iPhilo » Lorsque Paul Valéry imaginait le piratage d’un cerveau humain

Lorsque Paul Valéry imaginait le piratage d’un cerveau humain

25/06/2020 | par Thomas Flichy de La Neuville | dans Science & Techno | 3 commentaires

Download PDF

BILLET : Le développement des nouvelles technologies ne cesse d’agiter les débats contemporains et de nous questionner sur notre avenir proche. Et si, quelque cent ans plus tôt, Paul Valéry (1871-1945) avait anticipé une telle situation ? L’historien Thomas Flichy de La Neuville a retrouvé d’incroyables textes du poète et philosophe français.


Habilité à diriger des recherches et agrégé d’histoire, docteur en droit, ancien élève de l’INALCO en persan, Thomas Flichy de La Neuville est titulaire de la chaire de Géopolitique de Rennes School of Business et membre du Centre Roland Mousnier (Université Paris-Sorbonne). Longtemps enseignant à l’Ecole Spéciale de Saint-Cyr, il a notamment publié Géoculture : Plaidoyer pour des civilisations durables (éd. Lavauzelle, 2015) et Géopolitique de l’Iran (PUF, 2017).


Les Regards sur le monde rédigés par Paul Valéry pendant l’entre-deux-guerres laissent transparaître l’intuition d’une rupture de civilisation liée au triomphe du technicisme sur la contemplation. Pour le rédacteur au ministère de la Guerre, le régime de perturbation de nos intelligences est établi par des intellectuels frauduleux déconnectant la pensée du réel : 

«Nous sommes dans une époque prodigieuse où les idées les plus accréditées et qui semblaient le plus incontestables se sont vues attaquées, contredites, surprises et dissociées par les faits, à ce point que nous assistons à présent à une sorte de faillite de l’imagination et de déchéance de l’entendement.»

L’auteur poursuit, «cet état me permet de m’aventurer à concevoir que l’on puisse de l’extérieur modifier directement ce qui fut l’âme et fut l’esprit de l’homme». Un demi-siècle avant la naissance d’internet et la personnalisation du ciblage commercial, Valéry écrit :

«Sans doute des moyens un peu plus puissants, un peu plus subtils permettront quelque jour d’agir à distance non plus seulement sur les sens des vivants, mais encore sur les éléments plus cachés de la personne psychique. Un inconnu, un opérateur éloigné, excitant les sources mêmes et les systèmes de vie mentale et affective, imposera aux esprits des illusions, des impulsions, des désirs, des égarements artificiels.»

Le piratage du cerveau humain est même imaginé : «Nous savons bien (…) qu’il est des chemins sans défense pour atteindre aux châteaux de l’âme, y pénétrer et s’en rendre maîtres. Il est des substances qui s’y glissent et s’en emparent. Ce que peut la chimie, la physique des ondes le rejoindra selon ses moyens». Paul Valéry imagine les conséquences terrifiantes de ces manipulations potentielles :

«Imagine-t-on ce que serait un monde où le pouvoir de faire vivre plus vite ou plus lentement les hommes, de leur communiquer des tendances, de les faire frémir ou sourire, d’abattre ou de surexciter leurs courages, d’arrêter au besoin les cœurs de tout un peuple, serait connu, défini, exercé !… Que deviendraient alors les prétentions du Moi ? Les hommes douteraient à chaque instant s’ils seraient sources d’eux-mêmes ou bien des marionnettes jusque dans le profond du sentiment de leur existence.»

Or, le monde de la connexion permanente est bien né : en 2019, 4,4 milliards d’êtres humains sont connectés à Internet. 2,5 milliards d’entre eux échangent de l’information par une entreprise, Facebook, et le même nombre récupère de l’information par un seul moteur de recherche, Google. Plus de 330 millions d’individus sont actifs sur Twitter. Les smartphones captivent majoritairement l’attention de ces foules mondiales, prises dans des bulles informationnelles.

Lire aussi : Mieux vaut préserver l’humanité que l’améliorer (Laurence Hansen-Love)

Les grands sujets de débats nationaux, voire mondiaux sont rythmés par les plateformes de réseaux sociaux dont les revenus colossaux sont fondés sur l’économie de la cognition et de l’attention. L’addiction aux écrans est devenue un enjeu sanitaire, particulièrement pour les plus jeunes. Le président de la plus grande puissance mondiale, les États-Unis d’Amérique, souffle le chaud et le froid en temps réel sur Twitter plusieurs dizaines de fois par jour. N’importe quel événement, phrase ou théorie peut être relayé des millions de fois en quelques millisecondes et produire un débat planétaire enflammé. L’individu connecté en permanence et surinformé est devenu la norme. Ceci ouvrant la possibilité d’une orientation subtile et individualisée des individus, les craintes de Valéry sont presque devenues réalité.

 

Thomas Flichy de La Neuville

Docteur en droit, agrégé d’histoire, ancien élève de l’INALCO en persan, Thomas Flichy de La Neuville est professeur à l’École Spéciale de Saint-Cyr, où il dirige le département des études internationales, et membre du Centre Roland Mousnier (Université Paris-Sorbonne). Intervenant régulièrement à l’United States Naval Academy, à l’Université d’Oxford et à celle de Princeton, il a notamment publié Géoculture : Plaidoyer pour des civilisations durables (Éd. Lavauzelle, 2015) et Géopolitique de l’Iran (Éd. PUF, 2017).

 

 

Commentaires

Voici un très vieux débat.
Il resurgit constamment.
L’être humain n’est pas une île. Depuis sa naissance, et jusqu’à sa mort, il est soumis (oui, j’aime bien le mot…) à des influences extérieures qui lui parviennent de son environnement. Il a deux oreilles qu’il ne peut pas fermer. Le son, et le bruit rentrent de l’extérieur. Cela est.. INELUCTABLE.
Cela fait partie de notre condition humaine. Pourquoi… se révolter contre la condition humaine ?
Au moment de sa naissance, l’être humain est influencé par les instances tutélaires qui s’occupent de lui. Il est constamment influencé par d’autres êtres humains DONT IL A BESOIN POUR POUVOIR GRANDIR, MURIR, et devenir un adulte à son tour. Il n’est pas.. une île. Il deviendra le fruit de la rencontre entre son environnement, les influences du dehors, et des facteurs plus difficilement décelables qui lui ont été transmis par d’autres voies, par ses géniteurs. Toute sa vie, il sera soumis à l’influence de l’extérieur. Ça s’appelle « vivre »…
Donc.. l’influence est incontournable. Les parents influencent. Les éducateurs influencent. Nous ne sommes pas de petites divinités auto-engendrées par nos choix. Credo.
Alors… et Internet ? et le marketing ? Où est le problème ?…
Peut-être y a-t-il un problème qui découle de la différence entre les influences qui touchent notre personne entière, notre être corporel ET psychique, dans une relation, et les influences qui arrivent, parachutées, par des.. MEDIAS (pour « entre ») que nous ne voyons pas, qui ne sont pas incarnées, et que nous ne pouvons pas vraiment localiser, ni comprendre.
En ce moment, suite à l’épidémie du Corona Virus, il est préconisé de faire un certain nombre d’enseignements supérieurs par vidéo-conférence, en supprimant ce que nous appelons « la présence réelle » pour l’année prochaine. Ça s’est déjà fait, d’ailleurs, mais on veut le faire plus, et étendre ce cadre.
Que devient.. et deviendra LA PERSONNE (CHARNELLE) dans ces dispositifs ?
Après avoir passé de longues années à l’école, je peux dire que la personne que je suis devenue a été très influencée par un tout petit nombre de personnes/enseignants, mais que leur influence a été décisive sur mon parcours intellectuel, et sur.. mon âme/esprit. Mais cela me permet de dire que la transmission, et l’influence, à ce degré, et à cette échelle, est une affaire… personnelle, et que l’institution ne peut pas la garantir. Tout au plus, l’institution peut fournir un cadre qui favorisera cette transmission.. personnelle, sans plus. Les institutions ne transmettent pas. Les personnes, oui. Bien sûr, il peut y avoir aussi transmission en dehors des institutions, quelles qu’elles soit…
Alors… le danger d’Internet, et compagnie, est dans l’effacement de la personne singulière au profit de… la masse, par une adresse anonyme. Que devenons-nous comme personne dans l’adresse anonyme qui met la personne entre parenthèse ? Tout cela est en cours depuis longtemps déjà. Déjà, l’invention de l’imprimerie a oeuvré… dans ce sens.
Il est historiquement connu que la démocratie est une organisation sociale qui favorise la paranoïa. Paranoïa de se sentir manipulé par des forces invisibles, anonymes, diffuses. C’est logique. Tout cet anonymat ne nous permet pas de localiser les influences ? Nous dépérissons par manque de.. chaleur humaine ? Probablement.
Il y a un paradoxe qui me plaît bien. Il existe l’expression « veiller sur ». Dans le passé, certes, c’était une expression qui faisait référence à l’activité d’une divinité supposée bienveillante envers sa création, qui « veillait sur » nous. Dans le paradoxe, on peut voir comment « veiller sur », par simple permutation des éléments devient.. « surveiller ». « Veiller sur » est une activité qui laisse l’autre libre, alors que « surveiller » est une activité d’emprise. De « veiller sur » à « surveiller », il y a un cheveu. Peut-être qu’on ne peut pas vraiment séparer les deux, d’ailleurs. Nous vivons dans un monde qui ne permet pas de séparer le « bon » du « mauvais », et.. c’est frustrant.
A vrai dire, je suis surprise des attitudes de mes contemporains autour des enjeux du marketing, et des algorithmes. Je suis confiante qu’en fin de compte, je garde le contrôle de ce que j’achète, par exemple. Je suis libre… d’acheter ou pas, marketing ou non. Je ne me triture pas les neurones en me disant… « mais où est-ce qu’on essaie de… m’enculer ? (puisque c’est ça dans les esprits…) Je sais qu’à la fin, c’est moi qui décide… influencée ou pas…on ne peut pas m’enlever MA DECISION. On pourra toujours me dire que je suis naïve, mais alors je rétorquerai que… je préfère ma naïveté à leur.. cynisme, qui ne fait que réduire leur propre pouvoir.. à leurs propres yeux, d’ailleurs. Mauvais plan…De nos jours, tout petit pouvoir que nous pouvons glaner.. est bon à prendre. Bientôt.. on ne nous laissera plus CONDUIRE nos voitures par.. bienveillance….

par Debra - le 25 juin, 2020


Je savoure à chaque fois, M. Flichy de La Neuville, votre capacité à retrouver d’anciens textes et à les faire résonner avec l’esprit de notre temps. Bravo !

par Baroko - le 27 juin, 2020


On ne peut , bien sûr , que partager
les craintes de Valery , dont vous nous rappelez à quel point elles sont toujours d’actualité . Aussi faut-il se féliciter que , très récemment , le Conseil Constitutionnel ait barré la route à une offensive liberticide , le fameux projet de Loi Avia . L’enfer étant pavé de bonnes intentions , la loi Avia affichait un objectif noble : lutter contre la haine en ligne . L’ennui c’est qu’elle confiait aux opérateurs de plateformes en ligne , Facebook, Twitter , YouTube – et non aux tribunaux , comme c’est le cas pour la presse – le soin de retirer sous 24 heures des contenus haineux ou sexuels manifestement illicites . On incitait donc ces plateformes à pratiquer la censure de tout contenu leur étant signalé comme illicite par une quelconque association . On ouvrait ainsi un boulevard à tous ceux qui , à longueur d’année, se disent victimes d’islamophobie , d’homophobie , de discriminations dues au sexe , à l’origine ethnique ou sociale , etc, etc… ! Au pays de Voltaire , tout débat mettant en cause le politiquement correct, devenait impossible . On ne remerciera jamais assez les soixante sénateurs Les Républicains qui , à l’initiative de leur Président , Bruno Retailleau , ont saisi le Conseil constitutionnel, d’avoir ainsi empêché cette atteinte manifeste à la liberté d’expression . Et on saluera au passage le Sénat qui , une fois de plus , a montré son rôle essentiel en tant que contre-pouvoir .

par Philippe Le Corroller - le 28 juin, 2020



Laissez un commentaire