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Le guid(on) de la philosophie

3/09/2019 | par Francis Métivier | dans Art & Société | 3 commentaires

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LECTURE : Avec Socrate à vélo, paru cette année chez Grasset, le cycliste et philosophe Guillaume Martin entre au Panthéon de la «pop’ philosophie», selon Francis Métivier. Cette expression deleuzienne illustre moins une théorie qu’une expérience. Elle inscrit la philosophie hic et nunc dans une pratique populaire pour que l’une et l’autre s’enrichissent mutuellement.


Docteur en philosophie, Francis Métivier enseigne au lycée à Saumur et à l’Université de Tours. Chanteur, guitariste, auteur-compositeur et leader du groupe «La Chouette», il présente la performance musicale et philosophique «Rock’n philo live». Il est l’auteur de nombreux essais, notamment Rock’n philo (J’ai Lu, tomes 1 & 2, 2015-2016) et dernièrement Kant à la plage, la raison pure dans un transat (Dunod, 2019).


Socrate à vélo de Guillaume Martin est, à mes yeux et pour l’heure, l’ouvrage de pop’ philosophie le plus pertinent. J’avais beaucoup aimé Courir de Guillaume Le Blanc (philosophe qui pratique le marathon). J’avais beaucoup aimé Éloge du carburateur de Matthew Crawford (philosophe qui pratique la mécanique dans son atelier de réparation de motos). Je pourrais ajouter que j’ai beaucoup aimé Rock’n’philo mais je ne le ferai pas car ce livre est de moi (philosophe qui pratique le rock). Quel est le point commun entre ces livres ? Leur auteur traite à chaque fois un sujet de pop’ philosophie qu’il pratique intensément. Ils parlent de ce dont ils jouissent et souffrent, concrètement, à l’intérieur de leur pratique, qu’il s’agisse de sport, de musique ou de travail dit «manuel». Au passage, ce sont là trois pratiques (le sport, la mécanique, la musique) qui interrogent l’arbitraire de la séparation entre travail intellectuel et travail manuel, entre l’esprit et le corps, problématique qui est au cœur de la pop’ philosophie (nous allons le voir). Bref, avec Socrate à vélo, nous sommes très loin des esprits abstraits qui parlent d’activités qu’ils ne pratiquent pas et qui pourtant les fascinent, de l’extérieur, par leur pur concept, dont ils jouissent solitairement.

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Rappelons ce que signifie «pop’ philosophie» ? «Pop’ philosophie» n’est pas un concept mais une expérience. L’expression vient de Deleuze. Elle désigne un moment et un espace concrets, dans lesquels un objet, une pratique, une image, un son, vient à nous, grâce à une diffusion large et immédiate, et nous envoie une décharge de plaisir intense (il suffit de mettre sur on ou d’appuyer sur la pédale, pédale du cycliste, pédale du motard, pédale du guitariste). En fait, il s’agit là de la définition de la pop’ philosophie côté amateur-consommateur, qui retient l’idée du plaisir reçu. Côté «pratiquant», cette fois, la jouissance intensive de la pop’ philosophie devient mélange de plaisir et de douleur (dans les mollets comme dans les doigts), et l’instantanéité devient répétition (des entraînements, des tours de tournevis et des morceaux musicaux). Autrement dit, le «branchement électrique», pour reprendre Deleuze, le principe «ça passe ou ça ne passe pas», est ce qui donne à l’amateur-consommateur l’irrépressible désir de «s’y mettre» à son tour et pour de bon, dans sa vie physique, en saisissant, comme le taureau par les cornes, le vélo par le guidon ou la guitare par le manche. Qu’est-ce qu’un vélo ? Qu’est qu’une guitare ? Ce sont de vrais objets populaires et non des objets théoriques étudiés par quelques intellectuels en manque d’intensité réelle. Ce ne sont pas des objets qui donnent des complexes – dont on a du mal à voir s’ils sont de supériorité ou d’infériorité – au point de dénoncer une attitude qui en réalité n’existe pas (les universitaires mépriseraient la pop’ philosophie parce que justement trop populaire, indigne de la réflexion) pour ensuite la traiter dans la plus absconse, la plus sporadique et la plus impersonnelle des manières. Le livre de Guillaume Martin soulève aussi cette question du jugement de valeur négatif, notamment chez certains intellectuels, y compris quand il s’agit de défendre – mais toujours de loin, par les mots et jamais avec les mains – ce qui est populaire.

Eloge de l’entraînement

Donc, de quoi parle-t-on quand on parle de pop’ philosophie ? De quelque chose que l’on touche. Guillaume Martin parle de ce qu’il touche et vit, à savoir l’esthétique de la course cycliste et, surtout, de ce que cette esthétique nécessite et que le public ne voit pas, l’entraînement, la préparation, la répétition. Or sans entraînement, sans préparation et sans répétition, il n’y a pas d’esthétique du vélo, et sans esthétique du vélo, le vélo n’est pas populaire. Alors il n’y aurait pas de pop’ philosophie du vélo et donc pas de Socrate à vélo. C’est de cette manière que Guillaume Martin prend sa place dans la pop’ philosophie : d’abord sur son vélo, dans son existence de coureur cyclique professionnel, douzième au classement général du Tour de France 2019 (entre autres performances) ; ensuite par son bagage intellectuel (il possède un master de philosophie, avec un mémoire sur la volonté nietzschéenne appliquée au sport). Son livre mériterait une recension en bonne et due forme, mais je préfère centrer mon propos sur le chapitre probablement le plus pop’ philosophique de l’ouvrage, intitulé «Incorporation» (pp. 39-44). Il s’agit d’une réflexion inédite sur la notion d’entraînement, au sens sportif du terme. 

Pour Guillaume Martin, la notion «incorporation» se développe à partir du postulat suivant : chez le sportif, intelligence théorique et intelligence pratique sont distinctes mais pas séparées. L’une est consciente (conscience acquise des règles du jeu et du jeu des règles), l’autre est inconsciente, intuitive, automatique. Les deux aspects se retrouvent sur un même terrain, celui de l’acquisition. L’intuition fulgurante du grimpeur à un kilomètre du sommet n’est pas innée mais le résultat d’un travail. C’est sur ce point que la notion d’entraînement prend sa place : l’intuition fulgurante du grimpeur à un kilomètre du sommet ne peut se faire que parce le grimpeur s’est entraîné. L’entraînement ne consiste pas ici à répéter et répéter encore l’intuition fulgurante du grimpeur à un kilomètre du sommet, mais à se donner les dispositions pour pouvoir le faire, si l’occasion, qu’il faut savoir saisir, se présente (d’où également une réflexion sur le kairos, le moment opportun dans le sport). Parfois, devant le poste de télévision, on lance un «Attaque ! Mais attaque !!!!» ou encore, au match de football : «Dribble ! Mais dribble !!!». «Moi à sa place, je…». Mais tu n’es pas à sa place. Il y a de l’invisible : celui des entraînements antérieurs (suffisent-ils ?) et celui du corps propre du cycliste, de sa sensation, à commencer par sa souffrance musculaire, l’état de sa respiration, et autres facteurs physiologiques qui font que c’est le moment ou non. Il y a aussi un adversaire. Celui qui ne fait pas ne sait pas. 

De la notion d’entraînement découle celle d’incorporation. Ou, pour le dire autrement : Pourquoi répéter mille fois les mêmes gestes ? Pourquoi pédaler pendant six heures dans le froid, sur une route glissante ? Pourquoi nager six heures par jours à regarder le carrelage de la piscine ? Jusqu’à en devenir une drogue. La drogue dans le cyclisme ? Le cyclisme lui-même. C’est là que l’intelligence pratique du corps entraîné a plus d’importance que l’intelligence théorique. Citons Guillaume Martin : 

«Il s’agit de répéter inlassablement les mêmes gestes lors des entraînements afin de se rapprocher d’une maîtrise pour ainsi dire divine, qui serait la capacité à réagir immédiatement et de manière toujours parfaitement adéquat à n’importe quelle situation»

Le corps est intelligent ; l’entraînement consiste alors en ceci : «c’est le corps lui-même qui apprend à mieux fonctionner (…) dans un système d’auto-éducation physiologique». L’entraînement est alors défini comme travail d’«incorporation» de gestes afin de rendre ces derniers intelligemment automatiques, prêts à dégainer quand il faut. Il faut incorporer et s’incorporer le vélo. Comme le nageur doit incorporer et s’incorporer l’eau. Vivre avec l’eau. Florent Manaudou le disait, dans un double message publicitaire-capillaire et sportif-aquatique : le succès de la réussite est dans la préparation (phrase revisitée). L’entraînement n’a pas pour finalité de former le corps à l’intelligence, ni même de révéler la forme d’intelligence qu’il contient, mais au contraire il a «pour fonction de masquer cette intelligence». Il la masque par l’incorporation de l’élément, l’outil, l’environnement et les adversaires, en «bouffant» ces derniers (sur cette idée, autre réflexion que j’ai appréciée, qui va à l’encontre de la bien-pensance sportive éducative et commerciale : le sport consiste à s’affirmer soi-même et les règles du sport obligent souvent, pour cela, à vaincre l’autre). Il faut être le vélo, l’eau, comme le guitariste doit être sa guitare, ou le mécanicien son moteur (sa vie peut en dépendre). Le mouvement doit être naturel. Il ne l’est pas. Mais il doit finir par l’être. Le «génie» sportif est dès lors défini par Guillaume Martin comme intelligence d’abord masquée qui resurgit aux yeux du spectateur, à de très rares moments, dans toute son évidence, sa fluidité et sa pureté, au-delà du bestial qu’il a fallu mettre œuvre. Le génie sportif est le moment – là aussi très rare – où le sport devient art.

Lire aussi : Le corps, entre le sport et la mystique (Robert Redeker)

Volonté de puissance ? Affirmation physiologique ? Persévérance ? Intuition comme synthèse de l’instinct et de l’intelligence ? Nous voyons bien dans quelle mesure les concepts de Nietzsche, Spinoza ou Bergson pourraient expliquer le phénomène sportif. Qui s’est donné intensément au sport ou à l’art, et a rendu à la société l’intensité pop’ philosophique qu’elle nous avait donnée, sait bien que le concept philosophique n’est pas qu’un pur concept. Il faut que le concept entre dans le corps. Ce livre de Guillaume Martin est dynamique, sérieux et drôle à la fois, avec beaucoup de clins d’œil qui ne larguent pas pour autant au pied de la montage le non-initié en philosophie et le non-initié en cyclisme. La réflexion s’y déroule dans une mise en œuvre pop’ philosophique, tirée d’une expérience contemporaine, celui d’un Tour de France où, cette fois, cyclistes professionnels non-philosophes et «vélosophes» (pop’ philosophes, c’est-à-dire philosophes professionnels aspirant à la professionnalisation dans le cyclisme) se retrouvent. Socrate, Pascal, Nietzsche et autres Sartre dans la grande boucle aux côtés de Zabel (sous le nom de Zadel) et Ullrich (sous le nom de Ullrig). Devinez qui gagne.

Pour aller plus loin : Guillaume Martin, Socrate à vélo, éd. Grasset, 2019.

 

Francis Métivier

Docteur en philosophie, Francis Métivier enseigne la philosophie au lycée Duplessis-Mornay de Saumur, ainsi que l'esthétique et l'éthique à l'Université de Tours. En tant que chanteur et guitariste, il présente depuis, seul ou en power trio, la performance du Rock'n philo live, interprétations philosophiques de morceaux rock repris sur scène. Auteur de nombreux essais, il a notamment publié : Liberté inconditionnelle (éd. Flammarion, 2016) et Rock'n philo (rééd. Flammarion, 2 volumes, 2016). Vous pouvez aussi retrouver son site personnel : www.francismetivier.com.

 

 

Commentaires

 » Il faut incorporer et s’incorporer le vélo  » écrivez-vous . Votre célébration de l’entrainement m’évoque l’exploit accompli par Sully , ce pilote qui réussit à poser sur l’Hudson son Boeing , dont les deux réacteurs , percutés par des oiseaux , venaient brusquement de lâcher . Si cet homme a pris la bonne décision c’est qu’il « était » littéralement l’avion , il l’avait incorporé : vingt ans d’expérience ont trouvé leur acmé en quelques secondes . Alors, avouons-le : lorsque nous devons passer sur le billard , dans le choix d’un chirurgien , son âge ne compte pas pour rien !

par Philippe Le Corroller - le 4 septembre, 2019


Je ne suis pas une grande adepte du vélo, loin de là, même. Ni du rock, à l’heure actuelle, étant née au même où le rock naissait…
Ce que l’auteur décrit dans ce billet s’applique très bien à ce que je fais tous les jours devant mon quart de queue, en répétant la musique de Chopin, Mozart, Bach, par exemple. (C’est vrai que je répète du Piazolla aussi..)
Je ne sais pas pour les gestes automatiques, car de tels gestes semblent supposer une absence à soi. Un entraînement poussé permet-il d’arriver à des gestes « automatiques » ?
Force est de constater que le mot « automatique » est un grand complexe, un grand noeud de sens pour notre civilisation à l’heure actuelle. Ce qui est « automatique » permet dans les esprits de court-circuiter la conscience (de soi, et du phénomène), surtout un soi réduit à sa facette volontaire.
Pour l’incorporation, je dois dire que je préfère le mot « incarnation ». Parce qu’il est question de « carne » dans « incarnation », et cela nous pose encore plus de problème que le mot « corps »…
Quand est-ce que la répétition devient.. rituel ?
Vaste question. Je n’ai rien contre les rituels qui font vivre, et répéter ce qui est vivant.

par Debra - le 4 septembre, 2019


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