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À la campagne, l’esthétique introuvable des zones commerciales

13/11/2020 | par Audrey Jougla | dans Art & Société | 2 commentaires

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ANALYSE : À l’inverse des petits commerces de centre-ville où l’on flâne, les centres commerciaux périphériques font l’économie de toute dimension esthétique. Pressé, le client passe directement de son véhicule à l’objet de son achat, raconte Audrey Jougla. Le confinement souligne d’ailleurs qu’à supprimer le non-essentiel on en vient à retirer tout plaisir et toute sociabilité. À ce jeu-là, les géants du commerce en ligne ont déjà gagné, déplore la philosophe.


Diplômée de Sciences Po Paris et de l’Université Paris-Nanterre, Audrey Jougla enseigne la philosophie au lycée. Spécialiste d’éthique animale, elle a publié Nourrir les hommes : un dictionnaire (éd. Atlande, 2009), Profession : animal de laboratoire (éd. Autrement, 2015, Prix Roger Bordet 2016) et Animalité : 12 clés pour comprendre la cause animale (éd. Atlande, 2018).


Si le confinement crispe citoyens et commerçants autour de la définition du strictement nécessaire, il évacue surtout les temps liés à la chalandise, au plaisir de flâner, réduisant nos achats à leur unique vocation utilitaire. De quoi s’interroger sur le rôle de l’esthétique dans notre rapport aux zones commerciales, et spécifiquement, en milieu rural.

Dévitalisation des villes et de l’espace : quand la chalandise disparaît

Étrange décor que celui qui est fait de pelouses tondues en guise de bordures, d’arbres plantés çà et là que personne ne voit, de routes sans trottoirs et de parkings abrités. Moins fréquentées, mais menaçant toujours les petits commerces de centre-ville, les zones commerciales sont des territoires qui restent à réinventer et pour lesquels l’esthétisme revêt un rôle qui interroge plus que jamais notre rapport au beau et sa relation au nécessaire.

En périphérie des grandes villes, les zones commerciales ne jouent pas le même rôle que lorsqu’elles sont implantées en milieu rural, aux alentours de villes de moins de 10 000 habitants. Alors que les premières constituent des alternatives à des supermarchés et des magasins présents dans les grandes villes, les secondes ont en effet supplanté, dans la grande majorité des cas, les commerces du centre-ville et tiennent parfois lieu de seul lieu de chalandise, voire de sortie familiale le week-end. Il ne s’agit pas non plus du concept américain de mall, car ces centres commerciaux, quand ils sont présents dans les zones rurales, n’y accueillent ni grandes marques de vêtements, ni enseignes de café ou de papeterie, et surtout, n’en ont pas l’esthétisme. En cela, les malls sont plus proches d’un renouveau du concept de grands magasins parisiens, hérité du XIXe et adapté par les USA au gigantisme et au luxe requis pour attirer les adolescents et les classes supérieures.

Lire aussi : «Je m’habille comme je veux» : injonction séduisante, mais libération fallacieuse (Audrey Jougla)

Les zones commerciales des espaces ruraux interrogent alors sur leur statut hybride. Il ne s’agit plus du seul supermarché ou hypermarché, mais pas encore du grand centre commercial dédié à la flânerie et regroupant une vingtaine d’enseignes. Alors qu’en 2017 un rapport intitulé La revitalisation commerciales des centres-villes fait part de propositions à la secrétaire d’État chargée du Commerce, les maires tentent toujours acrobatiquement de concilier les habitudes des ménages qui vantent la praticité de ces zones, et le nécessaire soutien aux petits commerçants du centre-ville [1]. Si le sujet croise urbanisme et économie, il n’offre pas moins l’occasion de s’interroger sur le rôle de l’esthétique, d’autant plus en cette période de confinement. La zone commerciale des petites villes (moins de 10.000 habitants) situées en milieu rural répond le plus souvent à la configuration suivante : un supermarché ou un hypermarché proposant un drive, et une galerie commerçante menant à lui avec fleuriste, pharmacie ou parapharmacie, opticien, coiffeur, éventuellement une ou plusieurs marques de prêt-à-porter. Un Mc Donald’s, une enseigne de bricolage, de technologies, une station-service et un service de lavage de voiture l’entourent ou y sont adjoints. Surtout, un immense parking occupe l’espace. Or, la dévitalisation dont se plaignent les commerçants de centre-ville ressurgit dans l’agencement esthétique de l’espace, comme si elle préfigurait un autre rapport au temps et à l’espace : le tout-voiture est imposé, la conception des distances, de la circulation et des espaces étant pensée pour les véhicules et non les piétons. Le piéton ne circule donc que de sa voiture au centre-commercial, et la chalandise se réduit à l’allée principale du centre commerciale puis aux rayons du supermarché, alors même que la vie rurale — à l’inverse de la circulation citadine, impose déjà une relation permanente au véhicule. 

Le concept de chaland, client potentiel d’un commerce, n’existe donc plus : le centre commercial n’a de raison d’être que pour des clients effectifs qui y viennent en vue d’achats préconçus. Plus de promenade hasardeuse, ou de circonvolutions possibles à l’extérieur des vitrines : celles-ci n’existent plus non plus, le lèche-vitrine étant étranger à l’acte d’achat. En conséquence, l’extérieur n’a plus la même vocation : nul besoin d’attirer, de séduire, de plaire à celui qui se trouve à l’extérieur. Avec la disparation du piéton, et la réduction de l’esthétisme extérieur au centre commercial, la promenade ou la flânerie propres au chaland disparaissent. L’esthétisme extérieur du supermarché et de la zone commerciale n’a donc aucune raison d’être pensé ou conçu, puisqu’il est nié. De toute part, la conception répond aux exigences de logistique de l’entrepôt de marchandises, et non à celles du magasin : peu d’ouvertures sur l’extérieur donc, pas de lumière du jour en intérieur, réduisant toute possibilité d’échange avec la rue, qui n’existe pas non plus dans ces lieux où l’on passe du parking au centre commercial. Seul lieu d’achalandage possible pour les vendeurs : les rayons, les linéaires, puisque c’est là que le client se promène désormais, de manière quadrillée.

La rupture avec la conception du magasin ne saurait alors se réduire à une question d’agrandissement de bâtiments ou d’offres de produits : la zone commerciale rurale rompt avec toute logique d’échanges, de bavardages, de rencontres inopinées, ou de temps dont l’on dispose comme on le souhaite. Car au-delà de l’espace, c’est bien une autre conception du temps qui prévaut ici, accélérant les flux et optimisant le temps passé à faire une action jugée nécessaire pour substituer à l’agréable ce qui n’est qu’un temps contraint. En ce sens, la conception de la vitesse et du revers du progrès que Paul Virilio développe dans La vitesse de libération s’appliquerait à l’absence esthétique des zones commerciales, comme l’écueil de notre rationalité. La circulation des clients, de leur arrivée à leur sortie, est fléchée, rationalisée par un circuit où l’on se laisse guider. Et si cela nous semble naturel en cette année de pandémie, il n’en est pas moins artificiel que de guider à ce point les personnes de leur parking à la caisse. Si les zones commerciales aux abords des petites villes de campagne n’offrent pas le divertissement nécessaire, et si les commerces de centre-ville migrent ou ferment, le shopping et la flânerie se reportent alors un peu plus loin, sur des centres commerciaux plus vastes, plus éloignés, qui jouxtent alors la conception du loisir.

Un esthétisme de la rationalité et de la praticité

Une zone commerciale n’a pas pour objectif d’être belle, elle se doit d’être pratique, pourrait-on répondre. C’est alors considérer que l’un exclut nécessairement l’autre, ce qui est très contestable, mais surtout, que l’acte d’achat ne répond qu’à la rationalité, celle du gain de temps et du pratique, ce qui est faux [3]. Les grands magasins, comme les malls, ont ainsi bien souvent choisi de faire entrer l’art, les expositions temporaires, les performances artistiques, en leur sein, marquant ainsi leur volonté de se positionner comme des lieux de sorties, de loisirs, ou de revaloriser leur image en touchant une clientèle plus proche du luxe [4]. Les zones commerciales en zone rurale n’ont nullement cette vocation et s’ancrent dans une conception résolument rationnelle des achats.

Si la consommation pratique semble avoir triomphé des centres-villes ces trente dernières années, elle évacue expressément une notion que le beau et le petit commerçant s’efforcent de valoriser : celle de plaisir, et même de plaisir esthétique. En effet, si l’on sait ce que l’on va acheter, qu’aucune place n’est laissée à la liberté du vagabondage, à la curiosité, ou au goût du décor et de la présentation, alors pourquoi ne pas réduire davantage à leur plus stricte nécessité ce que sont les courses ? C’est ce qu’il est advenu avec l’arrivée du Drive, offrant la possibilité de ne descendre de sa voiture que pour quelques mètres et quelques minutes. L’esthétique véhiculaire semble alors atteindre son apogée, celle où les clients n’existent plus dans les allées.

Or, cette période de pandémie et de confinement nous a offert plus d’une occasion de réfléchir à ce qui était strictement nécessaire, au sens d’indispensable à la vie courante. Les commerces, puis les articles pouvant être vendus, se sont ainsi vus passés au crible de la question de leur fonction indispensable. À la fermeture des commerces de centre-ville, des libraires, des chausseurs, des magasins non-alimentaires, l’injustice a rapidement surgi : les supermarchés et hypermarchés ont alors été assujettis aux mêmes restrictions. En ce sens, l’esthétisme n’a jamais été aussi nécessaire qu’aujourd’hui.

Lire aussi : La vie, seul impondérable qui nous reste (Sylvain Pasquali)

Le confinement souligne alors avec ironie qu’à supprimer le non-essentiel on en vient à retirer tout plaisir et toute sociabilité, liés justement à ce qui a trait aux aspects les plus divertissants ou agréables de notre quotidien. Cette sociabilité comme ce plaisir se confondent bien souvent avec l’esthétisme tel qu’il est pensé et mis en œuvre par les urbanistes, les architectes, les designers, les décorateurs et tous les professionnels de l’espace et des objets, qui organisent et agrémentent les lieux où nous nous trouvons. Refuser de penser l’esthétisme du centre-commercial en choisissant la structure de l’entrepôt revient donc à renoncer à ce qui fonde la chalandise et la distraction liées au loisir de se promener, de se rencontrer, devant des vitrines comme au marché. À ce jeu-là, les géants du commerce en ligne ont déjà gagné.

De la même manière, la défense des commerçants de centre-ville s’éclaire de manière inédite : à la praticité et à l’utilitaire s’opposent la chalandise, désormais interdite, le temps de la déambulation, impossible en confinement ou réduite à sa plus pauvre acception, car peut-on concevoir de se promener dans le rayon pâtes de son supermarché ou, furtivement, devant la vitrine de la boulangerie ? S’ouvre alors une curieuse mise au jour de ce qui fonde la préférence envers les achats au sein des commerces, certes moins pratiques mais sans doute plus plaisants, que ceux effectués au centre commercial. L’esthétique de la rationalité, portée par les centres commerciaux des années 1970, semble alors atteindre ses limites, non pas à cause de sa logistique, mais de son postulat. Et c’est en ce sens que le commerce de proximité a une nouvelle carte à jouer, s’il réutilise le fait que la beauté est, aussi, une promesse de bonheur.

[1] Lire Céline Massal, La fin des commerces de proximité dans les campagnes françaises ?, Géoconfluences, avril 2018.
[2] Plusieurs parcours sont bien sûr envisageables, ils n’en restent pas moins préconçus. Pour une recherche sur le magasinage : Michaud-Trevinal, Aurélia, 2013. Le magasinage dans un centre commercial : une typologie de quatre parcours. Recherche et Applications en Marketing. 28. 14-44. 10.1177/0767370113500169.
[3] Sur ce point, le neuromarketing s’efforce justement de prendre en compte l’esthétique, entre autres stimuli, comme un outil supérieur à la seule rationalité pour séduire (et manipuler) les consommateurs.
[4] On peut citer les expositions temporaires du Bon Marché à Paris, ou les réalisations des vitrines des Galeries Lafayette comme sources d’inspiration pour les malls ou les centre commerciaux aspirant à cette catégorie. 

 

Audrey Jougla

Diplômée de Sciences Po Paris et de l’Université Paris-Nanterre, Audrey Jougla enseigne la philosophie au lycée. Spécialiste d’éthique animale, elle a publié Nourrir les hommes : un dictionnaire (éd. Atlande, 2009), Profession : animal de laboratoire (éd. Autrement, 2015, Prix Roger Bordet 2016) et Animalité : 12 clés pour comprendre la cause animale (éd. Atlande, 2018).

 

 

Commentaires

Comme j’aime chercher et trouver les idées dans la manière dont « nous » organisons notre quotidien, le.. champ de bataille le plus difficile de la vie d’un homme ou d’une femme, tellement nous sommes… contraints de passer du temps dedans, je dis qu’il est évident que l’Homme idéologiquement moderne continue son acharnement pour détruire… la grâce, qui n’est pas la gratuité, une pâle copie de la grâce.
Transparence, fonctionnalisme, le strict nécessaire, autant de… vertus ? que nous avons mis sur un piédestal afin de nous prosterner devant.
Quand on songe à la parole de celui qui a dit : »l’Homme ne vit pas que de pain seul », on se met à « rêver » de la logique mise à l’oeuvre pour détruire chez l’Homme ce qui pourrait encore échapper au rouleau compresseur de la Rationalisation efficace de nos vies… pour notre bien, bien entendu.
Appartenant à une frange de la population qui a du temps, il m’arrive souvent de faire mes courses à pied, ayant délaissé la grande surface depuis presque 20 ans maintenant.
Il est intéressant de noter combien l’idée de… séduire ? quiconque n’a pas de bonne presse, donc, que « nous » délaissions la possibilité de séduire les consommateurs ne m’étonne point. (Nous délaissons dans la disposition des objets dans l’espace, pas dans les interminables coups de fils pour faire de la pub.) Mais ça fait très longtemps que l’idée de séduire perd constamment de terrain…
En même temps que la grâce/l’esthétisme, la séduction disparaissent, le…plaisir ET LE JEU disparaissent aussi pour nous laisser de pauvres, tristes pantins pouddingues, sans le moindre sens de l’humour, et… comme dit l’auteur de cet article… RIVES A NOS ECRANS pour compenser tant d’acharnement puritain bien pensant pour détruire les à côtés de la vie qui contribuent à la rendre plus supportable, et même plaisante.
L’ultime ironie de tout cela est que cette manière de PAS faire commerce a eu raison de mon… désir d’acheter, et je m’abstiens de plus en plus d’acheter ce que je ne parviens plus à désirer. Ce qui est très mauvais pour l’économie, car j’ai du mal à croire que je suis une exception.
Mais à force de tirer le mot « économie » vers le sacrosaint.. MOINS, (même en se sentant vertueux) on finit par la couler…
La Raison, peut-être mais.. à quel prix ?
Ce qui m’inquiète, c’est l’inquiétante impression que la manière dont nos sociétés… répondent à l’épidémie est empreinte de cette volonté ? d’avoir raison de la grâce dans nos vies, EN NOUS REDUISANT à ce qui serait essentiel, et rien d’autre. Cela m’inquiète beaucoup.

par Debra - le 13 novembre, 2020


Succulent papier ! Vous nous rappelez avec finesse et une plume inspirée deux notions essentielles : 1 )  » La beauté est aussi promesse de bonheur  » . 2) La philosophie est particulièrement palpitante lorsqu’elle s’intéresse à notre existence quotidienne . C’est, me semble-t-il , tout le charme de iPhilo : on y trouve aussi bien de l’analyse de concepts pure et dure , pour fans de la dissertation , que de piquantes et profondes réflexions sur notre ordinaire , ici et maintenant . Bravo et mille mercis !

par Philippe Le Corroller - le 13 novembre, 2020



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