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Les hobbits, personnages conceptuels. Essai sur «Le Seigneur des anneaux»

15/02/2021 | par Maxime Sacramento | dans Art & Société | 3 commentaires

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ANALYSE : Le Seigneur des Anneaux est une œuvre de fiction monumentale, qui participe à la fondation du genre de la fantasy, la chose est entendue. Mais Maxime Sacramento nous invite ici à nous demander si, loin d’être réductible à ses qualités esthétiques, elle ne pouvait pas être comprise comme un exercice philosophique, manifestant symboliquement le problème de la justice tel qu’il est présenté dans le mythe platonicien de l’anneau de Gygès. Et si c’étaient les hobbits qui étaient alors l’archétype moral de la common decency, dont Orwell, contemporain de l’auteur, fait la promotion dans ses propres livres ?


Diplômé d’une maîtrise de Philosophie, Maxime Sacramento est professeur de lycée en Anjou. Auteur et conférencier, il s’intéresse à la philosophie antique, mais aussi à des thématiques contemporaines, comme Batman ou les jeux vidéos.


Ne cherchez pas dans le fameux dictionnaire technique de Lalande une entrée pour le mot de hobbit, elle n’existe pas. Et pour cause, celui-ci ne désigne ni un philosophe du passé, ni un obscur concept négligemment oublié par l’histoire de la philosophie. Les hobbits sont de petits personnages champêtres issus de la fiction et de l’imaginaire littéraire d’un des auteurs de fantasy les plus connus du XXe siècle : John Ronald Reuel Tolkien.

Auteur d’une œuvre conséquente, à la croisée du roman épique, de l’anthologie mythologique et de l’étude linguistique. En tant que philologue, professeur de vieil anglais et spécialiste du mythe scandinave de Beowulf, il puise dans les riches matériaux dont il dispose. Tout en louant et en honorant l’homme pour son travail, nous le délaisserons au profit d’une étude des créatures que son esprit fécond a fait naître, et plus particulièrement des hobbits ; lisons donc ce qu’il en dit dans le premier tome de l’œuvre du Seigneur des Anneaux​,​ La Communauté de l’anneau​ :

«Mais qu’est-ce qu’un hobbit ? Je suppose qu’il faut de nos jours en faire une description, puisqu’ils sont désormais rares et craintifs envers les Grandes Gens, comme ils nous appellent. Ce sont (ou c’étaient) des gens de petite stature, environ la moitié de notre taille, plus petits que les Nains barbus. Les hobbits, eux, n’ont pas de barbe. Ils n’ont à peu près rien de magique, sauf cette magie de tous les jours qui leur permet de disparaître rapidement et sans bruit quand de gros balourds comme vous et moi arrivent avec fracas, en faisant un bruit d’éléphant qu’ils peuvent entendre à des centaines de pieds. Ils ont tendance à prendre du ventre ; ils s’habillent de couleurs vives (surtout de vert et de jaune) et ne portent pas de chaussures, parce qu’ils développent un cuir naturel sous la plante des pieds et une épaisse touffe de poils bruns sur le dessus, semblable à leur chevelure (qui est frisée) ; ils ont de longs doigts foncés et agiles, un visage souriant et un rire franc et chaleureux – surtout après le dîner, qu’ils prennent deux fois par jour quand ils peuvent se le permettre.» (J.R.R. Tolkien​, ​Le Hobbit​, I – Une fête inattendue)

Mais avons-nous tout dit des hobbits lorsque nous avons évoqué leur amour de la bière, leur passion pour l’herbe à pipe et leur singulière affection pour le jardinage ? Ne témoignent-ils pas d’une profonde simplicité et d’une vie harmonieuse dans une campagne domestiquée, loin des dangers naturels mais aussi des enjeux de pouvoir qui déchirent les hommes et l’amour des richesses qui aveuglent les nains ? Voilà donc une race bien singulière. Quelle place de si petits êtres peuvent avoir dans la fresque épique du ​Seigneur des Anneaux​ ? Nous ne pourrons guère plus longtemps faire l’économie d’un résumé de la trame de cette épopée, je vous propose, pour vous immerger, de regarder un bref extrait de l’adaptation cinématographique qu’en propose Peter Jackson.

La fable philosophique du Seigneur des Anneaux

Ni Gandalf le Magicien, ni Aragorn, le Roi Légitime n’acceptent la lourde charge d’aller porter l’anneau source du pouvoir, en Mordor pour le détruire. Ils savent qu’un tel pouvoir dans leurs mains, ne les conduiraient qu’à une bien trop grande concentration de la puissance dont ils perçoivent bien la dimension corruptrice. Pourtant, tous les autres représentants se disputent violemment pour ne pas détruire l’anneau, mais pour l’obtenir, illustrant alors parfaitement les propos de Platon tenus dans ​La République :

«D’autre part, le pouvoir doit toujours être confié à ceux qui ne sont pas jaloux de le posséder ; autrement, la rivalité fera naître des disputes entre ceux qui le convoitent.» (Platon,​ La République​, Livre I [521-a – 521-c])

Boromir, fils du régent du Gondor, va jusqu’à le réclamer pour guerroyer contre Sauron. Les vieilles querelles entre les nains et les elfes s’affichent et la voix du sage Gandalf devient inaudible à mesure que l’influence pernicieuse de l’anneau se répand dans les esprits. C’est Frodon, qui réussit à ramener la sérénité au sein de l’assemblée, en se proposant de ramener l’anneau au Mordor. Soutenu alors par Gandalf et Aragorn, le jeune hobbit, poursuit son exil en s’éloignant plus loin encore de sa Comté natale. Ces trois héros illustrent ainsi l’équilibre assuré par les trois fonctions sociales indo-européennes telles qu’elles sont proposées et formulées par Georges Dumézil dans Mythes et dieux des Indo-Européens​ : 1) Oratores, assurant la fonction spirituelle, symbolisé ici par le magicien. 2) Bellatores, assurant la fonction guerrière, symbolisé ici par le rôdeur, le guerrier nain, l’archer elfe et le paladin humain. 3) Laboratores, assurant la fonction ouvrière et productive, symbolisé ici par les quatre hobbits, jeunes campagnards arrachés à leurs travaux des champs par le hasard.

Les hobbits, malgré leurs piètres compétences martiales, ont, dans leur rapport singulier à la Nature, une vocation à aménager un équilibre au sein de la Communauté nouvellement formée. La spontanéité dont ils font preuve dans les rapports humains les conduisent à résoudre des problèmes que ni la sagesse de Gandalf, ni la puissance des guerriers n’ont su régler. Le jeune Frodon, accompagné par Sam, va être séparé du reste du groupe, appelé communauté ou fraternité, selon les traductions. Pourtant, cela ne va pas l’empêcher de poursuivre la tâche ingrate de détruire l’anneau, tout en résistant à son pouvoir corrupteur. Son long trajet est ponctué d’embûches, mais malgré sa vertu et le soutien indéfectible de son ami, il semble faillir dans les derniers instants en refusant de détruire l’anneau et c’est par un étrange coup du sort, en se battant avec l’ancien propriétaire de l’artefact magique, qu’il le fait tomber dans la lave de la Montagne du Destin. Les plans maléfiques de Sauron sont anéantis par l’être le plus improbable, le plus modeste et le plus humble qu’il puisse exister parce que dans sa faiblesse et dans le souvenir de sa paisible campagne natale il a eu la force de résister à la tentation du mal.

Tolkien, lecteur de Platon

Quelques sceptiques grincheux n’hésiteront pas à me faire remarquer que mon propos surinterprète le travail littéraire de J.R.R. Tolkien, et quelle que soit sa richesse imaginative, il n’a sans doute pas la profondeur philosophique que je lui prête. J’affirmerai qu’un philologue érudit et reconnu au point de pouvoir enseigner à Oxford ne pourrait être complètement ignorant en matière philosophique et plus encore, en ce qui concerne les mythes platoniciens. Si Tolkien s’inspire du mythe de l’Anneau des Nibelungen, lui qui a si bien étudié le mythe de Beowulf5, il emprunte néanmoins de façon considérable au mythe de l’Anneau de Gygès que Platon mobilise dans la ​République et dont je veux vous lire un passage, pour témoigner de la proximité entre les deux motifs mythologiques :

«Gygès était un des bergers au service du roi qui régnait alors en Lydie. Après un grand orage où la terre avait éprouvé de violentes secousses, il aperçut avec étonnement une profonde ouverture dans le champ même où il faisait paître ses troupeaux ; il y descendit, et vit, entre autres choses extraordinaires qu’on raconte, un cheval d’airain creux et percé à ses flancs de petites portes à travers lesquelles, passant la tête, il aperçut dans l’intérieur un cadavre d’une taille en apparence plus qu’humaine, qui n’avait d’autre ornement qu’un anneau d’or à la main. Gygès prit cet anneau et se retira. C’était la coutume des bergers de s’assembler tous les mois, pour envoyer rendre compte au roi de l’état des troupeaux ; le jour de l’assemblée étant venu, Gygès s’y rendit et s’assit parmi les bergers avec son anneau. Or il arriva qu’ayant tourné par hasard le chaton en dedans, il devint aussitôt invisible à ses voisins, et l’on parla de lui comme d’un absent. Étonné, il touche encore légèrement l’anneau, ramène le chaton en dehors et redevient visible. Ce prodige éveille son attention ; il veut savoir s’il doit l’attribuer à une vertu de l’anneau, et des expériences réitérées lui prouvent qu’il devient invisible lorsqu’il tourne la bague en dedans, et visible lorsqu’il la tourne en dehors. Alors plus de doute : il parvient à se faire nommer parmi les bergers envoyés vers le roi ; il arrive, séduit la reine, s’entend avec elle pour tuer le roi et s’empare du trône.​» (Platon,​ La République​, Livre II [359 – a])

Qui prétendrait sans rougir, qu’il faut s’abstenir de mal agir si l’on est assuré d’agir en toute impunité ? Qui n’allégerait la bourse de celui qu’il juge trop riche ? Qui se priverait de s’introduire dans la chambre des plus belles femmes ? L’interlocuteur du philosophe cherche par ce mythe, à lui montrer que tout pouvoir, dans la mesure où il préserve celui qui l’exerce de représailles, est corrupteur et conduit à dénaturer tout ce qu’il y a de bon en lui. Nous reprenons ici la formule de Lord Acton dans Le pouvoir corrompt : «Le pouvoir corrompt. Le pouvoir absolu corrompt absolument.».

Lire aussi : Le narcissisme est-il un fléau si contemporain ? (Maxime Sacramento)

Ainsi, même le meilleur et le plus simple de tous les hommes, habitué à l’existence la plus humble et la plus modeste ne manquerait d’être enivré par le soudain pouvoir sans limite qu’il reçoit et d’agir, non pas selon le Bien, mais selon son intérêt le plus égoïste. Boromir et sa mort tragique, la tentation de Faramir de capturer le porteur et de le conduire au Gondor, Galadriel et les visions du futur si elle venait à prendre l’anneau, nombre de péripéties du récit sont dues aux convoitises qu’ont les puissants sur ce pouvoir absolu.

La sage reine des elfes reconnaît elle-même être tenté par le pouvoir de l’anneau, mais elle est sage précisément en ce qu’elle résiste à son appel et qu’elle s’en tient à la place qui lui a été donnée. Ainsi, le motif mythique de l’or maudit, particulièrement présent dans la mythologie scandinave (cf. Völsunga saga​, Cycle de Siguror, in​ Sagas Islandaises​), se trouve-t-il hybridé à l’allégorie platonicienne de l’anneau de Gygès. La filiation entre le récit proposé par le philosophe de la Grèce Antique et le philologue anglais du XX​e siècle me semble incontestable, pourtant, c’est dans la différence entre les deux récits que réside, à mon sens, la richesse du rapprochement :

«Supposez maintenant deux anneaux semblables, et donnez l’un au juste et l’autre au méchant. Selon toute apparence, vous ne trouverez aucun homme d’une trempe d’âme assez forte pour rester inébranlable dans sa fidélité à la justice et pour respecter le bien d’autrui, maintenant qu’il a le pouvoir d’enlever impunément tout ce qu’il voudra de la place publique, d’entrer dans les maisons pour y assouvir sa passion sur qui bon lui semble, de tuer les uns, de briser les fers des autres, et de faire tout à son gré comme un dieu parmi les hommes. En cela rien ne le distinguerait du méchant, et ils tendraient tous deux au même but. Ce serait là une grande preuve que personne n’est juste par choix, mais par nécessité, et que ce n’est point un bien de l’être puisqu’on devient injuste dès qu’on peut l’être impunément. Oui, conclura le partisan de la doctrine que j’expose, l’homme a raison de croire que l’injustice lui est plus avantageuse que la justice ; et quiconque, avec un tel pouvoir, ne voudrait ni commettre aucune injustice ni toucher au bien d’autrui, serait regardé, par tous ceux qui seraient dans le secret, comme le plus malheureux et le plus insensé des hommes.» (Platon, ​La République​, Livre II, [359 – a])

Très précisément, à cette expérience de pensée proposée par Glaucon, Tolkien répond dans ​le Seigneur des Anneaux​, que la différence entre le juste et le méchant n’est pas tant que le juste se comporte comme le méchant, c’est qu’avant de se comporter comme le méchant, le juste s’efforce d’éviter le pouvoir, autant qu’il lui est possible. Gandalf refuse de prendre l’anneau, Aragorn refuse le trône du Gondor, Galadriel se met à l’épreuve en résistant à l’appel de l’objet maléfique, et la liste proposée est très loin d’être exhaustive. En tant que tels, tous ces personnages manifestent ce qui est, selon Platon, une qualité constitutive du philosophe : le mépris du pouvoir :

«- Mais connais-tu une autre condition que celle du vrai philosophe pour inspirer le mépris du pouvoir ? – Je n’en connais point d’autre.» (Platon, ​La République​, Livre II [521-a à 521-c])

En réalité, la quête de Frodon est d’inspiration platonicienne en ce qu’elle lui permet, au contact d’authentiques philosophes qui méprisent le pouvoir d’être initié à la réalité et à la complexité du monde. C’est précisément par ce compagnonnage, cette fraternité, que le jeune héros réussit à se hisser à leur hauteur en résistant au pouvoir et à la corruption qu’exerce sur lui l’anneau unique et va finir, tant bien que mal, par conclure sa mission en conduisant l’anneau là même où il fut forgé.

La common decency

Si ​Le Seigneur des Anneaux se veut bien une grande fresque épique, les vertus dont il fait l’éloge ne sont pas celles auxquelles on pourrait s’attendre. Le courage qui y est loué est celui des petits hommes de se lancer dans une aventure qui les dépasse. La sagesse qui y est mise en valeur est la simplicité avec laquelle les hobbits vivent en harmonie avec la Nature. L’absence d’ambition, loin d’être un défaut, est la condition nécessaire de la sobriété et de la sérénité qu’ils parviennent à former, loin des enjeux du pouvoir et des richesses. John Ronald Reuel Tolkien, dans l’expérience de la guerre a bien compris de quelle façon les intérêts de quelques-uns, les conflits de quelques puissants précipitaient dans la fange et la fureur du combat les hommes simples et bons qui ne demandaient qu’à vivre de leur travail. En ce sens, il rejoint les observations formulées par Georges Orwell, auteur et philosophe (du moins je le considère, à l’instar de Jean Claude Michéa et de Bruce Bégoutlors) de sa participation à la Guerre d’Espagne, et qu’il consigne dans ses livres, ou qu’il partage dans ses lettres :

«Je pense qu’en conservant l’attachement de son enfance à des réalités telles que les arbres, les poissons, les papillons et […] les crapauds, on rend un peu plus probable la venue d’un avenir pacifique et honnête, et qu’en prêchant la doctrine selon laquelle il n’est rien d’admirable hormis l’acier et le béton, on contribue à l’avènement d’un monde où les êtres humains ne trouveront d’exutoire à leur excédent d’énergie que dans la haine et le culte du chef.» (Orwell​,​ Essais, articles, lettres​, volume IV)

Si l’on veut s’appliquer à taxer de populistes ceux qui prennent le parti du peuple et des hommes simples contre les minorités oligarchiques et les élites qui entendent décider au nom de tous, je crois alors qu’il faut qualifier Tolkien ainsi. L’éloge qu’il propose de la simplicité des Hobbits qui n’ont jamais rompu avec une certaine forme de morale naturelle met en valeur ce que Bruce Bégout appelle une «honnêteté ordinaire» :

«Cette honnêteté ordinaire s’exprime sous la forme d’un penchant naturel au bien, et sert de critère du juste et de l’injuste, du décent et de l’indécent. Elle suppose donc, avant toute éducation éthique et pratique, une forme de moralité naturelle qui s’exprime spontanément sans faire appel à des principes moraux, religieux ou politiques. […] À rebours de toute déduction transcendantale à partir d’un principe, la ​common decency est la faculté instinctive de percevoir le bien et le mal.» (B. Bégout, ​De la décence ordinaire​,​ Court essai sur une idée fondamentale de la pensée politique de George Orwell​)

La moralité ne saurait donc découler d’une quelconque forme d’intelligence ou d’éducation, puisqu’elles ne semblent pas pouvoir provenir de la raison, ainsi que l’indique Hume, dans le ​Traité sur la nature humaine​ :

«La raison d’elle-même est complètement impuissante dans ce cas particulier. Les règles de la moralité, de ce fait, ne sont pas des conclusions de notre raison.» (Hume,​ Traité sur la nature humaine​, Livre III, 1, 6)

Le sens moral est une disposition innée, que les hommes partagent mais qu’ils peuvent perdre selon les contingences de leur existence, une éducation qui vise à faire taire cette voix, ou un environnement qui encouragerait à y rester sourd. Si les hobbits semblent en pleine possession de ce sens moral, c’est que rien ne vient le menacer dans la campagne de la Comté. Nous sommes donc autorisés à en parler comme d’une sensibilité qui s’érode et que les vicissitudes de la vie politique, entendue en son sens le plus large, ne manquent pas de corrompre. La fragilité et la subtilité de ce sens moral spontané est sensible à la sensibilité esthétique, bien plus qu’à toute faculté de la raison comme nous l’avons dit plus haut :

«Mais quand nous approuvons une action généreuse et bénéfique, considérons si ce sentiment, ou cette action, ou modification de l’âme, ressemble davantage à un acte de contemplation, tel que celui-ci, quand des lignes droites se coupent, les angles opposés par le sommet sont égaux, ou bien cette inclination que nous avons pour une belle forme, une composition harmonieuse, un son agréable.» (F. Hutcheson,​ Essai sur la nature et la conduite des passions et affections avec Illustrations sur le sens moral​)

La particularité de cette sensibilité est qu’elle s’éroderait, selon le milieu dans lequel l’être pensant évolue et que sa mise à l’épreuve répétée, dans la cupidité, l’avarice, la jalousie ou la violence entamerait son intégrité et la menacerait. Voilà donc pourquoi les petites gens, et avec eux les hobbits, sans avoir rompu les amarres avec une existence simple et champêtre semblent manifester une vertu que l’on peut assimiler à la ​common decency chère à George Orwell. Ce n’est pas par amour de quelques valeurs abstraites au nom desquels des intellectuels ignorants exhortent le peuple à se battre que Frodon, Sam, Merry et Pippin se battent.

C’est par amour pour les choses simples qui poussent, naissent et s’épanouissent dans les libres terres de la Comté. C’est pour continuer à vivre dans ces conditions où la Nature, domestiquée avec mesure, est douce et agréable, et où chaque chose et chaque être trouve sa place, loin des enjeux de pouvoir qui ne cessent de mobiliser des innocents pour les faire mourir au bénéfice de quelques-uns. On aurait tort d’ignorer la participation de J.R.R. Tolkien à la Première Guerre Mondiale, comme le souligne H. Carpentier dans J.R.R. Tolkien, une biographie​, et de désarticuler son récit de l’expérience traumatisante qui a été la sienne et celle de tant d’autres hommes, paysans, ouvriers, mobilisés sur le Front, loin des exploits guerriers et des convictions idéologiques qui les ont conduit jusque-là. Ce n’est que l’oubli de la perfection que représente l’existence simple des petites gens qui rend possible la société déshumanisante de la technique et de la consommation.

Lire aussi : Heidegger l’obscur (Sylvain Portier)

En ce sens, le hobbit n’est-il pas au fond, et sans vouloir simplement jouer sur les mots, ce «berger de l’Être», selon une célèbre expression employée par Heidegger, notamment dans Lettre sur l’humanisme de 1946 ? N’est-il pas un être pour lequel le travail philosophique n’a de sens qu’en se déployant comme tout autre travail «authentique», dans le rapport à la Nature, non plus entendue comme moyen mais comme milieu ?

«Et le travail philosophique ne se déroule pas comme l’occupation à part d’un original. Il a sa place au beau milieu du travail des paysans. Quand le jeune paysan remorque le lourd traîneau le long de la pente et sans tarder le pilote, avec son haut chargement de bûches de hêtre, dans la descente périlleuse jusqu’à sa ferme, quand le berger, d’un pas lent et rêveur pousse son troupeau vers le sommet, quand le paysan dans sa chambre assemble comme il convient les innombrables bardeaux destinés à son toit, alors mon travail est de la même espèce. L’appartenance immédiate au monde paysan trouve là sa racine.» (Heidegger, Pourquoi restons-nous en province ?​, 1933, in ​Écrits Politiques 1933-1966​)

Le hobbit est, de tous les personnages de la fresque épique du ​Seigneur des Anneaux celui qui se consacre le plus à bâtir et à prendre soin. N’est-ce pas là, le signe même de leur attachement au monde, entendu dans l’être-là authentique. Si l’on en croit Heidegger, le monde est le croisement de quatre axes fondamentaux que sont la terre, le ciel, les mortels et les Dieux. N’est-ce pas respecter le lieu de chacun et permettre la pérennité du monde que de s’attacher, pour les mortels, à prendre soin de la terre, étant entendu qu’elle est leur lieu propre et leur «habitation», au sens fort du terme ?

«L’habitation ménage le Quadriparti, [la terre, le ciel, les dieux et les mortels] en conduisant son être dans les choses. Seulement les choses elles-mêmes ne mettent à l’abri le Quadriparti que si elles-mêmes en tant que choses sont laissées dans leur être. Comment les y laisse-t-on ? De cette manière, que les mortels protègent et soignent les choses qui croissent et qu’ils édifient spécialement celles qui ne croissent pas. Soigner et construire, tel est le bâtir [bauen] au sens étroit.» (Heidegger, Bâtir, Habiter, Penser​, in Essais et Conférences)

Si l’on se rappelle les mots avec lesquels J.R.R. Tolkien évoquent l’amour que les hobbits portent aux choses qui poussent, qui, mieux que ces petits hommes, simples et modestes, peut prétendre alors bâtir et habiter la Nature ?


 

Maxime Sacramento

Maxime Sacramento est professeur de philosophie en Anjou et titulaire d’une Maitrise en philosophie. Auteur et conférencier, il s’intéresse particulièrement à la philosophie antique, mais aussi à des thématiques contemporaines, qu’il s’agisse de Batman ou des jeux vidéos.

 

 

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