La nouvelle conscience de notre fragilité
19Note de l’auteur : Cette chronique est la version remaniée d’une conférence que j’ai prononcée en février 2016 lors de la manifestation « Thèm’Art » que j’organise chaque année à La Garde, rencontre qui réunit sur une même thématique philosophes et plasticiens. Le thème de 2016 était « la fragilité », et l’invité d’honneur était Boris Cyrulnik. On retrouvera prochainement les enregistrements du colloque sur la version remaniée de mon site www.granarolo.fr qui sera en ligne dans quelques semaines.
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Nous nous sommes tous sentis fragiles à certains moments de notre vie : la maladie, l’échec, les handicaps, le vieillissement, sont des expériences universelles caractérisant notre condition éphémère. Depuis Hiroshima, ce sentiment individuel a pris la forme d’un ressenti collectif. Les catastrophes écologiques qui se sont succédé et une meilleure connaissance du passé de la terre se sont conjuguées pour nous conduire devant l’évidence de notre fragilité. Nous nous découvrons une vulnérabilité partagée avec l’ensemble des vivants, conscience qui entraîne la régression des valeurs masculines de puissance, d’agressivité, de domination, auxquelles se substituent des valeurs plus féminines de délicatesse, de respect de la vie, d’empathie. Il est temps de se demander si la fragilité n’est pas une force, si la conscience de notre précarité n’est pas le meilleur garant d’une vie meilleure, et peut-être tout simplement la condition de notre survie.
Puissance de la conscience et déni de la fragilité
La conscience en tant que telle nous place en dehors de la nature. Conscient, au sens de conscient d’être conscient, l’homme se croit, du simple fait qu’il est doté de conscience, hors-nature ou sur-nature. Il convient de remarquer que dès l’origine cette exclusion a produit des effets très ambivalents, puisqu’elle a pu engendrer aussi bien un sentiment exaltant de domination qu’un sentiment angoissant de déréliction : pour Descartes elle est une promesse de maîtrise, alors que pour Pascal elle nous plonge dans une terrifiante solitude au sein de la nature infinie. Mais chacun sait que dans cette bataille de géants, c’est l’optimisme cartésien qui l’a emporté sur l’angoisse pascalienne. Et s’il l’a emporté, c’est parce que la conscience au sens cartésien du terme a permis l’aventure scientifique, qui elle-même a engendré un sentiment inouï de puissance. Le cogito n’intéresse Descartes que parce qu’il est le fondement du projet mécaniste, qui nous permettra de « devenir comme maîtres et possesseurs de la nature » (Discours de la méthode, 6ème partie).
Conscience >>> Science >>> Conscience de notre puissance
Mais avec Descartes une autre exclusion, plus tragique encore, commence à se dessiner : l’exclusion de la vie. Même si Descartes lui-même n’en a guère pris la mesure, c’est la logique de la science mécaniste qui la conduit à éliminer la vie. Relisons à ce sujet François Jacob, qui a le grand mérite d’affirmer explicitement ce qui demeure souvent implicite chez ses collègues biologistes : « Pour assigner une place aux êtres vivants et pour en expliquer le fonctionnement, il n’y a qu’une alternative : ou bien les êtres sont des machines dans lesquelles il n’y a à considérer que figures, grandeurs et mouvements ; ou bien ils échappent aux lois de la mécanique, mais alors il faut renoncer à toute unité, à toute cohérence dans le monde. Devant ce choix, ni les philosophes, ni les physiciens ni même les médecins ne sauraient hésiter : toute la nature est machine, comme la machine est nature » [1].
Si la bombe atomique détruit la vie à une échelle encore jamais atteinte depuis les origines de l’humanité, n’est-ce pas parce qu’elle est le fruit d’une science mécaniste qui a commencé par éliminer théoriquement le vivant de son champ de vision, ainsi que l’avait magistralement démontré Michel Henry dans ses écrits phénoménologiques [2].
Une nouvelle conscience de notre fragilité
Un autre schéma s’est insensiblement substitué au précédent au cours du XXe siècle. Après avoir été à l’origine de l’euphorie conquérante du mécanisme, la science a puissamment contribué à nous faire prendre conscience de notre fragilité.
Conscience >>> Science >>> Conscience de notre fragilité
Une tension extrême habite la science moderne, dont Nietzsche est sans doute le seul penseur de son siècle à l’avoir pensée, et même vécue, dans toute son ampleur. D’un côté, la science participe d’une évolution culturelle de laïcisation qui éloigne l’individu de l’éternité mythologique ou religieuse. Elle alimente ainsi un matérialisme qui rétrécit le temps humain aux frontières étroites de la vie individuelle, et qui a pour ambition de faire redescendre le ciel sur la terre. Culturellement, la science moderne rapetisse l’être humain et engendre le monde atomisé que Nietzsche n’a cessé de dénoncer ; « Un désavantage essentiel que comporte l’abolition des perspectives métaphysiques, c’est que l’individu restreint son horizon à sa brève existence » [3] affirmait nettement l’un des premiers paragraphes d’Humain, trop humain. La culture engendrée par ce que nous appelons aujourd’hui la techno-science est pour l’essentiel marquée par le rétrécissement évoqué tout au long des écrits nietzschéens.
Mais il serait naïf ou caricatural de perdre de vue que cette même science a élargi infiniment l’espace-temps de l’être humain qui en recueille les fruits ; que, grâce à elle, « le monde au contraire nous est redevenu « infini » une fois de plus » [4] . Pour celui qui ne se contente pas de jouir du bien-être éphémère accordé par les applications du savoir, la science apporte très largement de quoi compenser la restriction due à la clôture des horizons religieux ou métaphysiques, elle offre une nouvelle temporalité, ouvre un panorama grandiose propre à arracher l’individu atomisé aux territoires étriqués dans lesquels l’emprisonne au même moment la culture déchristianisée de l’âge scientifique. Qu’est-ce, sinon la science, qui a permis à Nietzsche lui-même d’ « acquérir un regard qui embrasse des millénaires » [5] ?
Toutes les grandes découvertes des sciences contemporaines convergent vers une certitude : la vie n’est qu’un moment infinitésimal dans la vie de l’univers, et notre espèce n’est elle-même qu’une goutte d’eau dans cet océan. Une telle certitude contredit radicalement les ambitions prométhéennes issues du mécanisme. Une parfaite illustration en a été fournie par l’astrophysicien Carl Sagan, qui nous montre que si la vie de l’univers était réduite à une journée de 24 heures, l’espèce humaine n’y apparaîtrait qu’à 23 h 59’ : de quoi bien évidemment rabattre notre caquet !
Mais la science est trop abstraite et trop élitiste pour que ses découvertes aient un réel effet sur la conscience collective. Il fallut une terrifiante hécatombe pour que s’installe dans la conscience universelle le savoir qui fut d’abord l’apanage de philosophes tels que Nietzsche. Ce savoir, en effet, n’a pris la forme d’un sentiment universel qu’à partir du 6 août 1945, date majeure du XXe siècle. Hiroshima marque l’entrée dans la conscience universelle de ce qui fut longtemps le triste privilège de quelques rares intellectuels : la conscience de notre existence éphémère. Mais faut-il se réjouir de ce nouveau sentiment ?
Les implications dangereuses de la conscience de notre fragilité
Nous avons déjà signalé les ambiguïtés de la science. Nous allons les retrouver ici : la conscience de notre fragilité peut avoir des conséquences négatives, et ce sont ces conséquences funestes que nous allons d’abord mettre en évidence.
Les dangers induits par la science et ses applications peuvent amener l’humanité à parier plus excessivement encore sur la science. Loin de susciter une méfiance à l’égard de la science, dont la responsabilité dans les catastrophes que nous subissons est pourtant évidente, ces catastrophes peuvent amener les hommes à une confiance accrue dans les capacités de la science à régler les problèmes qu’elle a engendrés. L’inquiétude légitime des hommes pourrait avoir pour conséquence une véritable religion de la science supposée être le seul remède aux périls que nous connaissons.
De même les dangers des technologies peuvent servir de prétexte à une société hypertechnologique. Les contradictions de l’écologie nous apportent chaque jour de nouvelles illustrations de ces excès. Pour éviter la surchauffe de la planète, plutôt que de modifier nos modes de vie, nous nous tournons vers les scientifiques pour qu’ils mettent à notre disposition des énergies nouvelles et supposées moins polluantes. L’exemple de l’énergie solaire est particulièrement spectaculaire : la construction des panneaux photovoltaïques est l’une des industries les plus polluantes qui soient, et quand ils sont en fin de vie, nul ne sait aujourd’hui comment l’on pourrait recycler les matériaux qui les composent. Des dizaines d’exemples analogues pourraient être cités.
Autre exemple, plus spectaculaire encore de nos contradictions : les biotechnologies. Devant l’essor des terribles maladies dont on devine qu’elles sont toutes plus ou moins liées au monde pollué qui est le nôtre, on préfère là encore mettre nos espérances dans un déchaînement de la maîtrise techno-scientifique plutôt que dans une modification de nos habitudes. Le transhumanisme n’est plus de l’ordre de la science-fiction, le parcours inquiétant d’une reconstruction de l’humain est déjà entamé, et certains imaginent naïvement qu’un appel aux valeurs humanistes pourrait être la parade idéale à ces dérives. Or le transhumanisme [6] n’est peut-être que l’ultime fruit de l’humanisme, comme le suggère le philosophe Dominique Lestel : « Le post-humanisme apparaît comme le prolongement de l’humanisme laïc et non comme son opposé, en ce sens que l’un comme l’autre rejettent l’importance du non-humain dans la constitution de l’humain. Le post-humanisme, c’est le bébé monstrueux de l’humanisme, non son opposé » [7].
Devons-nous alors nous résigner à une prophétie apocalyptique ? Non, bien entendu.
Du bon usage de la conscience de notre fragilité
Tandis que la science, par le biais des technologies qui en sont issues, a contribué à produire un monde atomisé où le mauvais individualisme fait des ravages, elle peut aussi, si nous en retenons les plus belles leçons, nous aider à renouer trois fils que la modernité avait dénoués.
- Le fil anthropologique permettant de réinscrire l’homme dans le temps long de l’aventure humaine.
- Le fil biologique permettant de réinscrire l’homme dans le temps long de l’aventure animale.
- Le fil cosmique permettant de réinscrire l’homme dans le temps long de l’univers.
Réinscrit grâce à la science dans le temps long de l’aventure cosmique, l’homme peut ressentir à la fois sa fragilité et la puissance de la création à laquelle il participe. Uni à nouveau à la totalité, ce qu’avaient permis à leur manière bien que de façon naïve les anciennes croyances, il peut conjuguer l’étendue de son savoir avec la conscience de l’éphémère qui doit le guider. Une nouvelle conscience peut ainsi émerger, qui aura nécessairement pour conséquence une transformation profonde de nos modes d’existence et de nos relations avec les autres hommes comme avec les autres vivants de la planète.
Vers une conscience plus féminine
Une telle conscience exprime incontestablement des valeurs plus féminines que masculines. En procréant, la femme participe à une aventure qui dépasse infiniment le cadre de sa durée biologique. Dans la création masculine, il y a toujours, de façon plus ou moins nette, volonté de domination, c’est-à-dire, inévitablement, volonté d’uniformisation (vouloir dominer, en effet, c’est vouloir surpasser l’autre là même où il brille, c’est donc se situer sur le terrain de l’autre : en ce sens, même si bien peu l’ont compris, la compétition est créatrice d’uniformité bien plus que de différences).
A la volonté masculine de domination s’oppose la volonté féminine de procréation, c’est-à-dire d’élévation et de différenciation. Tournée vers le futur, la volonté féminine ne cesse d’hésiter entre l’enfant que la femme vient d’engendrer, symbolisant la plénitude du désir satisfait, et l’enfant à venir qui le contredira [8]. La vie est femme, nous dit Frédéric Nietzsche, et c’est sans doute ce qui amène cet horrible misogyne à proclamer que « la femme parfaite est un type d’humanité supérieur à l’homme parfait : quelque chose de beaucoup plus rare aussi – L’histoire naturelle des animaux offre un moyen de rendre cette proposition vraisemblable » [9].
Une conscience de notre fragilité, conscience plus féminine que masculine, semble bien être la condition de notre sur-vie, au double sens de survivance et de vie meilleure. Les œuvres de nos artistes en sont les témoins.
[1] François Jacob, La logique du vivant, Paris, Gallimard, 1970, p. 42.
[2] En particulier dans son livre La barbarie (Paris, Grasset, 1987), mais aussi dans un livre antérieur plus abstrait et plus exigeant publié vingt ans plus tôt Philosophie et phénoménologie du corps (Paris, P.U.F., 1965).
[3] Nietzsche, Humain, trop humain, § 22, Œuvres philosophiques complètes, tome III, volume 1, Paris, Gallimard, 1968, p. 39.
[4] Nietzsche, Le gai savoir, § 374, Œuvres philosophiques complètes, tome V, Paris, Gallimard, 1982, p. 284.
[5] Nietzsche, Le gai savoir, § 380 Œuvres philosophiques complètes, tome V, Paris, Gallimard, 1982, p. 289.
[6] Cf. le dernier livre de Luc Ferry La révolution transhumaniste, Paris, Plon, 2016.
[7] Le Monde des Livres, 30 octobre 2015, p. 2.
[8] Je reprends ici certaines conclusions d’une de mes conférences intitulée Création, procréation, autocréation, dont une version a été publiée sur ce même site le 29 mai 2013.
[9] Nietzsche, Humain, trop humain, § 377, Œuvres philosophiques complètes, op. cit., p. 222.
Docteur d'Etat ès Lettres et agrégé en philosophie, Philippe Granarolo est professeur honoraire de Khâgne au lycée Dumont d'Urville de Toulon et membre de l'Académie du Var. Spécialiste de Nietzsche, il est l'auteur de plusieurs ouvrages, notamment Nietzsche : cinq scénarios pour le futur (Les Belles Lettres, 2014) . Nous vous conseillons son site internet : http://www.granarolo.fr/. Suivre surTwitter : @PGranarolo
Commentaires
Je suis curieux de découvrir D. Lestel et sa critique de l’humanisme laïc parce que je ne partage pas, vraiment pas sa thèse…
Je suis cependant heureux de lire ce propos sur la conscience féminine : un humanisme renouvelé saura la mettre en oeuvre.
par Alexandre Panetto - le 25 juin, 2016
Belle réflexion que celle ci!mais la réalité n’étant qu’une interprétation cérébrale, l’atemporalite caractéristique des phénomènes quantiques décriés encore aujourd’hui, montre d’une par que la notion femme homme équivaut au principe de complémentarité et nom de différence conceptuelle. Seule le développement social et culturel amène à faire croire à une différenciation. Un chromosome XX et un autre XY montre qu’a celui de l’homme manque un morceau d’adn pour faire le X. La conscience est la même chez les deux sexes.
par Prevault - le 8 janvier, 2017
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