Pourquoi la Une de Charlie Hebdo n’est pas éthiquement condamnable
Sur les réseaux sociaux, associations, parents, politiques s’indignent contre la couverture du journal satirique qui titre : « Morano, la fille trisomique cachée de de Gaulle ». L’accusation de racisme — puisque celui-ci semble, pour nos contemporains, épuiser le mal — fuse naturellement.
Le cas, il est vrai, est plus délicat que la question religieuse. Se moquer des croyances de certaines personnes n’est pas insulter ces personnes en tant que telles, sauf, précisément, les intégristes dont l’adhésion aveugle à la doctrine fait problème. Le sacrilège toucherait plutôt ici au handicap lourd dont les personnes atteintes ne peuvent s’affranchir.
Mais quel est l’objet de la raillerie ?
La caricature fait mouche, violemment, parce que la référence douteuse de Morano à de Gaulle se retourne contre elle-même : par la force de la satire, c’est la pensée du Général qui dégénère dans la bouche de la soi-disant affiliée dont il n’aurait pu qu’avoir honte. L’objet n’est donc pas la trisomie en tant que telle.
Cependant, c’est bien par le biais du handicap que l’objet prête à railler. Certes, mais comment est-il traité ? Le caricaturiste vise-t-il un usage médical du terme de trisomie ? Non, il ne vise pas la maladie prise à la lettre, il l’utilise par extension. De la même manière, si au XIXème siècle l’idiotie signifiait d’abord une pathologie des enfants « mal nés », les parents d’enfants mentalement infirmes ne se sentent pas offensés lorsqu’on crie à l’« idiotie » pour juger quelqu’un.
Quant au préjugé eugéniste qui voyait dans la trisomie une dégénérescence de la race blanche, si le dessinateur l’a en tête, l’ironie en déplace justement le sens jusqu’à s’attaquer, du coup, à l’idée même de race ! Le dessin n’exhibe pas la dégénérescence d’une race, il abâtardit le mot « race » proféré dans la bouche de Morano.
Autrement dit, l’humour, aussi grossier ou vulgaire soit-il, demeure une affaire de distance. De la même manière qu’il ne s’avère pas moralement condamnable d’exposer les restes manipulés d’un être humain dans un musée de l’Antiquité (du fait de l’Histoire, on ne criera pas au sacrilège), le rire qui consiste à se tenir en décalage face au drame suppose lui-même une certaine distance. Celle-ci peut être spatiale ou temporelle : on peut rire plus ou moins loin de ce dont on se moque (Charlie Hebdo ne vient pas insulter tel ou tel enfant chez ses parents). Ou symbolique : on reconfigure le sens de l’objet moqué en l’élargissant.
Au fond, il s’agit de comprendre, aussi douloureux et paradoxal que cela puisse paraître, que le rire « blasphématoire » qui s’attaque à quelque chose de sacré ne dissipe pas, en réalité, la sacralité en question. L’espace d’un instant, il lui ôte ce que cette sacralité peut avoir d’écrasant en l’emportant dans une danse qui tente de s’arracher aux affres du destin.
L’espace d’un instant, loin de l’hyperlaxité ligamentaire, de l’hypotonie, du syndrome de West, des malformations cardiaques, des troubles de l’acquisition du langage, etc., la trisomie devient donc, non pas le symbole de l’idiotie, mais un symbole grâce à quoi l’idiotie éclate en ridicule. Symbolique, elle active ainsi le bûcher des vanités autour duquel nous, les rieurs, dansons — en nous croyant, il est vrai, à l’abri de celles-ci.
Agrégé de philosophie, Jean-Sébastien Philippart est conférencier à l'Ecole Supérieure des Arts Saint-Luc de Bruxelles.
Commentaires
Quand je songe à ce que je chéris le plus dans l’héritage français : un libertinage délicat, un minimum pudique, suggestif, sophistiqué, même, alors le style/graphisme de Charlie Hebdo me fait l’effet d’un camion de pompiers dans une boutique de porcelaine.
Autrement dit, cela ne fait pas mon affaire.
Pourquoi pas rire ?
Mais se faire les champions du gros rire bien gras, je n’adore pas.
Il y a trop de « choses » bien grasses, bien grosses dans notre bas monde en ce moment.
Je suppose qu’il en faut pour tous les goûts, mais je n’ai jamais été une grande adepte de la caricature.
Tout de même, le dessin ci dessus est déjà à des années lumière de Daumier, et pas devant, dans le sens d’un progrès quelconque.
Ce « débat » fait l’impasse du lieu où il peut être acceptable de blasphémer.
Chez soi, devant son.. foyer, et dans l’intimité, que les langues se délient me semble tout à fait normal. Mais imprimé à combien d’exemplaires dans un monde où les frontières sont devenues plus que poreuses, le dessin ne me semble pas le même objet…
Pouvons-nous, devons-nous, exiger que nos « voisins » lointains et proches, le regardent à travers le prisme de « notre » histoire ?
Oui au blasphème, mais pas n’importe où.
Par.. RESPECT pour autrui, pour employer un mot que j’entend beaucoup trop galvaudé à l’heure actuelle.
…
Ceci dit, je partage votre… impatience ? devant l’impératif moral de ne pas lever la voix, ne pas voir la différence, quelle qu’elle soit, ne pas appeler les sourds les sourds, etc.
J’appelle cela l’horrible pression rouleau compresseur pour transformer notre monde dans un grand parc d’attraction style Disneyland, comme avatar du paradis chrétien, en idéal désacralisé de la modernité.
C’est horrible, ce monde…beurk. Un totalitarisme terrifiant.
Mais avec ce dessin, et la tempête dans une théière qu’il provoque, apparemment, vous comprenez peut-être pourquoi je continue à dire que quand on jette Dieu par la porte, « il » revient par la fenêtre, sous une forme où il est beaucoup plus difficile à cerner ?…
par Debra - le 11 octobre, 2015
Merci de corriger l’orthographe du général…
par Anthony Le Cazals - le 11 octobre, 2015
Tout à fait d’accord avec Debra : le gros rire bien gras n’est pas , non plus , ma tasse de thé . Pas plus que la culture du ricanement , dont certains font profession . Il est permis de préférer la subtilité prônée par Jankélévitch : » L’ironie tend la perche à celui qu’elle égare » . Où l’humour d’un Woody Allen face à l’angoisse : » Je n’ai pas peur de la mort , mais quand elle arrivera je préférerais ne pas être là » . Elitisme ? Délibéré ! Un peu plus d’élitisme nous ferait beaucoup de bien , en ces temps ridicules où les bien-pensants se déchaînent contre tous ceux qui , de Michel Onfray à Alain Finkielkraut, en passant par Eric Zemmour ou Régis Debray , ont l’impudence de ne pas penser comme eux .
par Philippe Le Corroller - le 11 octobre, 2015
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