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Epicure à Mossoul

27/03/2015 | par Charles Perragin | dans Politique | 5 commentaires

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Les statues millénaires de la cité de Nimroud lâchent un dernier râle, sourd, une ultime plainte rocailleuse sous les chenilles mécaniques avant de sombrer dans la poussière. L’État islamique en Irak et au Levant détruit les vestiges de la civilisation assyrienne. Devant la cité parthe d’Hatra dynamitée, les milliers de livres réduits en cendres, les dieux de Mossoul cèdent lentement sous le coup des massues. C’est le règlement de compte final avant le jugement dernier. Cette croisade contre les pierres hérétiques est un prologue à la fin des temps où chacun sera jugé. L’acte final s’ouvre enfin et les prétendus porte-paroles de Dieu répandent sur les infidèles la crainte du châtiment prochain. Pourtant, face aux scies mécaniques, les idoles se défigurent avec une sérénité minérale. Un Lamassu, créature légendaire de la mythologie mésopotamienne au corps de taureau, aux ailes d’aigle et à la tête d’homme, s’effrite. Les lambeaux de chair ocre se détachent dans une percussion insensée. Mais derrière la poussière luisante, le regard de celui qui gardait le temple à son seuil reste inaltérable. L’agitation des missionnaires d’Allah se dissout dans la tendre indifférence de la vieille pierre chaude. Ces dieux atteignent alors une grandeur bien plus grande que ces colosses de roche taillée. Ils deviennent la pierre elle-même, et le sourire du roi Sargon imperméable et inflexible, en s’éclatant enfin sur sa terre, étouffe la férocité des soldats dans un rêve sourd et engourdi. Les massues véhémentes s’émoussent et se dissipent dans un dernier nuage poussiéreux, qui semble murmurer : « ne craignez pas les dieux ». De ces ruines naissent les dieux d’Épicure et de Lucrèce, des divinités indifférentes aux affaires des hommes, à la fois tranquilles et désolidarisées d’une humanité qui n’a qu’à leurs ressembler si elle veut vivre en paix.

Comment une sagesse antique qui réduit tout à la matière peut-elle nous apprendre quelque chose sur Dieu ? Ou nous délivrer du fanatisme ? La grande force d’Epicure est qu’il ne prétend pas nous apprendre quelque chose sur dieu, mais sur nous-mêmes. Dans la Lettre à Ménécée, les dieux ne trônent pas sur la métaphysique ni comme gardiens terrifiants, ni comme principes tutélaires transcendants. Ils ne sont qu’atomes, une matière pareille aux ruines de Mossoul, étrangement incorruptible. Ils sont comme les hommes, et pourtant sans périls ni douleur. Dans le poème de physique en prose De la nature des choses, le disciple Lucrèce explique plus en détail cette étrange théologie : « La nature des dieux, en effet, tout entière et par soi, doit jouir de l’immortalité dans une paix suprême, à l’écart et au loin de nos choses à nous. Car elle est dispensée de douleur, de périls, et sa force lui vient de son propre pouvoir, sans nul besoin de nous, si bien que les bienfaits jamais ne la séduisent, pas plus qu’on ne la voit touchée par la colère ». Comme la pierre, le dieu est toujours égal à lui-même, imperturbable et indifférent, riche et satisfait des seules caresses du soleil et du vent. Les dieux incarnent un idéal de bonheur achevé, une ligne de conduite pour ceux qui veulent vivre dans l’absence de troubles, sans passions. Mais dans cette quête du bonheur et de la tranquillité de l’âme, les dieux ne sont d’aucun secours. Ils se moquent bien que quelques fanatiques fracassent en leur honneur des idoles ennemies ou sacrifient des impies croyant accomplir ici-bas les injonctions d’une divine colère. Pas de colère, pas de récompense, pas de punition ni même de volonté. Les prières, les offrandes, les sacrifices se dissipent dans un silence absurde. Alors quel est ce dieu qui veut, gratifie ou châtie ? Quel genre d’êtres humains se croit légitime pour prendre la défense d’un dieu vexé par des caricatures de lui-même ? Comment un dieu pourrait-il être à la fois parfait et sujet du désir et donc du manque ? La grande leçon des Épicuriens est de nous préserver de projeter sur les dieux nos propres états d’âme : « Est impie (…), non pas celui qui abolit les dieux de la foule, mais celui qui ajoute aux dieux les opinions de la foule » (Lettre à Ménécée).

L’indifférence des divinités ne sert pas seulement à récuser le principe de récompense – Dieu récompense ses serviteurs et punit les impies – et montrer l’absurdité d’un massacre de sculptures. Elle est un antidote précieux contre tout tyran qui voudra faire d’une transcendance un alibi pour l’exercice de son pouvoir. Cette indifférence invalide ce précepte très répandu de la philosophie politique selon lequel un peuple ne peut longtemps rester soumis à un pouvoir qui n’est pas adoubé par des principes transcendants. Ces principes peuvent être portés par un Dieu ou, comme le dirait Nietzsche, par son ombre ; Rousseau voulait fonder une religion civile, la Terreur édifiait de nouvelles idoles tel Janius Brutus – un des premiers consuls romains –  aux côté de Solon et Platon pour porter les valeurs de la République (après avoir détruit une partie de patrimoine religieux catholique) et Raymond Aron avait justement peint un stalinisme antireligieux qui se constituait lui-même en une nouvelle religion de salut. Les exemples sont innombrables. En nous libérant précisément des dérives inévitables d’un divin récupéré par le politique, les Epicuriens nous apprennent à nous guérir de nous-mêmes, de notre rapport au monde, plutôt que de céder à cette idée pauvre d’un dieu belliqueux et vengeur, réduit à une humanité déraisonnable, parfois fanatique. Ressembler aux dieux plutôt que les craindre est le précepte fondamental qu’Epicure nous délivre dans la Lettre à Ménécée. Il se décline en un quadruple remède (tetrapharmakon) : ne craignons pas les divinités ni la mort, nous pouvons enfin atteindre le bonheur et supprimer la douleur. Ainsi, « tu vivras comme un dieu parmi les hommes ».

 

Charles Perragin

Charles Perragin est journaliste. Diplômé d'un master de Philosophie de l'Université Pierre Mendès France et de l'école de journalisme de Sciences Po Grenoble, il a notamment écrit pour Philosophie Magazine, la revue Théoria et le Midi Libre.

 

 

Commentaires

Très intéressant et très bien écrit ! Bravo M. Perragin 😉

par Michel Bernard - le 27 mars, 2015


Effectivement , superbement écrit ! Succulent papier , Monsieur Perragin , je l’ai lu trois fois , avec une jubilation croissante . Votre bonheur d’écrire est communicatif .
Si tous vos ( nos) confrères écrivaient de la sorte , la crise de la presse serait vite surmontée . Continuez ! Et bravo à iPhilo pour vous avoir déniché.

par Philippe Le Corroller - le 27 mars, 2015


Un très beau texte en vérité, assurément très bien écrit. En outre, le fond ne cède en rien à la forme. Pour l’essentiel, je partage les analyses de Charles Perragin: les dieux existent, nous dit Epicure, mais ils ne se préoccupent pas des affaires humaines. Il est donc vain et inutile de leur adresser des prières et de leur offrir des sacrifices. Cette paradoxale leçon de sagesse adossée à une forme de religiosité athée – ou de matérialisme pieux, comme on voudra dire – nous délivre des illusions de l’anthropomorphisme et des délires sanglants du fanatisme.

Cependant, cela étant posé, il reste un point décisif à reconsidérer. Les dieux, pour Epicure, sont impassibles. Pour autant, ils ne ressemblent guère à des statues, car ce sont des êtres vivants et immortels. Leur impassibilité ne vient pas par défaut, de ce qu’ils seraient des êtres dépourvus de sensibilité (comme les statues), mais par excès, de ce qu’ils ont appris à maîtriser leurs craintes et leurs désirs (comme des sages). Et c’est en quoi ils peuvent précisément constituer des modèles de vertu pour les hommes : « Commence par te persuader qu’un dieu est un vivant immortel et bienheureux, te conformant en cela à la notion commune qui en est tracée en nous. N’attribue jamais à un dieu rien qui soit en opposition avec l’immortalité ni en désaccord avec la béatitude ; mais regarde-le toujours comme possédant tout ce que tu trouveras capable d’assurer son immortalité et sa béatitude. » (Epicure, Lettre à Ménécée). On retrouve d’ailleurs cet argument à plusieurs reprises : « Ce qui est bienheureux et incorruptible n’a pas soi-même d’ennuis et n’en cause à un autre, de sorte qu’il n’est sujet ni à la colère ni à la bienveillance; en effet, tout ce qui est tel est le propre d’un être faible » (Maximes capitales 1).

Comment Epicure sait-il que les dieux existent? Voilà toute la difficulté de sa doctrine !… Tenter de l’expliquer serait fort long…

Par conséquent, la question du bonheur (comme absence de trouble et sérénité intérieure) ne se pose pas pour des êtres insensibles et n’a pour eux aucune signification. Pour vouloir être heureux, il faut d’abord être confronté à la possibilité du malheur et de la souffrance. Etre vivant, c’est s’exposer à souffrir. Il en va de même pour les dieux et pour les hommes. Mais la différence entre eux réside dans le fait que les premiers possèdent la sagesse et qu’ils sont immortels, tandis que les seconds sont ignorants et voués à mourir, et que cette angoisse les affole. C’est en quoi la philosophie est nécessaire pour nous autres humains, pour apprendre à atomiser ces peurs qui nous gâchent le plaisir de vivre ici et maintenant. Et c’est pourquoi Epicure nous exhorte à pratiquer la philosophie: « Il faut méditer sur les causes qui peuvent produire le bonheur puisque, lorsqu’il est à nous, nous avons tout, et que, quand il nous manque, nous faisons tout pour l’avoir. ». (Epicure, Lettre à Ménécée, préambule).

Telle est la vraie piété, la véritable façon d’honorer les dieux : ne rien attendre et ne rien craindre d’eux, nous réjouir de leur existence, contempler leurs traits et leurs vertus, et nous efforcer de les imiter pour progresser vers la sagesse, vers la sérénité. Les dieux sont des modèles de vertu sur lesquels le sage peut régler sa conduite afin de vivre heureux.

par Guillon-Legeay Daniel - le 27 mars, 2015


Bonjour,

Les religions, ont été (ou sont) trop souvent les piliers du pouvoir des hommes. Dieu a été instrumentalisé,a gouverné ou essaie de gouverner l’impuissance d’hommes et de femmes, aux fins d’asseoir une puissance absolue. L’obscurantisme,(s)le totalitarisme(s),à l’exemple du passé,n’est pas étranger aux massacres de l’humanisme: hérésies,blasphèmes
culturels,bûchers,anathèmes,théories spéculatives,barbarismes, etc…

Il s’agit bien de la recherche,de l’obsession a vouloir posséder le pouvoir,à défaut,du salut absolu. Dieu et hommes. La fin justifiant les moyens.Les religions ont toujours cherché le pouvoir et la puissance au-delà de celui des hommes. Au point que l’histoire et les historiens ont maillé d’erreurs d’interprétations (de croyances) la portée de l’une et de l’autre.

La religion comme bouclier (raison du plus fort) ,ou comme gloire consacrés, a été et est toujours et encore de nos jours, instrumentalisée à des fins de pouvoir et ou de colonisations.D’autres obscurantistes croient reléguer leur peur, par la grâce de l’exercice d’instincts les plus bas. De la religion omnipotente, puissance divine, il serait fait de nos existences une forme de déterminisme, avec laquelle nous ne pourrions, en dehors d’elle, exercer chacun,chacune l’essence de la liberté. Tout serait déjà écrit; il n’y aurait qu’à se laisser guider par une entité immatérielle, surnaturelle.

On ne saurait imposer davantage,un dieu,une dialectique mystique,des théories,sans une volonté d’imposer un pouvoir de pensée unique!

Je reviens au pouvoir,là où la religion reste à sa place, dans l’âme intérieure des corps,elle est salutaire et vecteur de paix. Dans le secret espoir du pouvoir de l’immortalité de l’âme, des hommes et des femmes cherchent l’apaisement, vivent leur croyance en touchant au bonheur. La charité demeure une belle idée. La piété et le pouvoir ne sont pas faits pour parasiter, mais à se vivre dans une osmose qui n’entrave pas l’autre.

Il n’est de dieu,de son ombre que l’homme.
Tu vivras tel un homme parmi les hommes.

par philo'ofser - le 28 mars, 2015


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par iPhilo – Epicure à Mossoul – Charles Perragin - le 19 février, 2016



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