal » de l’urgence. Beaucoup se demandent quelle sera la durée de vie de l’élan impulsé par cette énorme mobilisation. Sans cynisme complaisant, il y a fort à parier qu’il ne fera pas long feu. C’est thérapeutique : quand l’émotion est trop forte, l’aspiration au retour à la normale se concrétise dans l’oubli. Il faut toutefois rester vigilant : ici, l’oubli est un pharmakon, remède et poison à la fois. Remède car il nous déleste de la trop grande charge émotive liée aux événements ; poison car il peut conduire à entretenir l’illusion du « tout va bien », l’indifférence et/ou le quiétisme politique face aux causes réelles de la tragédie. Cet oubli empoisonné est largement favorisé par l’urgence, grand adjuvant du déni de réalité et du repli sur soi. Ne nous berçons donc pas d’illusions. L’élan du 11 janvier n’est pas fait pour durer. Il faut cependant allier le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté disait Gramsci.
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Thérapeutique

Dès lors, qu’est-il permis d’espérer ? Une thérapeutique de l’oubli en favorisant le potentiel curatif du pharmakon : un délestage émotionnel laissant place à une culture du souvenir. Un simple retour à la normale ne permettra pas d’entretenir la prise de conscience citoyenne dont le pays a tant besoin. Pour se souvenir activement, c’est-à-dire pour agir en accord avec ce souvenir, notre pays a besoin de plus de participation citoyenne. Sans orientation plus participative de notre démocratie impliquant, à terme, un aménagement du quotidien, l’urgence reprendra ses droits sur l’oubli.

 

[1] Bruno Jarrosson, « L’urgence de la lenteur », iPhilo, 01/07/2014

 

Julien De Sanctis

Diplômé en Gestion (ESSEC Business School) et en Philosophie (Université Paris Panthéon-Sorbonne), Julien De Sanctis est doctorant à l’UTC en Philosophie et Ethique appliquée à la robotique interactive. Il effectue sa thèse en CIFRE avec Spoon, une jeune start-up créée fin 2015. Julien est également chroniqueur pour iPhilo et le blog de vulgarisation philosophique La Pause Philo. Parallèlement à ces activités académiques et d’écriture, Julien travaille avec l’agence Thaé qui promeut la philosophie pratique auprès d’acteurs privés comme les entreprises, notamment via l’organisation d’ateliers philosophiques ou l’accompagnement des comités stratégiques.

 

 

Commentaires

Je suis en accord avec cet article et sa conclusion. Quelque soit nos opinions nous, citoyens, nous avons le devoir de nous impliquer dans la vie publique pour ne pas laisser trop d’espaces vides à nos élus. Voter de temps en temps ne nous rend ni courageux, ni citoyens…

par Berthier - le 21 janvier, 2015


Plus de participation citoyenne ? D’accord , à 100 % ! N’est-ce pas ce que font déjà tous ceux qui donnent un peu de leur temps aux autres , dans le cadre d’une association ? Par exemple , ces étudiants regroupés par le Génépi , qui vont donner des cours en prison . Ou ces retraités qui pratiquent le soutien scolaire . Ce n’est pas grand chose, direz-vous ? Erreur : souvent ce  » pas grand chose  » est un signal envoyé à l’autre qu’on lui reconnaît sa dignité et sa place dans la communauté humaine. Et qu’on lui apporte simplement le petit coup de pouce technique qui va l’aider à se reprendre lui-même en mains. Fort logiquement , on retrouve d’ailleurs souvent ce type d’étudiants ou de retraités dans les conseils municipaux . Histoire de vivre leur engagement politique , social ou confessionnel de façon concrète , sur le terrain . Ce qui rassemble tous ces gens , d’âges et d’horizons extrêmement divers ? Il me semble que c’est l’optimisme . Sans l’avoir lu peut-être , ils partagent instinctivement le propos d’Alain :  » Le pessimiste se condamne à n’être que spectateur « .

par Philippe Le Corroller - le 21 janvier, 2015


Monsieur Le Coroller,

Non, c’est énorme ! Ces initiatives sont non seulement louables mais également nécessaires . Elle doivent absolument être encouragées (des cours en prison jusqu’au don de sang par exemple). Toutefois, il n’est pas anodin que vos deux exemples concernent les personnes disposant d’emplois du temps assez flexibles (étudiants et retraités). En outre, la participation citoyenne qui est ici valorisée n’est pas uniquement associative mais également institutionnelle. Je m’inscris, sans l’écrire expressément, dans le sillage des débats opposant démocratie représentative et démocratie participative. Comme le dit M. Berthier dans son commentaire, le citoyen est aujourd’hui plus un électeur/travailleur qu’un véritable participant (en somme, la politique est strictement une affaire de professionnels). Son emploi du temps quotidien est d’ailleurs en accord avec cette idée : il est difficile pour une personne travaillant à temps plein d’exercer une activité de participative quelle qu’elle soit (je dis difficile et non impossible). Une idée, peut-être un peu folle, serait de dégager 2 jours par mois pour permettre à ceux qui le désirent de s’engager dans des projets et processus de décision participatifs. Les modalités et détails techniques de cette proposition impliqueraient, bien sûr, de grands ajustements, mais elle permettrait de modifier l’idée que nous nous faisons du Citoyen, tout en changeant notre perception du temps mais aussi du don de temps. Je suis certain qu’il existe une appétence, plus ou moins latente, pour ce genre d’engagement.

Bonne fin de journée !

Julien De Sanctis

par Julien De Sanctis - le 21 janvier, 2015


Tout à fait d’accord pour une participation citoyenne à ce que veut le citoyen. Mais déjà, nous sommes face à une dictature du comportement et de la pensée à suivre face à ces événements. Le politique ne se contente pas de récupérer l’événement, il récupère le citoyen jusqu’à imposer ce que l’enfant à l’école doit penser.
Avons nous entendu le gouvernement inviter à ce civisme ?
Il n’y peut pas car nous sommes trop paresseux d’un côté, et trop vindicatifs (souvent à juste titre) quand aux actions insuffisantes du politique.

Je suis encore plus d’accord avec ces propos quand on voit que le gouvernement va vers plus d’autoritarisme, et une gouvernance policière et dictatoriale.

Toutefois, j’aimerais toucher la lumière que vous tenez dans les mains. Quelles sont donc les causes réelles de cette tragédie ? Pouvez vous nous éclairer ?
Et comment en êtes vous arrivés à la conclusion que les politiques sont indifférents aux événements ?
Je tendais plutôt à soutenir qu’ils manipulent des foules.

par Seyhan - le 21 janvier, 2015


Deux jours par mois pour participer aux décisions de la cité ? Bonne idée ! On pourrait les prendre sur les RTT . Ainsi la loi sur les 35 heures , mesure désastreuse s’il en fut , pourrait avoir au moins une retombée positive.

par Philippe Le Corroller - le 22 janvier, 2015


Il est effectivement probable que le «délestage émotionnel » consécutif aux évènements dramatiques récents ne soit qu’un feu de paille tant est prégnante cette incantation de l’urgence, impératif catégorique de nos sociétés post-modernes et martelé « ad nauseam ». Exigence qui opère comme mode exclusif de fonctionnement et modélise tous les espaces, celui du politique et de la société civile mais également l’univers de l’entreprise et du travail salarié.
Vécue comme nécessité, elle hystérise tous les acteurs pris dans les rets de ce « totalitarisme » de l’efficacité tel que l’avait déjà appréhendé Hannah Arendt. Elimination de la divergence, éradication de toute « superfluité », réification de l’individu ravalé, en la circonstance, à un « état agentique » aux conséquences délétères.
Cet activisme de façade apparaît comme un déni de réalité mais aussi une stratégie commode d’évitement des responsabilités. Symptôme d’impuissance qui voue plus largement toute action à l’incohérence et donc, à l’inefficacité et à l’échec.
Dans ces conditions, le risque est grand en effet que ne retombe la dynamique vertueuse de la mobilisation citoyenne «historique » que nous avons vécue en ce début d’année. .
Bien que le dysfonctionnement me semble plus substantiel, une partie de la solution peut en effet résider dans le développement de la démocratie participative. Il n’est toutefois plus possible aujourd’hui de se contenter de simples « rustines » et encore moins de vaines déclarations d’intention. Le moment n’est-il pas venu de reconsidérer des fondements constitutionnels de notre modèle politique?

par Amanou Michèle - le 22 janvier, 2015


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