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Génocide arménien : de la mémoire outragée à la mémoire partagée

5/06/2015 | par Michel Marian | dans Politique | 2 commentaires

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D’origines arméniennes, attaché à la reconnaissance du génocide de 1915 et au dialogue arméno-turc, Michel Marian, agrégé de philosophie, vient de publier Le Génocide arménien (Albin Michel). Dans cette tribune pour iPhilo, il interroge à l’occasion du Centenaire de 1915 les conditions de possibilité pour un passage d’une mémoire outragée à une mémoire partagée.
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L’effervescence publique manifestée autour du génocide des Arméniens à l’occasion de son centenaire était attendue puisque, par définition, l’anniversaire en était prévisible, et que les Arméniens, chassés de leurs places en Anatolie, donnent depuis longtemps beaucoup d’écho à ce qui leur reste : les dates de commémoration. Mais son ampleur aiguise un certain nombre de questions issues de ce combat singulier, dans les deux sens du terme.

Singulier d’abord parce qu’il s’agit, à l’origine, d’une lutte nationale devenue, presqu’exclusivement, une bataille morale. Comment ? A la différence  de toutes les autres aspirations nationales, satisfaites après la Guerre de 14-18 ou réprimées (comme pour les Kurdes), la réponse  au « rêve » arménien a été la destruction de leur communauté : de deux millions d’Arméniens ottomans au début du siècle, il n’en restait plus que 50 000 à Istanbul dans les années 20 et quelques milliers d’autres cachés en Anatolie. La libération nationale n’était plus seulement retardée, mais impossible. Il fallut du temps aux Arméniens pour l’admettre, et ils continuèrent à déposer des mémorandums dans les instances internationales pour la création d’une Arménie sur leurs terres historiques. Ce n’est qu’après Nuremberg, et plus encore après le procès Eichmann, qu’ils comprirent que la communauté internationale avait enfin adopté les principes qu’elle avait entrevus mais pas appliqués en 1918, notamment celui de la poursuite pénale sans prescription des auteurs du meurtre d’un peuple.

Leur demande de justice s’est alors reformulée dans l’adhésion à un concept pour qualifier ce qui leur avait été infligé en 1915, celui de génocide, en forme de chef d’accusation contre le gouvernement turc, successeur de l’Empire ottoman. Elle a à la fois réussi et échoué. Réussi, en réalisant en quelques décennies un accord à peu près unanime chez les historiens et dans les opinions sur la correspondance entre 1915 et la mise en actes d’une volonté gouvernementale de suppression d’un peuple. Il y a d’autant moins de mystère à ce succès que le créateur du concept de génocide, le juriste Raphael Lemkin, avait commencé sa réflexion sur les crimes de masse par l’exemple arménien.

Echoué parce que ce resurgissement de la vérité n’aurait aucune portée juridique : la Cour pénale internationale n’a pas de compétence rétroactive, et le crime de génocide n’est imputable qu’à des personnes, pas à des Etats. La décantation du politique en juridique se redouble donc d’une purification du juridique en éthique. C’est cette mutation qui s’est manifestée  en 2015 : au-delà des hommes politiques de pays à forte communauté arménienne, le relais a été pris par des autorités morales, comme le Pape ou le président allemand Gauck, pour interpeller la Turquie et l’inciter à un travail de mémoire. Le soutien apporté par ces deux grandes figures à la légitimité du rappel de 1915 inscrit cette page noire dans la mémoire universelle aux côtés de la Shoa, quelle que soit la différence des idéologies meurtrières.

Or, si le gouvernement turc se refuse toujours à accepter le mot de génocide et le renvoie à une sorte de complot international, le travail de mémoire a commencé en Turquie. Il perce l’impasse diplomatique et transforme la dynamique de simplification évoquée plus haut.

D’abord en participant à l’établissement d’une vérité historique plus complexe, que celle issue de la fidélité à la mémoire des victimes. Les premiers historiens du génocide, arméniens ou autres, étaient tout occupés d’administrer la preuve de l’intention de destruction, et ont centré leurs recherches sur les années 15-16, la transmission des ordres, le camouflage du crime en violences locales issues du chaos de la guerre. Les historiens turcs y ajoutent une attention à ce qui, dans le génocide, a produit non seulement la destruction, mais des sauvetages et surtout posé quelques fondements  de la Turquie contemporaine : les spoliations des biens arméniens et les islamisations. La dualité des sites de la mémoire permet de construire ensemble une histoire plus complète, sans remettre en cause le schéma d’ensemble.

Ensuite, parce qu’en Turquie l’intérêt pour le crime commis en 1915, même s’il a été suscité au départ en grande partie par la pression venue de pays à fortes communautés arméniennes, doit se nourrir d’intérêts civiques plus larges. L’interprétation dans les cercles démocrates, à partir de la fin des années 90,  du déni de la destruction des Arméniens comme un foyer des violences ultérieures contre les minorités et un verrou devant l’accès à une démocratie apaisée, fut une première étape de la réintégration de la question arménienne dans le débat politique turc.

La seconde étape arrive aujourd’hui, lorsque le parti d’origine kurde (HDP) met la reconnaissance du génocide à son programme, et que le parti kémaliste (CHP), sans en faire autant, promeut des personnalités arméniennes dans ses candidats et fait une place à la question dans ses journaux. Le gouvernement AKP qui, lui-même, avait franchi un petit pas en 2014 en présentant ses condoléances aux Arméniens, peut désormais craindre que son immobilisme dans l’année du centenaire soit utilisé contre lui par ses adversaires intérieurs. Comme s’il avait fallu que cette question arménienne se dépolitise sur la scène internationale pour se repolitiser en Turquie, où le poids électoral des Arméniens est négligeable.

D’une certaine façon la lutte arménienne contre l’oubli voit le port. Il lui faudra apporter une réponse à l’appel du gouvernement turc, et surtout du premier ministre Davutoglu, à une « mémoire juste ». Le recours à un concept de Ricoeur, qui appelle à l’équilibre, est évidemment une diversion et une distorsion dans un cas marqué par des décennies de négation et d’outrage public à la mémoire des Arméniens dénigrés comme traîtres et ennemis. L’aveu qui coute tant est incontournable. Mais après, pour toute la région qui s’étend des Balkans au Moyen-Orient en passant par l’Anatolie et le Caucase, un horizon  de reconnaissance mutuelle fondée sur la vérité pourra se dessiner.

L’autre chapitre qui s’ouvrira sera celui de la mutation d’une identité arménienne centrée depuis des décennies sur la fidélité au génocide, et donc l’attachement à une terre qui ne pourra faire l’objet d’un retour en souveraineté. Leur investissement d’un siècle sur un passé douloureux permettra-t-il aux Arméniens de changer de rêve et de  recréer des liens avec une origine qui ne les sépare pas  de ceux qui habitent aujourd’hui ce sol ?

Pour aller plus loin : Michel Marian, Le génocide arménien. De la mémoire outragée à la mémoire partagée, éd. Albin Michel, 2015.

 

Michel Marian

Agrégé de philosophie, ancien élève de l’École normale supérieure (Ulm) et de l’École nationale d'administration, Michel Marian est administrateur civil au Ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche et maître de conférences à Sciences Po Paris, où il enseigne la philosophie. D'origines arméniennes, attaché à la reconnaissance du génocide de 1915 et au dialogue arméno-turc, il vient de publier Le Génocide arménien : de la mémoire outragée à la mémoire partagée (Albin Michel, 2015).

 

 

Commentaires

comment le parti kurde peut reconnaître ce génocide alors qu’il y a participé largement ?

par Philippe Brissaud - le 6 juin, 2015


[…] que, dans iPhilo, Michel Marian publiait le 5 juin dernier une tribune sur l’état du dialogue arméno-turc à l’occasion du centenaire du Génocide de 1915, le philosophe Jean-Sébastien Philippart a […]

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