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La loi contre le légalisme : quand le droit tue la politique

19/11/2016 | par Jacques Sapir | dans Politique | 4 commentaires

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Une question aujourd’hui revient sur le devant de la scène : le droit, et en particulier la notion « d’état de droit », sont-ils intangibles ? Que ce soit à propos de la lutte contre le djihadisme, ou sur la proposition faite par Nicolas Sarkozy d’organiser des referenda, l’un des arguments fréquemment avancé est qu’il ne faut pas toucher à « l’état de droit », voire à la Constitution. Ainsi, que se soit lors de la controverse sur le « burkini » de l’été, ou que se soit à propos des mesures envisagées pour lutter contre le terrorisme djihadiste et le développement de courants tels les salafistes, mais aussi les Frères Musulmans, on a vu s’affronter deux discours, l’un prônant des mesures sortant du cadre actuel de la légalité, le transformant, le faisant évoluer, et l’autre défendant au contraire l’intangibilité de ce cadre légal.

Mais, hors du cadre français, ceci est aussi souvent affirmé par les autorités de l’Union européenne, qui affectent de considérer toutes les règles juridiques qui sont émises comme intangibles. L’Union européenne, en particulier, cultive avec soin le mythe de l’intangibilité des normes légales et les présentes comme au-dessus des décisions des peuples, ce qui explique son aversion viscérale pour le référendum, et pour la souveraineté.

Cela est faux, bien entendu ; mais surtout cela apparaît comme absurde. Le droit, en effet, change de manière régulière ; il s’adapte aux nouvelles conditions, aux nouveaux contextes : il évolue, aussi, avec les représentations de la société. Thomas Jefferson disait bien, au XVIIIe siècle qu’une génération n’a pas le droit (ni le pouvoir) d’enchaîner les générations futures [1]. Le problème est en réalité plus profond et doit être abordé dans toutes ses implications. Nous sommes confrontés aujourd’hui, tant en France qu’au sein de l’Union européenne, à une montée non de la loi mais du légalisme, ce système qui veut que dès qu’une mesure est inscrite dans la loi dans des formes elles-mêmes légales, elle deviennent quasi-sacrée. Le légalisme prétend qu’il y aurait une forme supérieure, le droit fétichisé, qui s’imposerait aux décisions populaires. Le légalisme se nourrit alors du positivisme juridique et se prétend au-dessus de la politique. Ce légalisme, nous le voyons se développer à la fois dans le cadre de l’Union européenne et dans le cadre de la France.

Que penser du légalisme et de la fétichisation de l’état de droit ?

L’état de droit, pour commencer par lui, ne peut nullement être synonyme de la démocratie. En présenter une défense absolue n’a donc pas de sens, du moins démocratique, mais peut en avoir un très précis en ce qui concerne la volonté de défendre des mécanismes d’oppression et de répression. David Dyzenhaus évoque ainsi, dans un livre remarquable, les perversions du système légal de l’Apartheid [2] en rappelant que cette jurisprudence avilissante tenait moins aux convictions racistes des juges sud-africains qu’à leur « positivisme» [3]. Les études de cas qui sont proposées dans l’ouvrage de David Dyzenhaus, Hard Cases in Wicked Legal Systems,aboutissent, au bout du compte, à mettre en évidence une critique du positivisme. Cette dernière est fondamentale pour qui veut comprendre la logique du légalisme et la fétichisation de l’état de droit. Elle permet de comprendre comment l’obsession pour la rule by law(i.e. la légalité formelle) et la fidélité au texte tourne bien souvent à l’avantage des politiques gouvernementales quelles qu’elles soient.

Le légalisme, directement issu du positivisme juridique, quant à lui est présenté comme un système total, imperméable à toute contestation. C’est ce qui permet, ou est censé permettre, à un politicien de prétendre à la pureté originelle et non pas aux mains sales du Prince d’antan [4]. En fait, le fonctionnement du système politique tend à absoudre les dirigeants alors même qu’ils sont de plus en plus impliqués dans des taches de répression et des fonctions d’oppressions [5]. C’est le grand théoricien du droit, Hans Kelsen [6], qui peut passer pour l’inspirateur de ce légalisme. Pour ce dernier la validité d’une norme juridique ne peut se juger par rapport à son contexte d’application. La seule manière d’apprécier une norme ne peut être qu’une autre norme. Ainsi la décision d’envoyer quelqu’un en prison, qui repose sur un Code pénal dans toute société de droit, renvoie elle-même au fait que ce Code a été adopté de manière conforme à la Constitution. Le droit apparaît alors une hiérarchie de normes [7]. La science juridique, à écouter Kelsen, doit s’en tenir là. Savoir pourquoi le droit s’applique n’est pas de son ressort et n’est pas une question à laquelle elle peut apporter une réponse. A cela, Carl Schmitt rétorque que le droit est toujours un droit « en situation », et que dans toute loi il y a une nécessité d’interprétation car aucune situation précise ne correspond à ce que l’on trouve dans les traités. Mais, qui dit la nécessité d’interprétation dit alors la nécessité de définir qui pourra interpréter, et au nom de quoi. On comprend bien, à moins d’être dans une causalité circulaire, que l’interprétation ne peut être laissée aux juges. Sauf à les instituer les souverains réels, c’est le souverain, autrement dit le peuple, qui a cette tache d’interprétation en dernière instance. Ceci introduit la notion de légitimité comme fondatrice, en logique comme dans la réalité, de la possibilité de la légalité. Or, pour établir la légitimité, il faut pouvoir penser la souveraineté. On comprend alors que la notion de souveraineté soit le surplomb nécessaire de la légitimité qui, à son tour, permet la légalité [8].

Une critique du légalisme

La critique que Carl Schmitt porte alors contre le légalisme et contre Kelsen, en dépit d’outrances évidentes, touche bien sa cible car elle se situe dans l’espace d’une analyse dominée par le réalisme méthodologique [9]. Schmitt s’élève alors contre la volonté de dépersonnaliser le droit, et de lui retirer sa dimension subjective, celle de la décision [10]. Dans la démocratie parlementaire parfaite, le pouvoir a cessé d’être celui des hommes pour devenir celui des lois. Mais, les lois ne “règnent” pas au sens d’un souverain ; elles s’imposent comme des normes générales, on pourrait dire de manière « technique » aux individus. Dans un tel régime, il n’y a plus de place pour la controverse et la lutte pour le pouvoir et pour l’action politique.

C’est d’ailleurs le sens profond de la « démocratie apaisée », qui est un concept qu’affectionnent tant nos divers Présidents, de Jacques Chirac à François Hollande en passant par Nicolas Sarkozy. On est bien, en réalité, en présence d’une dépolitisation totale :

Selon le principe fondamental de la légalité ou conformité à la loi, qui régit toute l’activité de l’État, on arrive en fin de compte à écarter toute maîtrise et tout commandement, car ce n’est que d’une manière impersonnelle que le droit positif entre en vigueur. la légalité de tous les actes de gouvernement forme le critère de l’État Législateur. Un système légal complet érige en dogme le principe de la soumission et de l’obéissance et supprime tout droit d’opposition. En un mot, le droit se manifeste par la loi, et le pouvoir de coercition de l’État trouve sa justification dans la légalité“ [11].

Quand Schmitt invoque le décisionisme, soit cette capacité de l’Etat de prendre des décisions en dehors de tout cadre juridique, il indique qui est en réalité le « souverain ». C’est dans l’état d’exception, principe reconnu par tout juriste conséquent, que s’affirme et se révèle la souveraineté. La critique de Schmitt met parfaitement en évidence et le danger d’une définition autoréférentielle de la légalité, et la tendance inhérente dans ce genre de système à dériver vers une forme d’État non-démocratique. C’est ce qui se passe sous nos yeux et, bien entendu, les réactions des populations sont de plus en plus violentes. Le raisonnement de C. Schmitt permet de montrer en quoi et pourquoi la notion de légitimité est absolument centrale à un fonctionnement réellement démocratique. Toute tentative pour se débarrasser de la légitimité aboutit en réalité à se défaire de la démocratie. La critique que Schmitt argumente contre la démocratie parlementaire est en réalité double. Elle d’une part une critique en immoralité (on ne peut plus distinguer le juste du légal) et d’autre part une critique en impossibilité (les conditions de mise en œuvre sont contradictoires avec les principes fondateurs). En fait, et contrairement à l’ordre de présentation des arguments dans Légalité et Légitimité, cette seconde critique fonde en réalité la première. C’est parce que la démocratie parlementaire ne peut fonctionner dans le monde réel comme dans le modèle idéal, que surgit le problème de la distinction entre légalité et légitimité. L’impossibilité, qu’elle soit théorique ou réelle, fait alors surgir  l’immoralité d’un système qui prétend être à lui-même sa seule justification, et a rompu avec les bases du Droit.

La problématique du droit d’exception

La souveraineté est donc à l’origine des notions de pouvoir, de consentement et de légitimation du pouvoir. Elle est donc à l’origine des concepts d’Auctoritas et de Potestas. C’est la souveraineté qui définit le Droit car c’est elle qui le créé et non pas seulement matériellement mais aussi dans l’idée que se fait une communauté de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas. Elle ne le définit pas seulement en termes généraux, mais aussi, et c’est l’importance d’une situation exceptionnelle de révéler la nature réelle des principes mis en œuvre, en des termes très concrets.

C’est une problématique, celle du droit d’exception, que les spécialistes du Droit Constitutionnel connaissent bien [12], qui permet de le comprendre. On est ici en présence de l’un des aspects de la complexité. Les effets d’une crise quand ils se manifestent de manière directe à travers des remises en cause de représentation et des crises de légitimité des formes sociales instituées, impliquent des réactions radicales de la part de la société. Cette société, et ce pays dans son ensemble, sont ici confrontés à un effet de contexte de caractère global, comme il peut en survenir dans certains chocs macroéconomiques. On en a un exemple dans le domaine financier [13]. Les exemples les plus récents étant le cas de la crise de 1998 en Russie et en Asie (on pense à la Malaisie), ou encore la crise en Argentine de 2001, ou lors de la crise financière de septembre 2008 dans plusieurs pays.

En 2001, en Malaisie, c’est bien la brutalité de la réaffirmation de l’autorité du Premier Ministre contre son Ministre des Finances qui a crédibilisé la mise en place du contrôle des capitaux, institution qui a permis à ce pays de traverser sans trop de dommage la crise asiatique. Historiquement, durant la grande dépression des années 1930, F.D. Roosevelt ne fit d’ailleurs pas autre chose quand il demanda au Congrès des pouvoirs étendus en matière économique, ce que Giorgio Agamben décrit à juste titre comme l’équivalent de pleins pouvoirs économiques, instituant par ce fait une forme d’état d’exception [14]. Les pouvoirs du New Deal furent d’ailleurs contestés devant la Cour Suprême, et certaines de ces mesures cassées [15]. La situation resta bloquée jusqu’à ce que Roosevelt, réélu en 1936, puisse nommer de nouveaux membres à la Cour Suprême. La légitimité politique de l’action l’emporta, alors, sur la lettre du Droit. La Cour Suprême ici se déjugea quand l’exécutif américain renouvela les lois qui avaient été précédemment cassées. La conformité de ces diverses actions avec les cadres légaux préexistants a pu ainsi être jugée légalement discutable.

La question du pouvoir se révèle ici centrale. Il n’est alors de politique économique face à la crise que par la politique dans sa forme la plus nue, c’est à dire par la réaffirmation de la souveraineté. En ce sens, et même si les inquiétudes formulées par Agamben ont une pertinence réelle, il est clair que nulle société ne peut se priver de la possibilité d’instituer l’équivalent économique d’un état d’exception.

Il faut alors revenir aux interrogations critiques que formule Giorgio Agamben. Ce dernier nous invite à refuser de voir en l’état d’exception une poursuite du Droit [16]. Il s’agit pour lui d’un espace de non-loi, au contraire de la position de Carl Schmitt [17] qui tendait à réintroduire l’état d’exception dans l’espace des normes [18]. Il y a dans la thèse d’Agamben certains éléments qui possèdent une grande force de conviction. Il apparaît à premières vue difficile de réintroduire du Droit dans ce qui le fonde en évitant une argumentation circulaire sans tomber dans les apories métaphysiques du Droit Naturel. La position juridique de Schmitt était cohérente avec sa position politique de catholique conservateur. Elle devient naturellement fragile si l’on ne partage pas son point de vue théologique et politique et surtout si l’on se refuse à penser une théologie politique. Cependant, la critique d’Agamben n’est pas elle-même exempte de faiblesse. À vouloir séparer à tout prix la vie et le droit, à prétendre que c’est à la politique seule de combler le vide restant, il s’expose à une autre critique. Si une décision exceptionnelle doit être prise, par exemple face à une catastrophe naturelle, technologique ou économique ou face à une crise politique, comme celle induite par des actes de terrorisme de masse, sur quelle base pourra-t-elle être contestée?

Il faut donc pouvoir penser dans les termes du droit un droit d’exception, sinon nous sommes renvoyés au dilemme légalisme ou tyrannie.

La souveraineté comme source du droit

On sait que pour Carl Schmitt « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle » [19]. Cette définition est importante. Schmitt aurait pu dire « qui décide dans la situation exceptionnelle » pourtant il ne fait pas et écrit « de la situation exceptionnelle ». Le passage du « dans » au « de » est ici capital. Il convient en effet de s’arrêter aux mots employés. C’est le fait de dire qu’une situation est exceptionnelle qui établirait le souverain. Emmanuel Tuchscherer fait alors justement remarquer que ceci « marque en effet le lien entre le monopole décisionnel, qui devient la marque essentielle de la souveraineté politique, et un ensemble de situations que résume le terme Ausnahmezustand, celui-ci qualifiant, derrière la généricité du terme « situation d’exception », ces cas limites que C. Schmitt énumère dans la suite du passage sans véritablement distinguer : « cas de nécessité » (Notfall), « état d’urgence » (Notstand), « circonstances exceptionnelles » (Ausnahmefall), bref les situations-types de l’extremus necessitatis casus qui commandent classiquement la suspension temporaire de l’ordre juridique ordinaire » [20]. Il faut donc comprendre que cette suspension de «l’ordre juridique ordinaire » n’implique pas la suspension de tout ordre juridique ; la situation d’exception n’est pas la fin du droit. Bien au contraire. Le droit ne cesse pas avec la situation exceptionnelle, mais il se transforme. Le couple légalité et légitimité continue de fonctionner mais ici la légalité découle directement et pratiquement sans médiations de la légitimité. L’acte de l’autorité légitime devient, dans les faits de la situation exceptionnelle, un acte légal. Et l’on peut alors comprendre l’importance de la claire définition de la souveraineté.

Schmitt s’en explique successivement, revenant à plusieurs reprises sur la formule initiale : est donc souverain « celui qui décide en cas de conflit, en quoi consistent l’intérêt public et celui de l’État, la sûreté et l’ordre public, le salut public [21]». C’est en réalité plus qu’une précision. Il faut observer que cette nouvelle définition transporte en réalité la marque de la souveraineté d’un critère organique (la question étant alors « qui décide ? ») vers un critère bien plus concret, qui spécifie d’ailleurs les circonstances (en situation de conflit) et les objets (l’intérêt public et celui de l’État) sur lesquels il lui appartient de statuer. Notons aussi que l’intérêt de l’Etat est distingué de l’intérêt public. Si l’intérêt de l’Etat se définit (sûreté et ordre public), l’intérêt public lui reste non précisément définit. L’intérêt public ne peut être définit au préalable car une telle démarche impliquerait en fait de limiter le pouvoir de la communauté politique. Or, le débat est important et que ce soit en science politique ou en droit constitutionnel [22]. Retenons ici deux des attributs de la souveraineté qui la définissent mais qui la spécifient aussi ; tout d’abord, si l’on suit l’un des plus grands juristes français, Carré de Malberg : « …le souverain est placé au-dessus de tout statut constitutionnel (et) n’est pas lié par lui. Il le crée, mais ne lui doit rien. La marque essentielle de la souveraineté, c’est la possession du pouvoir constituant… » [23]. Le point est important. On comprend alors pourquoi la souveraineté, et en particulier la souveraineté du peuple, est le point central de notre droit constitutionnel. Il faut alors immédiatement ajouter : « …le souverain détermine l’idée de droit valable dans la société politique considérée… » [24]. Cette seconde citation n’est pas moins importante que la première. Il devient clair, ici, que le souverain détermine non seulement le droit mais aussi « l’idée du droit ».

C’est justement ce que Schmitt affirme quand il parle de la primauté de la souveraineté. Seule la communauté politique, ce que l’on appelle le peuple, est en mesure de définir l’intérêt général et nul ne peut prétendre orienter ou limiter cette capacité à le faire. Mais, le peuple le fait à un moment donné. La définition de l’intérêt général ne peut, de plus, qu’être contextuelle, sauf à prétendre que le peuple, ou ses représentants, serait capable d’omniscience. Schmitt désigne alors les limites inhérentes au discours juridique ou plus précisément des limites d’un discours qui serait essentiellement fondé sur la notion de légalité. Ce discours, que l’on peut considérer comme un exemple du positivisme juridique, parce qu’il prétend statuer en droit, ne peut logiquement qualifier cette situation purement factuelle qui déborde par définition des catégories juridiques usuelles.

Le changement légitime des normes légales

Un exemple ici s’impose. Durant la seconde guerre mondiale, la France Libre, puis la France Combattante a représenté l’exemple d’un pouvoir dont la légalité était fragile mais dont la légitimité était indiscutable [25]. De ce point de vue, il est clair que l’on peut changer les règles et les normes légales pour permettre un retour à l’ordre démocratique. Il ne faut pas frémir devant la possibilité d’actions « illégales » du point de vue du légalisme issu du positivisme juridique mais légitimes car assise par la souveraineté. Nous avons ici le précédent de l’ordonnance du 9 août 1944 qui déclara illégal tous les actes du gouvernement de Vichy [26]. Le Général de Gaulle avait contesté la légitimité du régime de Vichy très tôt, et en particulier lors du discours qu’il tint à Brazzaville le 27 octobre 1940 [27]. Car, c’est bien le vote des pleins pouvoirs à Pétain le 10 juillet 1940 par l’assemblée qui tout à la fois transforme cette dernière en Tyrannus ab exercitio et Pétain en Tyrannus absque Titulo. Dès lors, aucun des textes de Vichy ne peut se parer des attributs de la légalité, car ce régime est dépourvu de la légitimité. C’est ce que constate l’article 7 de l’ordonnance du 9 août 1944, qui organise l’extinction des actes de Vichy, qui doit, pour les actes non mentionnés à l’article 2 de l’ordonnance, être expressément constatée [28]. Cet article décrit le régime de Vichy comme « l’autorité de fait se disant « gouvernement de l’État français » », récusant de fait sa légalité. Inversement, les actes pris par le gouvernement de la France Libre, en dépit de leur caractère souvent précaire, doivent être considérés comme des actes légaux. La précarité de ces textes ne peut être invoquée pour leur refuser le statut de « loi » au vu du vieil adage « nécessité fait loi » [29].

La décision souveraine nous éclaire un peu plus sur ce que C. Schmitt désigne par situation d’exception. Si celle-ci se déploie en marge de l’ordre juridique normalement en vigueur, elle n’échappe donc pas complètement au droit, puisqu’il n’y a d’exception qu’expressément qualifiée comme telle. L’exception suspend l’ordre juridique ordinaire, celui qui fonctionne dans les circonstances normales. Mais, l’exception ne s’affranchit pas de tout ordre juridique. Elle ne désigne nullement un néant ou une pure anomie. L’exception manifeste au contraire la vitalité d’une autre variante de cet ordre. On peut le considérer comme l’ordre politique ou souverain habituellement dissimulé derrière le cadre purement formel et procédural de l’ordre normatif de droit commun : « Dans cette situation une chose est claire : l’État subsiste tandis que le droit recule. La situation exceptionnelle est toujours autre chose encore qu’une anarchie et un chaos, et c’est pourquoi, au sens juridique, il subsiste toujours un ordre, fût-ce un ordre qui n’est pas de droit. L’existence de l’État garde ici une incontestable supériorité sur la validité de la norme juridique » [30].

Schmitt, désormais soucieux de thématiser la notion de souveraineté dans un registre spécifiquement politique, a mis entre parenthèses la problématique de l’exception dans l’ouvrage ultérieur qu’il écrit, laNotion du Politique [31]. Mais ce glissement a deux conséquences importantes. Il fait apparaître comme centrale l’opposition « ami-ennemi » comme le note justement Tuchscherer [32]. Mais il place aussi au centre du jeu : « l’unité sociale […] à qui appartient la décision en cas de conflit et qui détermine le regroupement décisif entre amis et ennemis » [33]. Une interprétation possible et que cette « unité sociale » n’est autre, ou ne devrait être autre, que le peuple en action, le « peuple pour soi ». En fait, c’est l’opposition « ami-ennemi » qui définit le politique mais cette opposition ne peut être mobilisée que par « l’unité sociale ». Et c’est à cette dernière que revient la charge de définir ce qui est appelé des antagonismes concrets, des conflits concrets, et enfin des situations de crise.

On le voit, les critiques faites à Nicolas Sarkozy, et aux autres politiques, au nom du « respect de l’état de droit » ne sont nullement fondée, une fois établi que nous sommes dans une situation exceptionnelle, telle que définit par l’état d’urgence. De même, la volonté de l’Union européenne d’établir une légalité coupée de toute légitimité et dégagée de toute souveraineté apparaît comme la route la plus sure vers la Tyrannie. Ce que l’on peut reprocher de manière bien plus juste à Nicolas Sarkozy, c’est d’avoir violé la souveraineté populaire et organisant, de connivence avec le P « S », la ratification du traité de Lisbonne qui ré-instituait ce que les français avaient clairement rejeté lors du référendum de 2005. Ce que l’on peut reprocher à Nicolas Sarkozy, c’est d’instrumentaliser des principes et des notions du droit à de seules fins de pouvoir personnel. Ce que l’on doit reprocher à Nicolas Sarkozy, mais aussi à François Hollande, à Alain Juppé et à quelques autres c’est de na pas avoir le sens de l’intérêt public, ou plus précisément de sacrifier cet intérêt public sur l’autel qui de ses ambitions politiques, qui de son penchant obscène pour la facilité, qui de son dogmatisme européiste. Ce sont justement ces questions que ces politiciens espèrent cacher derrière des postures sur l’état de droit et le légalisme. Oui, il faudra bien prendre des mesures d’exception, que ce soit en économie ou dans le domaine de la sécurité, en s’appuyant sur la volonté populaire exprimée que ce soit dans des élections ou un éventuel référendum. Non, Nicolas Sarkozy est le dernier qui puisse prétendre ici, eu égard à ce qu’il a commis dans sa carrière politique, mettre en œuvre une telle politique.

[1] Jefferson T., « Notes on the State of Virginia », in Writngs – edited by M. Peterson, Library of America, New York, 1984. J. Locke, Two Treatise of Governments, Mentor, New York, 1965, Livre II, ch. 8.
[2] Dyzenhaus D, Hard Cases in Wicked Legal Systems. South African Law in the Perspective of Legal Philosophy, Oxford, Clarendon Press, 1991.
[3] Dyzenhaus D., The Constitution of Law. Legality In a Time of Emergency, Cambridge University Press, Londres-New York, 2006, p. 22.
[4] R. Bellamy (1999), Liberalism and Pluralism: Towards a Politics of Compromise, Londres, Routledge,
[5] R. Bellamy, « Dirty Hands and Clean Gloves: Liberal Ideals and Real Politics », European Journal of Political Thought, Vol. 9, No. 4, pp. 412–430, 2010
[6] Kelsen H., Théorie générale des normes, Paris, PUF, 1996,
[7] Kelsen H., Théorie pure du droit, (1934), rééd. La Baconnière, Paris, 1988.
[8] Sapir J., Souveraineté, Démocratie, Laïcité, Paris, Editions Michalon, 2016.
[9] Voir Schmitt C., Légalité, Légitimité, traduit de l’allemand par W. Gueydan de Roussel, Librairie générale de Droit et Jurisprudence, Paris, 1936; édition allemande, 1932.
[10] Scheuerman W.E., « Down on Law: The complicated legacy of the authoritarian jurist Carl Schmitt », Boston Review, vol. XXVI, n° 2, avril-mai 2001.
[11] Balakrishnan G., The Ennemy: An intellectual portait of Carl Schmitt, Verso, 2002, p. 40.
[12] Saint-Bonnet F., L’état d’exception, Paris, PUF, 2001.
[13] M. Aglietta, « Persévérance dans l’être ou renouveau de la croissance? », in R. Boyer, (ed.), Capitalismes fin de siècle , PUF, Paris, 1986, pp. 33-66.
[14] G. Agamben, Etat d’exception – Homo Sacer, Seuil, Paris, 2003, p.40.
[15] R. Alan Lawson, A Commonwealth of Hope: The New Deal Response to Crisis, Johns Hopkins University Press, 2006.Leuchtenburg, William E. (1995). The Supreme Court Reborn: The Constitutional Revolution in the Age of Roosevelt. New York: Oxford University Press.
[16] G. Agamben, État d’Exception – Homo Sacer, op.cit., chap. 4.
[17] Schmitt C., La dictature [1921], Paris, Seuil, 2000
[18] Schmitt C., Théologie politique, Paris, Gallimard, 1988..
[19] Schmitt C., Théologie politique I, chapitre I, op.cit., p.16.
[20] Tuchscherer E., « Le décisionnisme de Carl Schmitt : théorie et rhétorique de la guerre » in Mots – Les langages du Politique n°73, 2003, pp 25-42.
[21] Schmitt C., Théologie politique I, op.cit. p.23.
[22] Voir, Carré de Malberg R., Contribution à la théorie générale de l’État, 2 vol., Paris, Sirey, 1921, t.1.
[23] Burdeau G., Droit constitutionnel et institutions politiques, Paris, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, 1972, p. 29.
[24] Idem, p. 29.
[25] Cartier E., La transition constitutionnelle en France (1940-1945). La reconstruction « révolutionnaire » d’un ordre juridique « républicain », LGDJ, col. Droit public, Paris, 2005, 665 p.
[26] Ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental. Version consolidée au 10 août 1944 http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=LEGITEXT000006071212
[27] Conan E. et H. Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas, éd. Fayard, Paris, 1994 ; nouvelle édition Gallimard, coll. « Folio histoire », Paris, 1996, 513 p, p. 71.
[28] http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=LEGITEXT000006071212
[29] Ce qui se dit aussi, dans une forme plus juridique : « Dans un besoin ou un péril extrême, on peut se soustraire à toutes les obligations conventionnelles ». Voir Cassella S., ‪La Nécessité en Droit International: De L’état de Nécessité Aux Situations de Nécesité, ‪Martinus Nijhoff Publishers, 2011 – ‪577 p., p. 5 et 6.
[30] Schmitt C., Théologie politique I, op.cit. p.22.
[31] Schmitt C., La notion de politique, trad. M.-L. Steinhauser, Paris, Champs Flammarion, 1994, (1937).
[32] Tuchscherer E., « Le décisionnisme de Carl Schmitt : théorie et rhétorique de la guerre » op.cit..
[33] Schmitt C., La notion de politique, op.cit., p. 81.

 

Jacques Sapir

Jacques Sapir est un économiste français, aussi auteur d'ouvrages d'histoire militaire et de théorie politique. Docteur en économie et diplômé de Sciences Po Paris, il est directeur d'études à l'EHESS, directeur du Centre d'études des modes d'industrialisation (CEMI) et a récemment été élu membre de l'Académie des Sciences de Moscou. Connu du grand public pour son rejet de la monnaie unique, il a notamment publié : La Démondialisation (Le Seuil, 2011) ; Faut-il sortir de l'Euro ? (Le Seuil, 2012) et dernièrement Souveraineté, démocratie, laïcité (Michalon, 2012).

 

 

Commentaires

Je partage cette excellente analyse. Ainsi le principe du stand still (cliquet) est un non sens qui ne devrait pas avoir cours, tout comme les traités internationaux ne devraient pas être irrévocables. Toutefois, si la loi doit évoluer avec la société ou plutôt se mettre en concordance avec l’évolution de la société, il ne faut pas pour autant que le changement de la loi soit opportuniste. Aujourd’hui on se presse, on veut donner des réponses immédiates. Résultat il y a pléthore de lois inadaptées, inapplicables, doublons, contradictoires voire contre-productives ou aux même nocives. Le temps est un impératif dans l’élaboration de la loi, car la démocratie ce n’est pas la loi du plus fort (la majorité) mais c’est le débat. Hors pour débattre, pour que tous puissent participer au débat le temps est nécessaire comme il est nécessaire pour s’instruire et construire sa réflexion.

par Olivier MONTULET - le 19 novembre, 2016


Euhh… C’est très dense, et assez indigeste, si je puis dire. Il me faudrait des heures pour bien méditer chaque phrase dans une langue qui ne saisit pas mon imagination comme celle de mon cher William (Shakespeare) qui ne cède pas aux tentations du légalisme tout en le dénonçant. Voir « Richard II, Henry IV, première et deuxième parties », puis « Henry V » pour suivre dans des représentations le propos de Jacques Sapir, et s’amuser en même temps. (Je préfère être instruite ET divertie.)
On peut dire… que le langage nous joue des sacrés tours, quand même. Pour le comprendre, on est obligé de le voir à l’oeuvre à travers son incarnation dans les bouches et les corps des hommes et femmes vivants, et… bon… c’est vrai pour le langage de la Loi aussi…
Il manque un élément important dans cette analyse, pourtant, il me semble : il est de la nature même de la démocratie de détruire l’incarnation de l’autorité nécessaire pour la souveraineté EN UN SEUL, et.. il y a des fois où nous avons besoin de voir s’incarner l’autorité EN UN SEUL (c’est l’origine naturelle de l’état d’exception). On peut dire que c’est un besoin viscéral, même, qui nous vient de notre prime enfance.
On peut aller plus loin, et dire que l’autorité elle-même est menacée sous un système de démocratie… participative, alors que la démocratie représentative représente un compromis possible.
On peut dire les choses autrement… c’est de quel ordre, le référent du mot « peuple » ?…comment on se le représente, étant donné que c’est un mot qui englobe un collectif, sous la forme d’un singulier ?

Si on remonte dans le passé, on peut voir la révolte contre un légalisme étriqué, une idolâtrie (que je préfère à l’idée de fétichisation pour des raisons évidentes) de la Loi, dans le corpus de la prêche de Jésus, s’en prenant aux Pharisiens de son époque. S’en prendre aux idoles en image pour mettre la Loi à la place, bon… ce n’est pas très vivifiant, et c’est passer de Scylla en Charybde, de mon point de vue. Paul a poursuivi la lutte, mais le combat est éternel, et renaît à chaque génération.

Plus ça change, plus c’est la même chose, n’est-ce pas ?

par Debra - le 24 novembre, 2016


[…] [12] Sapir J., La loi contre le légalisme », note reprise sur le site IPhilo, le 19 novembre 2016, http://iphilo.fr/2016/11/19/etat-de-droit-et-politique/ […]

par L’Italie, l’Euro, Fillon et la souveraineté… – RussEurope - le 5 décembre, 2016


[…] aussi – La loi contre le légalisme : quand le droit tue la politique (Jacques […]

par iPhilo » L’économie est-elle une science ? - le 28 septembre, 2017



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