Prisons : par delà Surveiller et punir
Si l’on observe le milieu carcéral aujourd’hui, de nouvelles catégories du pouvoir semblent se dessiner. Prendre le réel au corps, regarder à la marge de la société pour comprendre comment tient la page, est un exercice foucaldien périlleux, renouvelé ici, le temps de ces quelques lignes.
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Du corps contrôlé au corps hébété
“A-t-on cessé de penser la prison après Michel Foucault ?” se demandait France Culture début 2013 dans un cycle d’émissions consacré à ce que l’anthropologue et sociologue Didier Fassin dénommait L’Ombre du monde, dans son ouvrage publié en janvier 2015 (1). Non, évidemment. D’importants travaux sont menés tant en sociologie qu’en psychologie, une réflexion toujours plus alimentée par la recherche et la création de l’Observatoire International des Prisons en 1990.
Surveiller et punir a 40 ans, et l’anatomie du pouvoir mis au jour par Foucault dans le laboratoire carcéral pour décrire la société disciplinaire se révèle aujourd’hui un exercice difficile à renouveler tant les mutations sont lentes et imperceptibles. Nous barbotons continuellement dans la « discipline foucaldienne », cette texture qui vertèbre les rapports de pouvoir dans la société. Mais en plissant les yeux, les transformations des rapports de force et de l’exercice du pouvoir en prison se dessinent. Comme sur un visage familier, certains traits se creusent, d’autres apparaissent, suivant un mouvement de corrélation logique avec l’évolution de la société libre. « L’univers carcéral a beau être fermé, il n’en est pas moins poreux », écrit Didier Fassin.
Le principal acquis de Michel Foucault, sur la prison en particulier et la société en général, réside dans le constat que les catégories du pouvoir ne sont plus “soumettre”, “obliger”, ou “contraindre”, mais “susciter”, “inciter”, ou “rendre probable”. Dans son œuvre Surveiller et punir, le philosophe emprunte l’exemple architectural du Panoptique chez Bentham : un bâtiment où tous les prisonniers sont constamment observés, sans pouvoir voir l’observateur. Plus de coercition, de châtiment ou de supplice. Mais la sensation d’être regardé, épié à chaque instant. C’est la naissance de la prison moderne, de l’institution punitive. Au XVIIIème siècle, la peine privative de liberté remplace les sévices corporels. L’emprisonnement est un “progrès”, une petite révolution dans le système carcéral français. L’efficacité du pouvoir réside alors dans l’intériorisation du regard tout-puissant du surveillant. La “solitude séquestrée et regardée” génère d’elle-même l’autocensure, la culpabilisation ou la peur. Le sujet se soumet à chaque instant à un pouvoir dont les actions objectives disparaissent. L’important, raconte Foucault, est de se sentir surveillé. Que le pouvoir soit visible et invérifiable. Le corps du détenu se retrouve investi d’un pouvoir qui n’est plus objectif, mais construit par sa propre subjectivité.
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Regarder les prisons, est-ce contempler l’avenir ?
Quarante ans plus tard, nous nous sommes ferrés par “commodité” dans une nasse de technologies où chacun est exposé aux autres. Une évolution qui vient mesurer le caractère opératoire du panoptique qui, bien plus qu’une invention technique ou scientifique, est un modèle pour expliquer le doux assujettissement d’un individu à des normes sociales. Mais poursuivons le travail. Aujourd’hui, quelles sont les nouvelles techniques du pouvoir que nous pouvons observer dans les prisons modernes ? La personne détenue n’est plus seulement assujettie par l’intériorisation d’un regard normatif. Tout se passe comme si la conscience elle-même était engourdie dans la texture d’un pouvoir anesthésiant, laissant advenir d’autres catégories du pouvoir : flouer, hébéter, amollir.
Un certain nombre de centres pénitentiaires ont vu le jour en 2009, de grands complexes ultramodernes et aseptisés où les barreaux des portes ont été remplacés par des murs lisses. Le regard inquisiteur s’est déplacé, il devient omniscient, succédé par des caméras de surveillance généralisées. Privée d’autrui, la conscience de soi tourne sur elle-même, et s’effrite. Dans le Panoptique de Foucault, le philosophe évoque la persistance d’un lien social, parfois même précise-t-il, dans le simple désir de soumission au contrôle, comme un certificat d’existence. Mais dans les prisons modernes, les surveillants ont déserté les couloirs. Dans ces grandes usines à enfermer, la voix ne porte plus, elle résonne. Elle se noie dans une rumeur épaisse, pareille au brouhaha des grandes piscines publiques. Seule reste audible la voix des agents grésillante dans l’interphone de la cellule. Dans leur solitude, les condamnés restent isolés dans des cellules où même les miroirs ne renvoient pas leur propre reflet. Faits d’acier poli, on y distingue des silhouettes diaphanes et oblongues, un corps instable et vaporeux, insaisissable, à l’image de leur âme embuée. Inépuisable, l’argument de la sécurité prend le pas sur tout le reste. Tant pis si son image est déformée, ou s’il ne peut se couper les cheveux dans la nuque. Avec un bout de miroir, un détenu pour s’ouvrir les veines ou “charcler” son codétenu.
Michel Foucault tentait d’élucider cette évolution vers ce qu’il appellera dans La Volonté de savoir le “biopouvoir” ; nous sommes passés d’une “discipline blocus” caractérisée par une lutte physique contre le “mal” à une “discipline mécanisme” où le but est d’améliorer l’exercice du pouvoir en le rendant plus “léger”, “rapide”, et “efficace” avec des “coercitions subtiles”. Si les prisons modernes ont le confort d’un hôtel bas de gamme, l’ensemble des associations et des personnels médico-psychiatriques décrivent un milieu encore plus deshumanisant et suicidogène qu’avant.
Contrôlées à l’extrême, dans de nombreuses prisons françaises il est pourtant plus facile de fumer un joint que de faire entrer du café, des livres reliés ou des lunettes de soleil. Une conscience émoussée est une coercition des plus subtiles. Laisser une âme esseulée s’envelopper dans le confort ouaté d’une bouffée d’herbe, cela est toujours mieux que de soulever un corps inanimé pendu à son drap, ou faire face à un soulèvement collectif pour l’application du droit du travail. Quel pouvoir peut être plus discret et invisible qu’un laisser-faire ?
En prison, le contrôle des objets prohibés devient d’ailleurs un levier de pouvoir et de négociation. Pour maintenir le calme en détention, le personnel surveillant peut appliquer un règlement à deux vitesses, notamment pour la possession de téléphones portables ou de clés USB. Les détenus paisibles subiront peu de fouilles de leurs cellules. A l’inverse, les plus turbulents passeront régulièrement devant la commission de discipline.
Ainsi regarder par delà l’enceinte des miradors, c’est surtout contempler les germes du présent. Scruter la société à travers un miroir déformant, contempler la face de soi dont on a honte et qu’on relègue, à l’image de ces nouveaux établissements pénitentiaires, en périphérie des villes. Cette photographie en négatif révèle les tendances de notre siècle. La perte d’autonomie et la montée de l’individualisme. Le corps hébété dans une solitude au milieu de la masse humaine – les nouvelles prisons contiennent en moyennes 700 détenus.
Pourtant, depuis la loi pénitentiaire de 2009, les prisons françaises sont tenues de “consulter” les personnes détenues. L’Etat semblait poser ainsi les jalons d’un droit d’expression collective pour des détenus capables d’autonomie. Mais dans plusieurs établissements, les détenus eux-mêmes rechignent à participer, méfiants, ou désintéressés. La satisfaction d’être écouté se consume au fil des jours sans réponse. Les moyens d’expression individuelle et collective demeurent un ressort efficace pour purger un mécontentement qu’il serait trop dangereux de laisser fermenter, bouillonner, et accroître. La violence même, relation conflictuelle avec soi ou autrui, s’épuise. Comme le souligne le sociologue Alain Damasio, “Big Mother a remplacé Big Brother” (2) : les petits droits ne sont plus que des fantômes dont la seule utilité est de fatiguer la révolte.
Sortis de prison après de longues peines, de nombreux détenus disent avoir conservé des réflexes malgré eux : l’un tournait en carré quand il se promenait dans des parcs, reproduisant la forme de la cour de promenade ; un autre attendait systématiquement devant les portes que quelqu’un vienne lui ouvrir. Dans la verve de Tocqueville, nous pourrions dire que le pouvoir carcéral ne détruit point la violence verbale ou physique, mais l’empêche de naître. Il ne tyrannise pas le corps mais le gêne, le comprime, l’énerve, l’éteint, l’hébète et le réduit enfin à vivre sans peine et sans raison, comme dans un songe.
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(1) Didier Fassin, L’Ombre du monde, une anthropologie de la condition carcérale, Paris, Seuil, 2015
(2) “La société de surveillance de Foucault”, article multimedia sur le site de France Culture daté du 13 juin 2014
Journaliste, diplômé d'un master de Philosophie de l'Université Pierre Mendès France et de l'école de journalisme de Sciences Po Grenoble, Charles Perragin a notamment écrit pour Philosophie Magazine, la revue Théoria et le Midi Libre. Journaliste, diplômée de Sciences Po Grenoble et d'un Master de Pénologie de l'université Lyon 3, Margot Hemmerich est spécialiste des questions de justice et de prison. Elle collabore notamment pour Rue 89 et Radio France.
Commentaires
Pour lutter contre la déshumanisation , on ,ne dira jamais assez l’importance du rôle joué par les visiteurs de prison bénévoles . En particulier les étudiants rassemblés au sein du Genepi , dont les interventions permettent aux détenus de ne pas être totalement exclus de la circulation des savoirs . Et donc de ne pas vivre éteints , hébétés , » comme dans un songe » . Voilà des militants très discrets , dont l’engagement force le respect .
par Philippe Le Corroller - le 8 octobre, 2015
Hormis tout propos philosophique, je trouve la photo qui illustre cet article très ressemblante de celle de « Monde du travail: prendre en considération la vulnérabilité ».
Corrélation illusoire à part, merci pour ces écrits.
par Thomas Eynaud - le 8 octobre, 2015
Je note que c’est avec le siècle des Lumières qu’on en vient à ériger la privation de liberté comme la punition suprême infligée à celui qui se trouve, par ses faits, exclus du grand Sein de la société.
Ce qui est assez terrifiant, c’est la manière dont le « dedans » de la prison en vient à ressembler de plus en plus.. au « dehors » du grand Sein de la société, SOI dite… « libre »…
Quelle différence de monde entre celui qui est surveillé dans sa cellule lisse, et grise, sans contact physique, et celui qui est surveillé par les caméras de vidéosurveillance dans les rues grouillantes, ou dans les wagons de métro.. lisses et gris ? Combien vaut-elle, cette différence, à nos yeux ?
Une telle confusion nous empêche de penser, à mon avis.
Pour la déambulation, combien de… « bien pensants » en France suivent religieusement les balises des allées dans un parc, sans être jamais passés par la case « prison » ? (On peut, d’ailleurs, s’interroger aussi sur ce que ça dit de… ne pas suivre, SYSTEMATIQUEMENT, les balises des allées dans un parc…)
Mais, je crois qu’il est vrai que le problème est un problème de conscience, et pas dans un sens moral.
…
Le dernier fil ayant disparu, je tiens à dire à quel point je trouve qu’il est impossible de dire que notre « foi » dans le progrès a disparu.
C’est mon expérience qui me fait dire cela : la petite structure de bibliothèque où je travaille comme bénévole désherbe régulièrement ses livres… anciens au profit des nouveautés.
Il est généralement admis dans tout mon entourage que la connaissance scientifique a une progression linéaire, et que donc, « nous » ne pouvons pas perdre des connaissances/du savoir.
« Nous » ne pouvons que.. progresser dans nos connaissances du monde.
J’appelle cela… une foi de charbonnier dans le progrès…qui imprègne notre vie quotidienne à un degré où il ne nous est plus possible de la.. voir.
Voilà comment la pensée scientifique chute de sa place pour devenir… une religion du progrès.
par Debra - le 10 octobre, 2015
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