Rousseau et le paradoxe de l’autonomie démocratique
La philosophe Céline Spector, professeur à l’Université Bordeaux Montaigne, a publié dernièrement l’essai Rousseau. Les paradoxes de l’autonomie démocratique chez Michalon.
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Souvent présenté comme l’un des pères fondateurs de la Révolution française, Rousseau semble pourtant avoir douté des capacités du peuple à se donner ses lois. Dans une formule célèbre du Contrat social, il soutient que si la volonté générale est « toujours droite », « le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé » (CS, II, 6, voir II, 3). Le statut du législateur, en particulier, est problématique : ne conduit-il pas la « multitude aveugle » sur la voie de l’autonomie par des moyens hétéronomes ? N’ôte-t-il pas au peuple la substance même de sa souveraineté ? Ne signe-t-il pas l’échec du rousseauisme comme politique démocratique, et peut-être l’échec de la démocratie tout court ?
Dans le Contrat social, la théorie de l’autonomie républicaine risque un véritable écueil. Rousseau recourt au législateur afin d’éclairer la volonté générale et de la déclarer, c’est-à-dire de rédiger à l’origine le corps des lois. Le paradoxe qui conduit à l’introduction de ce personnage mythique, sur le modèle des grands législateurs antiques (Moïse, Lycurgue, Solon, Numa ou plus récemment Mahomet), est le suivant : le peuple peut unanimement consentir à l’association, mais il ne pourra s’accorder pour rédiger les lois. L’élaboration législative ne peut être faite d’un commun accord, par une « inspiration subite » (CS, II, 6). Si le corps politique est uni grâce au pacte, encore faut-il qu’il puisse énoncer sa volonté au moyen d’un « organe ». La difficulté tient à ce que Rousseau, contrairement à Hobbes, refuse l’unification des volontés par la médiation d’un représentant, organe destiné à énoncer en lieu et place de la multitude ce qui est le plus adéquat pour elle. Rousseau suit plutôt Montesquieu : « Dans la naissance des sociétés, dit Montesquieu (dans les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence), ce sont les chefs des républiques qui font l’institution, et c’est ensuite l’institution qui forme les chefs des république ». Faudrait-il au départ des « chefs » pour faire advenir la subjectivité politique, et briser le cercle de l’auto-institution démocratique ?
Pour nous qui lisons le Contrat social après la Révolution française et la révolution d’octobre, l’invocation du législateur comme médiateur et aufklärer peut être considérée comme une supercherie qui ôte au peuple la substance même de son autonomie, tout juste conquise grâce au concept de volonté générale. Il existe un angle mort de la politique, ce que le peuple veut mais ne voit pas.
À cet égard, Rousseau semble suggérer que le peuple est un maître qui a besoin d’un maître. Il existe des objets à quoi la volonté du peuple aspire sans que son entendement puisse les lui présenter comme les « meilleurs ». Le législateur devra donc résoudre le chiasme, servir de médiation entre la volonté et l’entendement du corps politique. Le Contrat social semble ici infléchir, grâce à la distinction cartésienne entre entendement et volonté, la critique platonicienne du peuple – sa capacité à se laisser berner par des démagogues et des rhéteurs. En allant au-delà des apparences, le législateur doit pouvoir l’éclairer, lui « apprendre à connaître » ce qu’il ne connaît pas. Cet être quasi-divin doté de qualités exceptionnelles, qui connaît toutes les passions humaines sans les éprouver, servira de médiation vers la Liberté et la Justice.
Dans le Contrat social, le législateur est donc doté d’une double fonction, cognitive et affective. Cognitive d’abord : le législateur doit déjouer l’illusion du proche et l’attrait du plaisir sensible (les Hébreux adorant le veau d’or). Affective ensuite : il doit former l’esprit social, dénaturer l’homme pour faire un citoyen, briser l’égoïsme spontané pour conduire à l’amour d’un soi élargi (l’Etat, la République, la patrie). Il s’agit de « changer, pour ainsi dire, la nature humaine ». Le législateur rompt le cercle vicieux de l’origine, puisqu’il faudrait que les hommes fussent avant les lois ce qu’ils ne peuvent être sans elle – que « l’esprit social » soit d’emblée institué. C’est pourquoi le législateur intervient surtout au moment de l’institution de la société, alors que le peuple est insuffisamment éduqué. La bonne politique suppose alors de rectifier la tendance naturelle de l’homme à privilégier l’immédiat (le proche, le plaisir, le présent) :
« Il faut lui faire voir les objets tels qu’ils sont, quelquefois tels qu’ils doivent lui paraître, lui montrer le bon chemin qu’elle cherche, la garantir des séductions des volontés particulières, rapprocher à ses yeux les lieux et les temps, balancer l’attrait des avantages présents et sensibles par le danger des maux éloignés et cachés » (II, 6).
Cependant, Rousseau ne s’inscrit pas ici dans le sillage de Platon. Dans le Manuscrit de Genève (version préparatoire au Contrat social), il affirme plus nettement encore que l’union sociale, étant artificielle, est incapable de sentir son bien. Tout est question, ici, de sensibilité : c’est parce que le corps politique n’est pas doté du centre nerveux de la sensibilité qu’il ne peut d’emblée percevoir ce qui est utile ou convenable pour lui. La multitude n’est pas aveugle à une forme de vérité à priori (le bien commun) en raison de la simplicité de son entendement ; elle ne peut sentir ce qui pourrait la protéger ou la mettre en danger à l’avenir. Le manque de prévoyance ou de prudence entraîne un manque de réaction face aux maux et aux dangers : c’est parce que le corps politique artificiel n’a pas d’amour de soi par nature, de manière instinctive, qu’il est en danger, trop lent pour trouver les remèdes pertinents, trop maladroit pour parer grâce aux lois aux risques qui le menacent.
Il reste que le législateur a bien pour mission d’inciter le peuple à faire siennes les propositions de lois dont il ne voit pas l’utilité, en tournant les motivations des individus vers le bien commun. Son rôle est appelé à durer au delà du moment de la fondation de l’Etat ou du « peuple naissant ». Il ne s’agit pas seulement d’une apparition fulgurante et évanescente, comme si le législateur devait disparaître à tout jamais hors de l’État qu’il contribue à fonder, en laissant au peuple qu’il a mené au seuil de la terre promise les habitus de l’autonomie politique. Sous une forme ou sous une autre, le législateur devra constamment travailler sur les mœurs et sur l’opinion publique afin de conserver un peuple dans l’esprit de son institution (II, 12).
En ce sens, il n’est pas faux de dire que le législateur, par sa fonction, menace l’autonomie républicaine : comme le gouverneur dans l’Emile, il doit prévenir et corriger les illusions. Mais l’on aurait tort de conclure que Rousseau ôte d’une main ce qu’il a accordé de l’autre (la substance même de la souveraineté populaire). Car le législateur doit être dénué de tout pouvoir législatif ou exécutif – sous peine de devenir un tyran. Rousseau avait conscience des risques d’usurpation de la souveraineté en raison de la « science » de la législation – d’où ses invectives contre Platon et Le politique, où la science de la justice suffit à autoriser celui qui s’en prévaut à faire appliquer les lois. Rousseau refuse ce modèle de la technocratie ou de l’expertise : le savoir ou la science n’autorise rien. Platon, rapproché de Caligula (!), a tort : la science politique n’a aucun droit d’imposer sa solution en la donnant pour la meilleure – au-delà de la persuasion et du véritable consentement. Pour Rousseau, le législateur est le contraire d’un dictateur. S’il risque toujours d’être un imposteur voué à faire parler les dieux, le législateur n’impose aucune politique ; la stabilité des institutions qu’il crée fournit seulement a posteriori le signe de son authenticité et de sa grandeur. Le peuple doit toujours ratifier ses propositions de loi ; seule la volonté générale demeure souveraine en ce sens.
Comme l’a vu Bonnie Honig, le législateur ne transcende donc pas la scène politique ; il demeure en son centre, soumis à la volonté populaire qui peut toujours le congédier. Le législateur ne témoigne pas d’une trahison de l’idéal démocratique ; il incarne la nécessité de l’acculturation politique. En un mot, cet aufklärer n’est pas l’instance idéale de la rationalité que le peuple ne peut jamais atteindre par ses délibérations ; il offre plutôt un ancrage au dépassement du procéduralisme qui caricature la démocratie. Rousseau n’est pas réellement en défaut par rapport à Kant, comme le prétend notamment Seyla Benhabib : sa politique entend plutôt donner une autre vision, plus proche du réel, de ses dimensions contradictoires et de ses aspirations conflictuelles. Au lieu de sortir de la politique par la fiction du législateur, Rousseau est resté rivé au règne réel de la politique, celui de l’indétermination démocratique : loi, peuple, volonté générale, délibération demeurent hantés par leurs contraires, ruse, multitude, volonté de tous, décision. Ne serait-ce que pour cette raison, il faut le lire encore.
(1) Voir C. Spector, Rousseau. Les paradoxes de l’autonomie démocratique, Paris, Michalon, 2015.
(2) R. D. Masters, The Political Philosophy of Rousseau, Princeton, Princeton University Press, 1968, p. 354-368 ; L. Strauss, « L’intention de Rousseau », trad. P. Manent, in Pensée de Rousseau, Paris, Seuil, 1984, p. 67-94 ; G. Olivo, « L’union de l’entendement et de la volonté dans le corps social », in Rousseau, Du contract social, ou Essai sur la forme de la République (Manuscrit de Genève), B. Bachofen, B. Bernardi et G. Olivo (éds.), Paris, Vrin, 2012, désormais MsG, p. 191-202 ; B. Bernardi, « Le Moïse de Rousseau : législateur archétype ou atypique ? », Incidences, 8, 2014 ; B. Karsenti, Moïse et l’idée de peuple. La vérité historique selon Freud, Paris, Cerf, 2012, p. 18-31.
(3) L. Althusser, Politique et histoire, de Machiavel à Marx, F. Matheron éd., Paris, Seuil, 2006, p. 352.
(4) Le Manuscrit de Genève a été rédigé vers 1756-1758.
(5) MsG, p. 86-88.
(6) Voir D. El Murr, « Rousseau, lecteur du Politique de Platon », RFHIP, n°37, 2012, p. 5-33.
(7) Voir a contrario C. Schmitt, La Dictature, Paris, Points Essais, 2015.
(8) B. Honig, « Between Decision and Deliberation: Political Paradox in Democratic Theory », American Political Science Review, vol. 101, n° 1s, février 2007, p. 1-17.
(9) S. Benhabib, « Deliberative Rationality and Models of Democratic Legitimacy », Constellations, vol. 1, 1994, p. 26-52.
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Pour aller plus loin : Céline Spector, Rousseau. Les paradoxes de l’autonomie démocratique, éd. Michalon, 2015.
Agrégé et docteur en Philosophie, Céline Spector est professeur à l'Université Bordeaux Montaigne et membre honoraire de l'Institut Universitaire de France. Spécialiste de la philosophie politique des Lumières et de son héritage contemporain, elle a notamment publié C’est quoi l’Europe ? (Gallimard, 2014) et dernièrement Rousseau. Les paradoxes de l'autonomie démocratique (Michalon, 2015).
Commentaires
L’ennui , tout de même , c’est que le fameux mot de Rousseau sur le droit qu’a la société de » forcer les hommes à être libres » a fâcheusement inspiré …de sinistres personnages ! » Les Jacobins , Robespierre , Hitler , Mussolini , les communistes , tous utilisent exactement cette méthode de raisonnement qui consiste à dire que les hommes ne savent pas ce qu’ils veulent vraiment- et donc qu’en le voulant pour eux, en le voulant à leur place , on leur donne ce que sans le savoir, ils veulent eux-mêmes en réalité » : ce texte d’une des six conférences consacrées à » La liberté et ses traitres » , prononcées par Isaiah Berlin à la BBC il y a plus d’un demi-siècle et publiées sous ce titre par Rivages poche , n’a pas pris une ride , comme on dit . Rousseau écrit superbement et » Les Rêveries du Promeneur solitaire » est un petit bijou . Mais cette mythologie de l’être véritable qui me donne le droit de contraindre les gens a fait des millions de morts . Au diable le Rousseau idéologue , auteur du » Contrat social » !
par Philippe Le Corroller - le 24 septembre, 2015
Je trouve vraiment très intéressant cet article. Il rappelle très clairement comment Rousseau s’est efforcé, après d’autres, de penser l’essence du politique et ses contradictions internes quasi insurmontables.
Par définition, la démocratie est une institution humaine, et l’idéal qu’elle pose (la souveraineté du peuple) est une réponse au problème de « l’insociable sociabilité » consubstantielle à toute organisation sociale (c’est aussi la leçon de Kant): les hommes ne peuvent à la fois pas se passer les uns des autres (c’est la force centripète du besoin d’une organisation sociale et politique) et ne supportent pas d’avoir à le faire (c’est la force centrifuge de l’égoïsme) .
Vous avez donc bien raison d’affirmer que : « Le législateur ne témoigne pas d’une trahison de l’idéal démocratique ; il incarne la nécessité de l’acculturation politique. En un mot, cet aufklärer n’est pas l’instance idéale de la rationalité que le peuple ne peut jamais atteindre par ses délibérations ; il offre plutôt un ancrage au dépassement du procéduralisme qui caricature la démocratie ».
En revanche, on peut se demander si cette fonction éducatrice du législateur n’est pas aussi un leurre? L’effort de Rousseau pour penser la réalité de l’organisation politique n’est-il pas entaché d’une forme d’idéalisme? La figure du législateur n’est-elle pas le masque – et l’ultime ruse?- dont usent les puissants (les lobbys, la classe dominante…) pour tromper et aliéner le peuple, pour rendre estimable et prétendûment soucieuse du bien public une logique de domination au service d’intérêts privés? C’est ce que soutient Marx en l’occurrence… En somme, Rousseau ne pècherait pas tant par manque de profondeur que par manque de clairvoyance. Je crois que c’est là une vraie question, que la puissance des lobbys d’un côté, et celle de la technocratie de l’autre, ne rend que plus criante aujourd’hui etqui explique peut-être en partie la désaffection du peuple souverain pour la politique (voir les records de l’abstention).
En attendant de vous lire peut-être, je vous remercie, chère collègue, pour ce texte extrêmement intéressant.
par Guillon-Legeay Daniel - le 24 septembre, 2015
Oui, ce texte est très intéressant. Rousseau est un très grand penseur, traversé de contradictions, parce que nous sommes humains, et donc, ne pouvons pas être sans contradictions.
Quelques remarques qui me semblent pertinentes, et des questions.
Il me semble erroné de postuler l’égoïsme premier de l’Homme. Dès ses débuts, l’Homme est aussi altruiste qu’égoïste, et il l’est… de nature. Je dis cela d’après mon observation du monde, en sachant que, certes, si on part du PRINCIPE (un postulat) que l’Homme est fondamentalement égoïste, ce principe ne pourra que colorer et entacher ? notre manière de voir le monde, et agir dedans. Mais il y a un monde entre reconnaître que nous sommes constamment en train de ramener nos expériences à nous (égocentrisme), et postuler que tout ce que nous faisons c’est dans notre propre intérêt. Cette dernière observation ne tient pas la route, pour le monde que je vois, en tout cas.
Ensuite, depuis le temps que je me répète ici, « on » sait combien le concept de « peuple », formulé AU SINGULIER… me dérange… comme s’il s’agissait de postuler… l’unité ? linguistique (et plus) de tant de personnes singulières différentes. Ce parti pris linguistique a des conséquences sur ce que nous nous donnons la possibilité de penser.
Ensuite, le concept de « bien commun ». C’est QUOI, un bien commun ? Est-ce.. une idée ? une institution ? un lopin de terre ? Selon la définition, et la manière de considérer le « bien commun », différentes manières de penser la politique émergeront.
Sur le paradoxe ci-dessus, je vois l’indépassable problème de l’incarnation, et le fait… réel ? que pour se donner des représentations de ce que les mots veulent dire (surtout les mots les plus abstraits), nous avons besoin de les voir à l’oeuvre dans le monde, en passant par les intermédiaires humains qui sont chargés de les porter/INCARNER pour nous.
Le problème de l’incarnation est si aiguë qu’il prend la forme d’appuyer l’organisation politique de l’Homme sur le grand métaphore du…corps humain. Tout compte fait, je préfère appuyer l’organisation politique de l’Homme sur le corps humain en tant que faible ? chair, que sur la machine, ou… le corps/machine. En voilà une… inCARNation qui n’en est pas une, d’ailleurs.
Je ne vois pas comment nous arriverons jamais à harmoniser ? faire la synthèse parfaitement mélangée du corps et de l’esprit. Il y aura toujours un « vilain » reste qui traduira notre inévitable échec en la matière. En attendant, pour ce que je vois, et encore plus à l’heure actuelle, LE CORPS ATTEND TOUJOURS QU’ON LUI DONNE LA PAROLE.
par Debra - le 12 novembre, 2020
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