Jean Nabert, histoire d’un oubli
ANALYSE : Nous vous proposons de découvrir un philosophe français trop méconnu, Jean Nabert. Pourquoi donc ? « Pour se confronter à une théorie du mal d’une puissance inégalée. Pour comprendre que l’existence est bien cet effort nécessaire et vain pour s’égaler à soi-même. Pour emprunter un chemin différent de celui que la phénoménologie a tracé dans l’histoire de la philosophie française contemporaine, pour apercevoir donc un autre 20e siècle philosophique en France », explique Laure Barillas dans iPhilo.
Laure Barillas est doctorante en Philosophie à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm où elle prépare une thèse sur « le temps de la morale chez Jankélévitch, Nabert et Sartre », sous la direction de Frédéric Worms. Avec ce dernier et Pierre-Alban Gutkin-Guinfolleau, elle a rédigé la présentation de l’ouvrage de Jankélévitch,L’Aventure, l’Ennui, le Sérieux, publié aux éditions Flammarion dans la collection « Champs essais ».
Il y a deux façons de présenter la doctrine d’un philosophe : soit comme un système d’idées soit comme l’histoire d’un esprit, si l’on en croit Henri Gouhier [1]. Il se trouve que la philosophie de Jean Nabert (1881-1960) est justement, et intimement, l’histoire d’un esprit, de la promotion de l’existence et de l’itinéraire de la conscience. Et c’est donc suivant la seconde voie que l’on peut entrer dans son œuvre, qui témoigne de part en part de l’histoire spirituelle et éthique de la conscience.
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L’œuvre de Nabert, philosophe néokantien, représentant de la tradition réflexive, offre un point d’entrée insolite dans l’histoire de la philosophie en France au 20ème siècle. Sa pensée reconduit à de nombreux moments et textes fondamentaux de la philosophie française et allemande. La première source, œuvre de référence, est celle de Paul Ricœur qui a beaucoup fait pour la diffusion de l’œuvre de celui qu’il a reconnu, dans de nombreux textes, comme l’un de ses maîtres. La pensée de Nabert est aussi traversée par de nombreuses relations avec les œuvres de Bergson, Levinas, Sartre, Merleau-Ponty, Maine de Biran mais aussi et surtout de Léon Brunschvicg, Jules Lachelier ou Jules Lagneau, grandes figures oubliées de l’idéalisme français. Nabert et ses maîtres en idéalisme et en philosophie réflexive offrent un cas intéressant dans l’histoire de la philosophique, celui d’une pensée éclipsée par la source phénoménologique de la pensée française dans la seconde moitié du 20ème siècle.
Il faut tout d’abord rappeler que Nabert est l’un des grands représentants de la philosophie réflexive en France, à laquelle il a consacré un magistral article [2] dans lequel il retrace les deux directions, celle d’un idéalisme rigoureux et universel et celle d’un idéalisme incarné et intime. La réflexion comme méthode philosophique prend le chemin inverse de l’intuition : il n’y a pas de saisie directe de soi, il faut ressaisir par la réflexion ses propres actions et expériences spirituelles. Il n’y a donc pas de transparence à soi, ou de coïncidence du sujet à lui-même dont l’existence est grevée par un désir d’être. On reconnaît ici ce qui deviendra le motif ricœurien de l’herméneutique du soi. Le concept d’appropriation de soi est donc une des vocations de la philosophie de Nabert. Dans un cours qu’il donne à l’ENS en 1944-1945, il définit la philosophie comme «l’ensemble des opérations par lesquelles une conscience prend possession de soi».
Un parcours dans l’œuvre de Nabert
Pour comprendre ce que Nabert représente pour la philosophie française contemporaine, qui le réduit trop volontiers et trop rapidement au maître de Ricœur, et ce que l’oubli de sa pensée nous dit, il faut tracer un bref parcours dans son œuvre, jalonnée par trois grands livres et des écrits posthumes. Dans sa thèse L’Expérience intérieure de la liberté (1924), qui n’eut le succès ni espéré ni mérité, Nabert s’oppose au moi nouménal de Kant qui élude l’expérience intérieure de la liberté. Au contraire, c’est l’intimité de la vie du sujet, l’expérience interne de la conscience que Nabert fonde et explore. La liberté se trouve liée à l’affirmation de la subjectivité pour Nabert : les actes libres sont ceux dans lesquels je m’affirme en tant que conscience.
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Nabert prolonge cette théorie de la liberté et la met à l’épreuve du négatif qui traverse l’existence, des épreuves qui la scande, dans les Eléments pour une éthique (1943). Nabert y applique la méthode réflexive aux «données de la réflexion», expériences privilégiées que sont la faute, l’échec et la solitude. Ces rencontres avec le négatif, qui creuse l’existence, semblent barrer le progrès de l’existence, ce que Nabert appelle «la promotion de la conscience». En réalité, c’est justement par la saisie de cet écart entre le moi concret, qui s’éprouve dans des expériences du négatif, et le moi absolu, trace du néokantisme nabertien, que la méthode réflexive s’éprouve. C’est donc le désir d’être, l’épreuve de ce manque au sein de la conscience, qui justifie doublement la méthode réflexive.
L’Essai sur le mal (1955) est l’un des textes de philosophie morale les plus importants du 20ème siècle. C’est d’ailleurs le livre que Ricœur aurait aimé écrire et dont il propose une relecture passionnante. Ce livre prolonge et dépasse les considérations éthiques des Eléments, profondément ébranlées par la Seconde guerre mondiale. Nabert s’oppose à tout rationalisme moral et rejette la compréhension théologique du mal. A la place, il reconnaît un critère, extrêmement puissant et inédit, au mal : l’injustifiable. Le mal est ce qui provoque en moi une indignation qui ne se rapporte à aucune norme, qui ne peut être réduite par aucun rationalisme. Le mal a une positivité qui ne peut pas être entamée ou voilée ; ce n’est pas un manque d’être ou une opposition aux normes. C’est un excès, un en-deçà des normes. C’est donc l’injustifiable qui préserve la puissance et la radicalité du mal de tout désir de rationalisation.
Aspiration et affirmation originaire
A ce parcours tracé à travers les livres de Nabert, il faut ajouter deux éléments qui définissent le spiritualisme tragique qui anime sa pensée. L’existence est mise en mouvement par la dialectique de l’aspiration qui traduit le désir profond pour la conscience de se comprendre. Il faut ensuite comprendre ce qu’est l’affirmation originaire, contribution conceptuelle peut-être la plus importante produite par l’œuvre de Nabert. L’affirmation originaire est l’expérience du jugement «je suis», qui fonde mon existence, et dans lequel s’affirme un principe qui me passe, qui n’est pas de moi, un absolu, en même temps que j’affirme mon existence dans ce principe. On retrouve ici un mouvement très singulier et récurrent chez Nabert : celle d’une transcendance immanente et d’une immanence transcendante. La méthode réflexive ne tranche pas entre l’une ou l’autre, elle va sans cesse de l’un à l’autre.
Actualités de Nabert
Qu’est-ce qu’un philosophe idéaliste, néokantien, réflexif a à nous apprendre aujourd’hui ? Pourquoi lire les œuvres de Jean Nabert aujourd’hui ? Pour se confronter à une théorie du mal d’une puissance inégalée. Pour comprendre que l’existence est bien cet effort nécessaire et vain pour s’égaler à soi-même. Pour emprunter un chemin différent de celui que la phénoménologie a tracé dans l’histoire de la philosophie française contemporaine, pour apercevoir donc un autre 20ème siècle philosophique en France.
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[1] Comme il le remarque en ouverture de son ouvrage Les Conversions de Maine de Biran.
[2] Article publié dans l’Encyclopédie française de 1957 « La philosophie réflexive », repris dans L’Expérience intérieure de la liberté
Laure Barillas est doctorante en Philosophie à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm où elle prépare une thèse sur «le temps de la morale chez Jankélévitch, Nabert et Sartre», sous la direction de Frédéric Worms. Avec ce dernier et Pierre-Alban Gutkin-Guinfolleau, elle a rédigé la présentation de l’ouvrage de Jankélévitch, L’Aventure, l’Ennui, le Sérieux, publié aux éditions Flammarion dans la collection «Champs essais».
Commentaires
Agir librement. Agir volontairement. Décider de faire une chose. Cela n’a aucun sens si je n’ai pas envie de la faire. La liberté renvoie donc au désir. Et le désir, n’est pas contrôlable. Je ne suis pas libre vis à vis de lui. Je suis libre d’agir mais ce qui compte ce n’est pas cela. Ce qui compte, c’est que j’agisse porté par mon imagination, anticipant une réalité qui me réjouit.
Quelle est la part de la décision ? Elle dépend de ce que je peux ou non avoir accès à ce que je désire. Si c’est bloqué, ma liberté n’est pas une « expérience », c’est un mot qui est vide de sens « pour moi ».
Il ne suffit pas de « dire » : je suis, pour être.
par Gérard Champion - le 20 décembre, 2017
Agir librement ou agir volontairement , cela ne prend au contraire pleinement son sens que si je n’ai pas envie de faire ce que je vais néanmoins décider de faire. Oui, la liberté « renvoie » au désir comme ce à quoi elle peut justement résister et c’est ce qui la définit comme liberté. Si je n’étais pas « libre vis à vis de lui », je ne serais pas libre du tout.
Il ne suffit pas de dire « je suis » pour être ? Mais surtout ce n’est pas nécessaire. Tout au plus, il est suffisant de dire « je suis » pour avoir la certitude que je suis, mais non pas pour être : tous les êtres, les objets comme les sujets, s’en passent.
par Emmanuel Aubriac - le 20 décembre, 2017
Bonjour,
Merci pour tous ces articles, c’est toujours un vrai plaisir de les lire.
Cependant, j’ai une question pour celui-ci: dans le paragraphe Aspiration et affirmation originaire, qu’est-ce que ce « principe qui me passe » .
De mon côté, je suis curieuse de découvrir cette affirmation originaire.
Bien à vous tous et bonnes fêtes.
Martine
par chiarappa - le 20 décembre, 2017
Bonjour,
L’intuition comme l’instinct,l’imagination,le conscient et l’inconscient, participent à l’élaboration de la pensée. Les uns ne sauraient se passer des autres.
Pour autant il s’agirait d’observations empiriques,avec lesquelles il nous faut choisir parmi des inconnues dont nous n’avons pas la maîtrise.
Se croire et persister dans son affirmation originaire,(libido)ces caractères (héréditaires)ne nous appartiennent pas et ceux en libre mutation inter-réagissent avec notre environnement.
Nous ignorons le fil conducteur qui conduit les retentissements du rendu de la pensée;du conscient
Bien des choses nous échappent.Le cerveau-base,plaque sensible,ses algorithmes, synthétise à notre insu les infos du dedans et du dehors, du froid et du chaud, du mal et du bien;des phénomènes sociaux et culturels.
La matière transcende l’esprit.Un apriorisme difficilement réfutable!
par philo'ofser - le 21 décembre, 2017
Nabert a été présenté de façon fort approfondie dans les cours d’Emmanuel Doucy, à la Sorbonne dans les années 80. Sans sa lecture alerte et précise, ce philosophe me serait resté inconnu.
Merci pour votre article.
par Diotime - le 3 janvier, 2018
Un immense merci pour votre initiative qui me comble de joie…..
Je me présente : Martine montestrucq, petite fille de Jean Nabert.
Depuis longtemps je me désolais de voir mon grand père si peu reconnu.
Vous comprenez donc ma surprise et mon enthousiasme en vous lisant !
Je sais qu’il y a un fond Jean Nabert à la Catho, mais c’est tout.
Alors bonne chance et merci du fond du coeur.
J’ai communiqué votre site à mon frère Didier qui a connu mon grand père beaucoup plus que moi pour avoir passé des vacances chez lui et sa femme Jeanne qui retrouve en ce moment un regain de notoriété. Ce qui n’est que justice étant donné la qualité de son écriture romanesque.
par Montestrucq Nabert - le 22 janvier, 2018
Mme Montestrucq,
me réjouissant aussi de la perspective qu’ouvrira le travail de Laure Barillas, je me permets de souligner ce que Diotime a indiqué dans son commentaire.
Emmanuel Doucy, tout récemment disparu, a œuvré sans doute plus que tout autre afin de maintenir vivante l’œuvre de Jean Nabert.
Il l’a fait avec une fidélité sans faille et dans des conditions qui n’étaient pas faciles : indifférence polie ou condescendance de l’institution universitaire, accès difficile aux ouvrages épuisés…
Les actes d’un colloque organisé par Emmanuel Doucy, en 1992, ont d’ailleurs été publiés il y a quelque temps sous la direction de Stéphane Robilliard et Frédéric Worms. La première salle où la Sorbonne avait consenti à accueillir ce colloque s’était révélée trop petite, au point que certains conférenciers avaient d’abord été empêchés d’y entrer par le personnel de sécurité.
Rassurez-vous : l’attention accordée à l’œuvre de Nabert dépasse les murs de la « Catho » et l’oubli dont Laure Barillas mentionne des aspects déterminants ne fut pas complet.
par Thomas Rataud - le 28 janvier, 2018
Monsieur (Rataud)
Je vous suis infiniment reconnaissante d’avoir pris la peine de me répondre et de signaler la grande fidélité de monsieur Doucy dont ma tante m’avait beaucoup parlé. C’est bien sûr très émouvant et je suis bien consciente du travail qu’il a accompli.
Voyez-vous, lorsque j’ouvre des dictionnaires modernes de philosophie et que n’y trouve pas trace de mon grand’père… je suis perplexe !
En même temps, je suis également rassurée de pouvoir constater que la pensée de Jean Nabert est toujours vivante, vraiment, merci !
J’espère maintenant pouvoir la suivre régulièrement grâce aux travaux de Laure Barillas, car je pressens que cette pensée répond à des questions qui
pressent aujourd’hui.
Merci encore.
Martine Montestrucq
par Montestrucq - le 3 février, 2018
Comme il est heureux de découvrir que l’oeuvre de Nabert est travaillé avec intérêt et pénétration.
En fin d’études, j’ai commencé à travailler le problème du mal chez Nabert, Nabert, la philosophie réflexive n’était pas vraiment à la mode en 1969 ; (et l’Essai sur le mal était réputé « illisible »…). J’avais imaginé continuer à travailler son oeuvre, mais la vie en a décidé autrement.
je suis surpris que cette présentation n’évoque pas l’ouvrage posthume « le Désir de Dieu » ; précédé par un bel article « Le divin et Dieu », ces écrits représentent, me semble-t-il, une dernière étape importante de l’oeuvre de Nabert (pour ne pas dire de son expérience).
11 mai 2020
par Paul Lionnet - le 11 mai, 2020
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