Rousseau et le cri rock : la construction d’une voix
ANALYSE : Qui a dit que la philosophie de Rousseau n’était pas rock’n’roll ?! Par une réflexion sur la genèse de la parole, Francis Métivier nous montre ici que c’est bien le cas, grâce à une étude musicalement référencée sur le cri primal et le cri rock.
Docteur en philosophie, Francis Métivier enseigne la philosophie au lycée Duplessis-Mornay de Saumur, ainsi que l’esthétique et l’éthique à l’Université de Tours. En tant que chanteur et guitariste, il présente depuis, seul ou en trio, la performance du Rock’n philo live, interprétations philosophiques de morceaux rock repris sur scène. Auteur de nombreux essais, il a notamment publié : Liberté inconditionnelle (éd. Flammarion, 2016) et Rock’n philo (rééd. Flammarion, 2 volumes, 2016). Vous pouvez aussi retrouver son site personnel.
En quoi le rock est-il la musique rêvée de Rousseau ? Dans le court chapitre XVII de l’Essai sur l’origine des langues, Rousseau exprime son désarroi devant ce qu’il appelle «l’erreur des musiciens nuisible à leur art». La musique est devenue trop lisse, trop claire, trop articulée, trop scientifique. Elle est devenue une géométrie sous l’effet de musiciens probablement mauvais joueurs et contents de leur réflexion sur l’art. En même temps que l’homme naturel a perdu sa spontanéité, la voix a perdu ses inflexions, ses intonations, ses gémissements.
Le cri primal de naissance le cri primal de peur et de hargne
Dans la grammaire musicale, les soupirs accidentels sont devenus des silences imposés. Contre Rameau, le constat est le suivant :
«Elle (la musique) a déjà cessé de parler, bientôt elle ne chantera plus, et alors avec tous ses accords et toute son harmonie elle ne fera plus aucun effet sur nous».
La théorie musicale a tué la musique. Elle n’est plus une pratique des sentiments et de la poésie mais un apprentissage formel au métronome. Depuis Rousseau, le rock semble avoir ressuscité la musique. Le rock ne serait-il pas anachroniquement cette musique, cette voix, ces inflexions, ces cris qui constituent pour Rousseau à la fois l’origine de la musique et du langage, et toute son authenticité ? Le rock ne serait-il pas la forme post-moderne dans laquelle la musique revient à sa bonne sauvagerie perdue, dissoute dans trop de rationalité, à force d’applications abstraites, de connaissances de la quarte, de la quinte, de l’accord majeur, de l’accord mineur, des valeurs et des intervalles, à force de mesures et de codification, de trop bonnes résolutions et, surtout, de décrets à propos de ce qui sonne bien ou sonne mal ?
Si le rock crie, ce n’est pas dans une dimension historique où celui-ci serait le premier élément du rock, où les premiers rockers se seraient mis à crier d’abord et où, par une évolution diachronique, nous serions arrivés au Bohemian rhapsody de Queen. Le cri, d’abord intérieur et universel, sensation fermée et muette de plaisir ou d’angoisse, se découvre sentiment, impulsion de création et extériorisation particulière. Il se développe alors, d’une esthétique – au sens étymologique de la sensation naturelle – à une esthétisation – au sens artistique. Il est donc logique que ce cri, quand celui-ci n’est pas censuré par les conventions, demeure comme une incrustation brute dans une construction artistique où il a été plus ou moins sublimé. Dans un morceau rock, tout est cri, cri réel, cri traduit, cri possible, cri sous-jacent, cri sublimé. Tout mot, toute phrase articulée, toute suite d’accords, tout solo instrumental y est la socialisation en partie vaine de ce cri.
Reste inévitablement dans l’artefact rock bon nombre d’éléments relevant de l’expression des passions naturelles de Rousseau. C’est ce que nous souhaiterions montrer ici, et cette démonstration ne peut-elle se faire qu’avec des «HAAA !» et des «Oooh…» c’est-à-dire les éléments de nos premières mélodies. Alors que Rousseau explique au Chap. XIX de son Essai sur l’origine des langues, «Comment la musique a dégénéré», le rock quant à lui est la musique la plus régressive qui puisse être : dans une perspective rousseauiste, cette idée est comme un compliment. Et en ce sens, Rousseau est le philosophe qui a le mieux parlé du rock. «Les passions arrachèrent les premières voix» : HAAA ! Expression des sensations inattendues : «l’amour, la haine, la pitié, la colère». Aujourd’hui l’électricité a arraché au rocker une voix amplifiée dans un monde carré et froid. La guitare a rendu à l’homme sa morale première, celle qui consiste à ne pas garder à part soi sa vie intérieure.
Selon Rousseau, l’être humain aurait donc chanté avant de parler. Le chant de Rousseau est un chant primaire. Quand dire était chanter. Quand se plaindre était lyrique. Et quand jouir était jouer. Chanter consiste à produire une note, une note inconsciente, une musicalité involontaire qui vient d’une douleur ou d’un plaisir viscéral. Associée à la douleur ou au plaisir, la voix produit un cri, un gémissement, un soupir. Un chant sauvage, naturel. Cette hypothèse à caractère anhistorique est parfaite pour notre idée du rock : dans quel type de chant crie-t-on, gémit-on, soupire-t-on ? D’abord dans le rock. Les autres formes du chant, probablement trop civilisées, n’ont de cesse de cacher leur propre origine. Le chant devient faux quand il est trop juste, suspect quand il est trop lisse. La voix rock est vraie dans la mesure où elle est fausse, authentique parce qu’éraillée.
Dans la primitivité conjecturée de Rousseau comme dans notre primitivité personnelle, d’abord nous nous mettons à gémir et à taper sur un rocher avec un morceau de bois, de rage. Le son est mat. Le choc ne produit aucune résonance. Puis par hasard, nous finissons par taper sur certaine matière et le choc produit une vibration, le son se poursuit, se développe. Chanter constitue imiter ces sons. L’être humain perçoit sa propre attaque vocale, sa propre résonance. Il peut varier l’attaque et la résonance. L’art est né dans la multitude des attaques et des résonances expérimentées qui forment un style. Dans la multitude des notes potentielles qui peuvent former une mélodie. Dans l’infini des fréquences temporelles qui offre les rythmes possibles. La terre historique du rock est le blues, cette forme si délicate, si polie du cri, où l’homme veut exprimer sa peine sans déranger nos oreilles. Le rock est moins délicat, retrouvant la brutalité du cri : «HAAAAAA !!!!!».
Il est logique que l’archétype du cri du rock soit la reproduction du cri premier, celui de la naissance, cette première horreur de l’existence : la nécessité d’inspirer un grand coup comme après une longue apnée puis souffler, souffler de douleur. La vie s’accompagne d’emblée de la douleur des poumons qui s’ouvrent. Mais l’expression de cette douleur est aussi d’emblée un chant. Le premier cri a quelque chose du perçage de l’hymen. C’est pour cette raison que le rock est sexuel.
«Cri premier» signifie que le cri peut être premier dans la logique des choses, c’est-à-dire dans l’ordre du morceau : il introduit le chant. Breathe des Pink Floyd commence ainsi. Si l’être humain chante avant de parler, dans le rock il crie avant de chanter. Ou encore, le «HAAAAAA !!!!!» de McCartney dans l’introduction de Revolution des Beatles, chanté par Lennon, marque le fondement vocal de ce morceau. Pas son commencement, car il débute par un riff de guitare emprunté au blues, d’habitude plutôt doux, un glissando – celui-là même qui nous fait glisser hors de la mère et nous envoie à l’existence – un glissando amplifié, saturé dans les aigus et accéléré. Introduction et fondement : nous sortons de ce fondement dans lequel nous sommes apparus sans même nous y être introduit, notre place originelle. Rejeté, jeté. Triples contractions répétitives du riff. Puis sur le premier temps de la troisième mesure : coup de batterie. Coup de feu, le signal de départ dans la vie. Sur la quatrième mesure, le cri et la guitare ne glissent plus mais se tordent dans tous les sens. Le slide – glissando – laisse place au bend : les doigts ne coulissent plus sur les cordes mais se bloquent dans une case et tirent dessus, vers le haut. Le regard du guitariste lui aussi tiré vers le haut, le faciès tout aussi tordu. Il crie avec ses cordes en acier comme le nouveau-né avec ses cordes vocales.
Le cri rock est une régression psychologique volontaire, en deçà de la parole où l’enfant appelle sa mère. «HAAAAAA !!!!!» est donc « Mama ! » (Queen, Bohemian rhapsody), «Mother !» (Lennon, Mother). Ce cri primal se pousse en tant que tel, mais se dit également, se commente : «Quand je suis né, j’ai crié» (Téléphone, Le vaudou). D’emblée il se mute en cri hédoniste : «Le ventre de ma mère a craché un noyau de jouissance» (Higelin, Est-ce que ma guitare est un fusil). Du cri de naissance, de rupture, de passage d’un monde à un autre, mélange de peur et de vie, découle un ensemble de copies que l’on entend souvent, cette fois, dans le déroulement du morceau. À commencer par le cri d’effroi. Le Careful with that axe Eugene des Pink Floyd commence par un suspens, sauts d’octave à la basse qui avancent inexorablement vers un drame. Une hache apparaît et coupe Eugène dans le cri de Roger Waters. Un organe gicle et le sang siffle. Encore un accident de l’instant, une coupure vie/mort, réel/non-sens. Angoisse existentielle. L’écho saturé du cri muet de Munch.
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Le cri de peur peut être explicite et implicite. Des ennemis sont à côté. Il ne faut pas se faire entendre. On ignore tout de ce qui se passe derrière les murs des maisons apparemment honnêtes. Là où le cri de la peur laisse la place à la peur du cri, la peur de devoir crier. Le cri bâillonné, l’angoisse à part-soi, le gémissement autocensuré des Beatles dans Revolution 9 à 2’30’’. Crier dans sa bouche : chut… les voisins… La censure de l’expression du sentiment est contraire à la morale, à cet appel à la compassion en direction de son semblable.
L’absurdité de l’existence s’inscrit dans le foyer et hors du foyer. De la famille à la société, tout aussi oppressante. Le «Haaaa !!!» se mute en «aaaaARG !», cri social, révolté. La violence d’un désir noir de libération poussé par la colère : «Je suis un homme pressé, un homme pressé, un homme pressé, aaaaARG !». À 3’08’’ de L’homme pressé Noir Désir pousse son cri de déjection, de dégoût existentiel et social. La société corrompue de Rousseau nous fait gueuler par devant nous-même, elle nous fait dé-gueuler : un vomissement faute de parole, qui vous arrache la bouche.
Le cri primal de confusion
Si crier – même de colère – libère de quelque chose, alors par essence crier mêle douleur et plaisir. Crier est souvent crier de confusion : c’est aussi en ce sens qu’il exprime une ambiguïté ontologique. Vivre ? Ne pas vivre ? Vivre est-il un malheur ? Vivre est-il une chance ? Cette ambiguïté générale trouve une expression particulière dans les cris érotiques.
Le cri de Brian Wilson, des Beach boys, au tout début de Good vibrations, traduit à la fois un espoir érotique et un érotisme déjà entamé. Que dit-il ? Que chante-t-il ? Que soupire-t-il ? «Aaaahhh» ou « I » (je) ? L’espoir érotique est affirmation embryonnaire du « je » : la conscience rock se réveille et apparaît d’abord dans une indétermination sensible, le « ceci » hégélien, ou la pulsion, le « ça » freudien. Pour qu’il y ait du sexe, il faut qu’il y ait un je. L’affirmation du sujet sentant a lieu dans le désir naissant. «Aaaahh / I… I love the colorful clothes she wears» : la vue, les couleurs, la sensibilité du moi excité par la matière. Dans le doute d’une sémantique qui nous demande de choisir entre l’un ou l’autre signifiant («Aaaahh» ou « I »), celui-ci est doublé en laissant dès lors supposer le passage du «Aaaahh» au « I », sa conversion cultivée. Le moi rousseauiste. Mais le début du second couplet poursuit l’ambiguïté : «IIIII… hear the sound of a gentle word» : le son, les mots. Le cri et l’expression articulée du je ne sont plus séparés : «Aaaahh» est « I ». Puis les parfums (« On the wind that lifts her perfume through the air ») : retour à l’animal qui sent. Odorat nietzschéen. Correspondances baudelairiennes.
Le cri porno-orgasmique de Lennon, quant à lui, se confond avec un manque plaintif. Son Cold turkey exprime le manque de l’héroïnomane. Lien intime du sexe et de la drogue, origine du «sex, drug & rock’n roll». En introduction du morceau, le cri est celui de la guitare électrique qui se tord de douleur par des bends acides. En final, Lennon semble jouir comme une femme. Ce final dure presque 2’ : «han», «HaAn !», «Ho», «Haaaoan», «Oooohhhhaaa», «OooohhhhAAA», «‘OohhAAAaa», «‘AAaaaahhhh», «‘Ah ‘Ah ‘Ah», «AhahAhahAhah», «Han ahhh», « Nooo… nooo… nooo… nooo… yeah», «Ohh hin», «HA HAAAAA….», «Ha ‘ah», «HAA OOH HAA OOH», «Waw hiiinnnn», et retour des bends de la guitare. Épanadiplose de la confusion dans un ultime effet reverse comme pour montrer l’inéluctable retour de ces cris. La mixité du cri est une caractéristique forte du rock, hédonisation de la douleur et la féminisation de la voix masculine. Deleuze déterritorialise les voix du rock et Lennon écarte les cuisses. Yoko Ono n’est pas loin.
Dans Love on the beat de Gainsbourg, Bambou cri du début jusqu’à la fin. C’est infernal. D’un cri homogène, sec et saccadé. Elle jouit de coups répétés tandis que Serge commente intérieurement. Entre pensée et jouir, il faut choisir. Serge et son langage articulé sont au-dessus de Bambou désarticulée. La confusion se fait aussi entre un ahanement hédonique et un autre langage naturel, de l’ordre du gémissement, voire des éléments de langue naturelle. Les cliquetis buccaux de Hendrix, à1’10’’ de Purple haze constituent une imitation de ceux des bushmen. Réalité historique de l’hypothèse de l’homme naturel. Déterritorialisée et réimplantée dans un langage électrique, les consonnes inspirées sont chez Hendrix une erreur d’orientation du phonème, un problème de démarrage linguistique, une régurgitation de la parole.
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La féminisation du mâle peut aussi traduire la frustration du désir incompris, par une manifestation tout en douceur. Chez Bruce Springsteen, à la fin de I’m on fire, le loup a faim – «oh oooooh…» – mais il veut conserver toutes ses chances de conquête et son cri se doit d’être rond comme un « O », un non agressif comme un « A ». Mais un «HAAAA !» se cache derrière ce qui n’est juste qu’un appel. Les femmes adorent ce morceau car il montre une retenue, un contrôle de soi, une faculté de report du moment de la jouissance. C’est de bon augure. Il y a dans le cri du mâle quelque chose de l’exigence féminine. La voix du boss se fait aigue pour montrer son empathie pour les femmes.
Le cri rocke, le «Ooh» et «Yeah»
Mais les cris des femmes dans le rock sont les cris rock les plus typiques. Elles ont quelque chose de masculin. Celui de Joan Jett dans I love rock’n roll est le cri rock par excellence (merci The Arrow) : «I love rock’n roll so come an’ take your time an’ dance with me. Aaaaooooh !!!». La panthère. L’affirmation de soi s’accompagne alors d’un désir à peine conscient : celui de poser la main sur l’autre, par un cri naturel, animal, entrée dans la culture par la voix du rock. Joan Jett montre comment on est rock, cuir, chewing-gum, rictus en coin, je t’emmerde. La façon de dire « yeah me » pour dire que ce mec, là-bas au bar, est à moi. Le «Aaaaooooh !!!» de l’indétermination sensible hégélienne commence à y voir clair dans son objet sexuel, en face de lui, accoudé au bar : «Aaaaooooh !!!» : je ; «Yeah» : toi ; «Yeah me». Oui, moi. Pas toi. Moi. Pour Rousseau, le moi c’est moi. Et avec le rock, la musique retrouve ce que Rousseau appelle, au Chap. XIX de son Essai, son «ancienne énergie». Le «Ooh…» est le «Haaaa !» déçu. Le ceci hégélien comme le ça freudien ont échoué. L’espoir érotique devient déception et frustration : «Oooooh…». Une interjection qui fait là encore figure d’une onomatopée de la voix. Le rock est le seul art qui traduit un son naturel de la voix en signifiant. Au mieux pouvons-nous dire que le «Ooh…» est la forme contemporaine du feu et classique « Ô » – «Ô temps ! Suspens ton vol» ; «Ô rage ! ô désespoir !». Passage de l’adulatoire au désespoir. Dieu est mort.
«L’amour fut l’inventeur du dessin», affirme Rousseau au début de son Essai sur l’origine des langues. Et le chagrin amoureux fut l’inventeur du rock : oh bébé… Oh Gaby… Oh Melody… «Baby oh baby» (Bashung, Gaby). Le sujet désirant est dépité. Au mieux est-il étonné : «Oh ho Vertige de l’amour» (Bashung, Vertige de l’amour). Mais l’étonnement reste plongé dans l’opacité de l’inconscient. Une sublimation presque comique du dépit. Le son excite davantage que les peintures, dessins et autres «signes visibles». Pourquoi ? Parce que le son nous pénètre. Et le rock nous déflore. Le philosophe anglais Simon Critchley décrit ainsi «sa première fois» rock’n roll et l’effet que l’écoute de Suffragette city de Bowie avait déclenché sur lui :
«La pure excitation corporelle produite par cet objet était presque insupportable. Comment définir cette sensation. C’était… sexuel, tout simplement. Sans que je sache ce qu’était le sexe» ; «au moment où la guitare de Mick Ronson est entrée en collision avec mes organes internes, j’ai ressenti dans ma chair quelque chose de puissant et d’étrange que je n’avais jamais connu auparavant.» (Simon Critchley, Bowie, philosophie intime, Éd. La Découverte, La Rue musicale, coll. «Culture sonore», Paris, 2015, p.9)
Comme l’écrit Rousseau au Chap. XII ce même Essai, «la passion fait parler tous les organes et pare la voix de tout leur éclat». Si la bouche est là d’où ça sort, le corps entier est là où ça entre. Le «Ooh…» est la forme rock du doo-wop des crooners – «ouap dou ouap», «choubidoua», «houuuuu». Le Surfer girl des Beachs Boys fait partie de ces formes intermédiaire, entre d’une part la souffrance dans la joie, la foi des gospels, et d’autre part la mélancolie quelque peu violente du rock. Le « Ooh… » a laissé partir, dans la tombée du soleil sur la plage, la fille de Good Vibrations. Douleur peu vive mais continue. Le «ooooooooooh…» lancinant de l’album Le fil de Camille tapisse le noise et la musique concrète-organique qui voudrait déterritorialiser la douleur de l’autre pour l’implanter en soi. Dans le rock, on fait aussi «ooh…» pour accompagner le discours signifiant, ne jamais perdre la nature fondamentale, aquatique de l’humain. Amniotique féminin du rock de Kim Deal où surnage et coule le discours de Black Francis : « Ooh… oooh…» (Pixies, Where is my mind). Suite de la régression fœtale. Engloutissement. Retour. Les « Ooh… oooh…» de Sympathie for the devil des Rolling Stones, à 1’56’’, fait entendre la voix du diable sortie de sa boîte, irréversiblement ouverte. Les «Ooh… oooh…» moqueurs, placés en overdub comme pour épaissir encore le mal, poursuivrons le chant jusqu’à sa fin. «‘oh ooh ooh» : Sarah Bettens de K’s choice, quant à elle, annonce la couleur du mal et du manque dans l’introduction de Not an addict. Pur. A cappella entraînant dans son trip, quelques mesures après, un irréversible rythme. Le gémissement contient en prolégomènes synthétiques, comme un aperçu intensif d’ouverture d’opéra, toute la désillusion et la souffrance de la junkie. À triturer les trouvailles de sa raison, la proportion et autres règles de l’harmonie, le musicien avait produit un malentendu, un «art du mal entendu» écrit Rousseau au Chap. XIV de son Essai, précisant de façon très rousseauiste qu’en «voulant faire mieux que la nature, vous faites plus mal». Jouer, composer, chanter, c’est ce laisser aller à sa nature : «Ooooh…».
D’autre part, la pierre brute semble se polir, le cri se transformer en élément de langage, encore un peu sauvage, mais articulé, bien qu’encore peu signifiant. Ambiguïté de Idiome anglais «Yeah». Signifié ou signifiant ? Dans le rock, on dit « yeah ». Par exemple : «She loves you yeah yeah yeah» (Beatles, She loves you) ; «Beep beep a beep beep yeaaah» (Drive my car). « Yeah » possède un sens subjectif sans signification objective. Mais il reste une expression omniprésente de l’affirmation de soi : «yeah me» (Joan Jett). En introduction, pour annoncer là encore la couleur de la douleur, Alanis Morissette lance un «hey hey hey… you ooh oh oh… oh yea-eah» dans Ironic. La fille assume, sublime et mélodise son moi. À l’inverse, le garçon crache sa douleur par un «yeah» très rugueux, vomissant. L’interjection devient même le message unique et total de certains refrains : «Yea-ea-ea-eah yeah Yea-ea-ea-eah yeaaaa-aeh X 3 Yeah !» (Nirvana, Lithium) ; «Oh hey yo yeah yeah ya oooh yeah yeah oooh yeah yea-ea-eah oh yeah yea-eah !» (The Offspring, Self esteem). De méchantes filles traînent dans ces histoires et, quand la rancœur est si grande, «yeah» se déforme en «neuuuuhhh» (Beck, Loser à 3’58’’). La douleur ira jusqu’au bout, jusqu’à la mort : «shoot me». À la fin Come together des Beatles, Lennon meurt dans son cri primal, final en fade out et crescendo orgasmique : «yeah… yeah ! Yeaaaahhh !!!…» (3’30’’et sv). «Yeah» étant un idiome, se pose la question sinon de sa traduction du moins de son équivalent en français.« Ouais !!!!! » serait ridicule et le «Oh yeah» d’Antoine l’est tout autant (Antoine, Les élucubrations d’Antoine). Le «yeah» est une sorte de «lost in translation» du rock français. Mais comment faire du rock sans la base vernaculaire ?
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Reste des pointillés. Un «yeah» en pointillés. Un « yeah » caché dans «pointillés». Il faut jouer avec la phonétique je : pwɛ̃.ti.je. La solution – probablement instinctive – est celle d’un yeah subliminal, syllabe venue se glisser dans des mots français. «Reste des pointi-illés, -illés, illés, -illééééééés !» comme dans Un jour en France de Noir Désir (2’03’’). Le rock français crée l’anamorphose acoustique : deux phonèmes en un seul. Mike Jagger, quant à lui, dans sa gestuelle sautillante comme l’abeille et sans règle apparente, fait rebondir le soi et crée la double affirmation. Le «yeah» est précédé d’un «ah» qui l’appuie. Spinoza + Nietzsche : le sujet se positionne pour contrecarrer ses propres démons intérieurs, le trauma des passions, le trauma de la morale. Le «Ah yeah» du Sympathy for the devil des Rolling Stones (4’39’’) se fait avec un hochement de la tête. Instinct vital, vouloir. Variante électrique du «Oooh yeah» du bluesman qui, lui, est plus résigné, plus grave, plus stoïcien, sans marteau. «Don’t you know it’s gonna be ?» Le sujet rock va-t-il ici de la nature au droit ? Le dernier «Alright !» de Lennon dans Revolution s’articule dans un «Al-right !» ponctuée par une belle résolution instrumentale. Cultivé dans le fond, animal dans la forme. Nous sommes souvent d’abord d’accord. Ensuite, nous ne le sommes plus. Le passage de la voix qui crie, c’est-à-dire qui ne crie rien de signifiant, à la voix qui crie quelque chose, un mot, est caractéristique de ce oui timide qui se nie à l’affirmation du non. Un mot, un vrai mot. Lequel ? «Oh no I know a dirty word». Mais lequel ?… «A denial !!!» crie Nirvana dans Smells like teen spirit (4’28’’). Le mot éraillé du moi déraillé. Le sujet sort de sa place, de ses gongs. Gros grain abrasif, la voix comme over drive. Hors des rails, la voix traîne sur les graviers. Alright ? Pas vraiment.
«Awopbopaloobopalopbamboom» et apparition ambiguë d’un langage articulé
«Awopbopaloobopalopbamboom» : un essai de retour à l’origine des langues ? Le phonème de Little Richard est un bouleversement. Ce type de formule, tout «be bop a lula» de Gene Vincent, n’a pas vraiment de nom en linguistique. En jazz, le procédé se nomme «scat» : les onomatopées font office de parole. Mais onomatopées de quoi ? De qui ? De soi, de ses propres instruments et surtout de sa propre voix. Une « auto-onomatopée » qui cherche ses mots ? La voix s’imite elle-même dans ses balbutiements. Dans ce passage du Jailhouse rock que chante Elvis Presley : «The drummer boy from Illinois went crash, boom, bang», on trouve le « boom » – son de la grosse caisse ou du tom basse de la batterie – de « Awopbopaloobopalopbamboom». Mais qu’est-ce à dire de «Awopbopaloobo» ou de «wopbo » ou de « paloobo» ? Une cascade de coups ? Une série de pulsations en chaîne ? Un condensé des étapes sur le chemin de la vie ?
La voix cherche en vérité surtout un contenu à son articulation. Elle émet, à force de cris et de gémissements décousus, une logique formelle. Puisqu’un chant ne peut être vide, on y met provisoirement un contenu. Un magma linguistique. «Awopbopaloobopalopbamboom» est une première unité articulée dont le fond comble le manque d’inspiration linguistique du rocker – ou son trou de mémoire – , le manque de langue du sauvage de Rousseau. Et dans l’autre sens le «Scrambled eggs» de McCartney devient «Yesterday». Le lorem ipsum, lipsum de la chanson. Le principe sans son application : «Alors ça sert à quoi le cochonet si t’as pas les boules» (Bashung, Gaby). Le yaourt : quand on n’a que la mélodie et les intonations sans les paroles. Au Chap. XII de son Essai, Rousseau affirme ainsi que «la cadence et le son naissent avec les syllabes». Lesquelles ? Peu importe : «ouane s’gaye». La cadence et le son ne sont pas des principes transcendantaux du langage. Ils naissent avec notre expérience. «Awopbopaloobopalopbamboom» est donc la résurgence du sauvage qui sent une langue se mettre en place, sans encore pouvoir la prononcer distinctement. Juste l’image acoustique, retour de la langue géométrique à la langue poétique, de la note définie à l’intonation vocale, du «calcul des intervalles» à «la finesse des inflexions». «L’erreur des musiciens» – dont parle Rousseau quand il sous-entendant la théorisation de la musique selon Rameau – est comme réparée par le rock.
La langue (anglaise) parodie ses propre origines bredouillantes et symboliques : Betty Boop et Louis Armstrong sont les pionniers du genre. Aussi la turlute québécoise : «tamtidelam tamtidelidelam». Les Français ne se fatiguent guère, avec leur «la la lère, la la la» niais et le franchouillard «youblaboum tagada tsoin stoin». Toujours Rousseau : une langue est locale. Et si la langue articulée est une contrainte trop pesante, il ne reste plus qu’à inventer une nouvelle langue : Magma.
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Le langage du rock reste rousseauiste, nostalgique des passions. Chassez le naturel… Les premiers hommes chantent. Les premiers hommes poétisent. Certes, le début de la signifiance articulée a lieu. Les mots sont enfin là, ils ont éclos du bourgeon criard. Mais le cri revient. Il revient d’abord pour couvrir le mot signifiant que l’on peut dire mais que l’on ne doit pas dire. Le cri est alors une manifestation de la morale dans le rock, un retour du surmoi refoulé. Au moment où l’homme peut dire, il se censure. Le cri est lieu du non-dit. Le cri est non-lieu. Il faut étouffer l’imprononçable dans la douleur de la culpabilité œdipienne. The end des Doors contient le non-dit. Il est d’abord poursuivi par des cymbales et une guitare aux arpèges dissonants. «Ride the snake… he’s old… and his skin is cold» : c’en est trop ! «Father ? – Yes son ? – I want to kill you. Mother ? HAAAAAA !!!!» Pour Lacan «l’inconscient est structuré comme un langage». Le rock est un langage ; et à l’inconscient, il le lui rend bien. Le passage de la voix par la langue articulée fait que le cri est devenu verbalisant. Sa répétition frénétique finit par s’articuler en phonème audible, en un son qui formalise sa sauvagerie, sa demande et son angoisse : dans Rape me de Nirvana, Kurt Cobain chante vingt-six fois «Rape me!». Et on ne compte plus les «Kill !» de Jim Morrison dans The end. Le rock n’est pas répétitif, il est compulsif. Une catharsis : dans la vie réelle, on ne peut même pas tuer une seule fois le père. Mais dans l’art on produit le crime à loisir. «Kill» : est la «joie inoffensive» dont parle Aristote dans La politique (Livre VIII, 7, 1342a 10). La musique rock adoucit les mœurs. Oui, plusieurs coups de couteau défoulent.
L’ambiguïté du son articulé apparaît aussi dans un redoublement simultané de la voix dans l’instrument. Le rock est l’art de la double torsion voix/guitare électrique. C’est là une autre déterritorialisation de la voix qui se déplante de la gorge pour se replanter sur le microphone de l’instrument. Doubles cordes, de chair, d’acier. Cobain est le spécialiste du bender de guitare doublé d’un glissando vocal : «(Yeah!) Hey!» à la fin des refrains de Smells like teen spirit, et «Hey! Wait!» dans les refrains de Heart shaped box. Cobain se perd dans la double saturation. L’instrument suit le mouvement de la voix. La guitare crie, gémit et soupire : «Il faut que les objets parlent pour se faire entendre», écrit Rousseau au Chap. XIV de son Essai, qui nous a ici servi de support de réflexion. Cry baby : wah-waaah. La guitare est conçue et fabriquée en vue de ce résultat, ce sont des objets spécifiques, muets quand ils sont seuls mais très sonores et très variables entre les mains de l’homme et dès qu’ils sont branchés à l’autre de l’amplification. Alors que dans le chant lyrique le microphone doit enregistrer la voix telle quelle est quand elle est parvenue à son plus haut degré de sophistication, dans le rock l’outil sert au contraire à renforcer les effets premiers de la voix, lui donnant un sur-grain. Sans microphone, pas de Johnny Cash.
Pour Rousseau, les sentiments sont à l’origine des mélodies primaires du langage : Cobain fait semblant d’être suis bien, voix lancinante, médium, son clair sur les couplets. Mais il a vraiment mal, voix énervé, aigue : overdrive sur les refrains. Il ne suffit d’appuyer son pied sur une pédale pour maîtriser sa cyclothymie. La voix, forcément, est parfois un peu fausse, et la saturation toujours un peu sale. Pour Rousseau, la musique était devenue simple, son pur, trop beau pour être vrai, dépourvu de contenu. Juste une forme. La musique pour la musique. Le rock lui redonne un fond perdu. Compassion instrumentale d’Hendrix : «Haaan» + dead notes dans Purple haze. «Hooooo…» + fuzz dans Crosstown traffic. «Hooo ya» + wah-wah dans Voodoo child. Gémir avec sa guitare : «While my guitar gently weeps» comme le disent les Beatles. Le «Ô psychédélies» dont parle Gilles Deleuze dans sa Logique du sens (chap. «Porcelaine et volcan») est un mélange qui révèle l’âme à son langage. Les effets des sons guitares mariés aux inflexions de la voix sont un rétablissement du moi primitif.
Enfin, l’ambiguïté de la voix rock relève du spoken word. Du parlé déjà chanté au chanté toujours parlé, le spoken word de Patti Smith ne parvient pas à la délimitation. De la poétique susurrée de Land à la poétique déclamée de Rock’n roll nigger, la parole est un avion qui roule sur la piste, accélère et qui, dans cette accélération, fait apparaître la mélodie, décolle. Le rock reste un art ou parole et mélodie restent unies en hauteur. Le chant et la parole sont un et Patti Smith soigne la nostalgie du promeneur solitaire :
«Voilà comment le chant devint par degrés un art entièrement séparé de la parole dont il tire son origine, comment les harmoniques des sons firent oublier les inflexions de la voix, et comment enfin, bornée à l’effet purement physique du concours des vibrations, la musique se trouva privée des effets moraux qu’elle avait produit quand elle était doublement la voix de la nature.» (Rousseau, Essai sur l’origine des langues, Chap. XIX)
Rousseau chante.
Docteur en philosophie, Francis Métivier enseigne la philosophie au lycée Duplessis-Mornay de Saumur, ainsi que l'esthétique et l'éthique à l'Université de Tours. En tant que chanteur et guitariste, il présente depuis, seul ou en power trio, la performance du Rock'n philo live, interprétations philosophiques de morceaux rock repris sur scène. Auteur de nombreux essais, il a notamment publié : Liberté inconditionnelle (éd. Flammarion, 2016) et Rock'n philo (rééd. Flammarion, 2 volumes, 2016). Vous pouvez aussi retrouver son site personnel : www.francismetivier.com.
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