Crise des migrants : et si on relisait Kant ?
Le bruit du conflit qui oppose l’idéologie d’une certaine gauche à l’idéologie d’une certaine droite et couvre de ses grognements les cris et l’agonie des migrants, comme pour mieux s’y rendre sourd, est insupportable. À gauche on se gargarise de xénophilie antiraciste et allergique à toute forme de frontière occidentale. À droite on s’époumone à brandir la menace d’un universalisme dissolvant les identités européennes. Mais d’un côté comme de l’autre la déferlante migratoire est un coup de la fortune. Une chance pour les uns. Une fatalité pour les autres.
Un tel conflit est la résolution bâtarde et passionnelle d’une question pourtant essentielle. Comment penser l’universel dans le particulier ? En l’occurrence, comment une communauté historiquement définie peut-elle incarner des valeurs universelles comme celle de l’hospitalité ? Et inversement, comment penser le particulier dans l’universel ? En l’occurrence, comment une telle communauté peut-elle se définir dans un monde qui la déborde de toutes parts ?
Or, puisqu’une partie de son œuvre a directement inspiré le désir de construction de l’Union européenne, il serait sans doute opportun de relire l’immense Kant.
Dans son Projet de paix perpétuelle, Kant réfléchit en effet à un droit « cosmopolite », c’est-à-dire à un droit s’appliquant aux relations entre les peuples et aux relations entre les individus eux-mêmes en tant qu’ils appartiennent au genre humain. La question du droit international pose donc la question de l’hospitalité.
Pour le philosophe, cette dernière est quasiment inconditionnelle. Le droit d’hospitalité est « le droit qu’a tout homme de se proposer comme membre de la société, en vertu du droit de commune possession de la surface de la terre sur laquelle, en tant que sphérique, ils ne peuvent se disperser à l’infini ; il faut donc qu’ils se supportent les uns à côté des autres, personne n’ayant originairement le droit de se trouver à un endroit de la terre plutôt qu’à un autre ».
Toutefois, ce droit constitue un droit de visite uniquement et non un droit de résidence. En vertu de la souveraineté de chaque État, un étranger ne peut s’installer par soi-même dans un pays. La décision appartient à la communauté d’accueil.
Deux choses doivent alors être relevées. L’hospitalité et l’intérêt national ne sont pas a priori antithétiques. Deuxièmement, le droit cosmopolite fait appel à l’imagination.
La « commune possession de la surface de la terre » par tous les hommes ne correspond effectivement pas à un moment historique. Il s’agit d’une idée ou d’une fiction. Mais d’une idée nécessaire parce qu’elle fonde le droit à la propriété. On ne peut empêcher la possession de ce qui n’est pas sien qu’en faisant l’hypothèse d’un accord collectif où les hommes seraient liés les uns aux autres à travers le partage d’un même monde.
Autrement dit, l’imagination qui nourrit le droit à l’hospitalité consiste en cette capacité à nous arracher à notre environnement immédiat, afin d’envisager des possibilités de relations inédites avec autrui et d’autres manières d’agir. L’imagination participe ainsi à une augmentation de la réalité en ce qu’elle nous permet de mieux orienter notre action. On ne la confondra donc pas avec l’imaginaire qui se coupe du réel pour demeurer enfermé dans ses divagations.
C’est dire que l’idée d’une hospitalité universelle n’est pas réalisable. Soumettre le réel à une fiction est délirant. En d’autres termes, un idéal est toujours comme un horizon : il oriente notre action mais insaisissable (l’horizon recule à mesure qu’on s’en approche), il n’est pas l’objet de notre action. Kant voit ainsi dans la résistance des nations à se fondre dans un État cosmopolite, une ruse de la nature humaine pressentant la catastrophe qui s’y réaliserait. Encore une fois, l’idéal d’une hospitalité inconditionnelle ne se confond pas avec les mesures que doivent légitimement prendre l’intérêt national. Il est cependant susceptible de les inspirer.
Mais si aujourd’hui les instances européennes paraissent cautionner malgré elles le sentiment d’impuissance face à la crise migratoire, n’est-ce pas là au fond par une absence cruelle d’imagination ? Elles savaient depuis longtemps que cette crise se préparait et ont préféré l’ignorer, emmurées dans un imaginaire technocratique laissant certains intérêts nationaux se replier en égoïsme nationaliste.
Tel est par conséquent le paradoxe : des milliers de migrants ou de réfugiés viennent s’échouer sur les rivages d’un continent qui les attire, au péril de leur vie, comme par la puissance d’un rêve — tandis que le continent lui-même, en panne d’imagination, ne rêve plus.
Obnubilée, accaparée, épuisée par le conflit des imaginaires — l’imaginaire antiraciste, nationaliste et technocratique en lutte les uns avec les autres — l’Europe en crise ne croit plus en elle. Or la confiance est tout le contraire de la fatalité : elle rend capable de mobiliser des ressources inédites eu égard à un défi de taille.
Agrégé de philosophie, Jean-Sébastien Philippart est conférencier à l'Ecole Supérieure des Arts Saint-Luc de Bruxelles.
Commentaires
» L’Europe en crise ne croit plus en elle » , écrivez-vous . L’Europe , je ne sais pas , mais l’Allemagne , elle , croit en elle . L’accueil qu’elle réserve aux réfugiés relève à la fois de son intérêt bien compris – développer son économie , résoudre son problème démographique – et de la compassion , laquelle est souvent naturelle à qui ne craint pas l’avenir . Il fait cruellement ressortir le marasme dans lequel se débattent certains de ses voisins , à commencer par la France . Au point qu’on peut se poser la question : le tandem franco-allemand , qui fut pendant des décennies le moteur de la construction européenne , va-t-il résister à un tel gap ? Et une autre peut-être plus » philosophique » : Les Etats peuvent-ils se donner une éthique qui serait universelle ( ce qui serait , si je vous ai bien compris le point de vue kantien ) ; ou bien sont-ils condamnés à l’élaborer dans les limites de leur histoire , de leur géographie , de leur économie, etc…( ce qui semble être le parti pris par les souverainistes ) ?
par Philippe Le Corroller - le 12 septembre, 2015
Bravo pour le rappel du distinguo nécessaire à penser entre imagination et imaginaire.
Oui nous autres démocraties avons parfois tendance à nous retrancher dans l’imaginaire plutôt qu’à activer notre imagination politique devant trop de complexité.
En revanche les propos opposant universalité éthique et droit à la propriété ( je raccourcis) , quoi qu’ayant l’avantage d’user du débat d’idées et de la dialectique, me semblent comporter bien trop de contradictions internes et créent une faiblesse du raisonnement, tombant du coup ( pardonnez moi) dans une forme d’imaginaire banalement utilisé à défaut d’une imagination pensante !
Dommage.
par Danièle goetzke - le 13 septembre, 2015
@Danièle Goetzke Merci de votre commentaire. Un malentendu peut-être. L’universalité éthique et le droit à la propriété n’entrent en contradiction que si l’on cherche à déduire celui-ci de celle-là. Il s’agit plutôt de penser les choses en termes d’architectonie. La propriété ne se déduit pas de l’éthique, elle en porte la trace. Autrement dit, la propriété constitue une strate en soi qui se base sur l’éthique, cette dernière la faisant vibrer en quelque sorte. Sans cette trace, le propre dont la reconnaissance est solidaire de la reconnaissance d’autrui s’atomise dans l’hyperindividualisme.
par Jean-Sébastien Philippart - le 13 septembre, 2015
Intéressant.
Il est intéressant que nous cherchons à faire perdurer la valeur antique de l’hospitalité, alors que je crois que nous ignorons de plus en plus les racines où puise cette valeur.
J’ai souvent pensé que l’hospitalité devait être la prime valeur de l’humanité, et qu’elle consistait en un geste de fraternité envers.. UN SUJET SINGULIER qui LA DEMANDAIT (demander n’est pas exiger, ni forcer la main de l’hôte sollicité). Dans mon imagination, un VOYAGEUR fatigué EN CHEMIN VERS QUELQUE PART, vaquant à ses occupations, avec son projet, etc, de manière ponctuelle demandait à l’Autre la possibilité de poser sa tête sous un toit pour une nuit (ou quelques nuits parfois), manger un bout, selon ce que son hôte pouvait lui donner.
L’hospitalité est donc une grâce…et on ne revendique pas la grâce ; ça, c’est antithétique.
On voit aujourd’hui le processus d’hospitalité en oeuvre dans le très beau livre de Rory Stewart, « En Afghanistan », écrit autour de 2001, et quelques, lors d’un voyage à pied qu’il a fait en hiver (au risque de sa vie, en passant), et où il a, à de nombreuses reprises, demandé l’hospitalité dans une culture où elle se pratiqu(ait). (Je crois qu’elle POURRAIT se pratiquer chez nous, malgré l’absence de culture… religieuse en France, ne serait-ce qu’à cause du reliquat de… foi… des Français…dans certaines conditions, bien sûr…)
Comme vous avez noté plus haut, les migrants ne tombent pas sous ce sens de l’hospitalité. Ils ne poursuivent pas un projet formé, et NE DEMANDENT PAS un toit, un repas pour une ou quelques nuits.
Ils veulent s’installer. Ce n’est pas du tout la même chose. Du tout, même.
Autrement dit, comme vous avez également marqué plus haut, IL Y A DES LIMITES A L’HOSPITALITE. Même, je dirais qu’il y a des cas où il ne s’agit pas d’hospitalité.
Je vous recommande le livre de Konrad Lorenz « L’agression, une histoire naturelle du mal ».
Lorenz… est très pessimiste tout de même sur la possibilité que nous arrivions tous à nous aimer les uns les autres dans le meilleur des mondes.
Et il met en garde contre la tentation d’attribuer tout acte agressif à la peur d’autrui, par exemple, comme nous avons malheureusement tendance à le faire avec notre.. idéalisme mal placé, là.
Il y a un grand danger de perdre notre capacité à… imaginer une haine… nécessaire (et inévitable).
par Debra - le 13 septembre, 2015
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