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Le Batman et le Joker : inséparables rivaux et miroirs l’un pour l’autre

25/06/2021 | par Maxime Sacramento | dans Art & Société | 3 commentaires

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ANALYSE : Dans la saga bien connue Batman, tout semble opposer le célèbre héros masqué et l’un de ses plus féroces adversaires, le Joker. L’un est secret, taiseux, vêtu de noir et cherche à rendre justice, certes souvent par la force, aux habitants de Gotham. L’autre, fantaisiste, imprévisible et cruel, n’a de cesse de répandre la violence, le chaos et la peur. À n’en pas douter, il s’agit là de deux formes de charisme que tout oppose. Mais Maxime Sacramento aimerait montrer, à la lumière de certaines réflexions menées par René Girard, que de riches rapports dialectiques rapprochent en vérité ces figures du Bien et du Mal.


Diplômé d’une maîtrise de Philosophie, Maxime Sacramento est professeur de lycée en Anjou. Auteur et conférencier, il s’intéresse à la philosophie antique, mais aussi à des thématiques contemporaines, comme Batman ou les jeux vidéos.


Je n’ai sans doute aucune contradiction à craindre en affirmant que le plus grand ennemi de Batman est le Joker. Mais s’il est si particulier et si important en un sens, ce n’est pas seulement parce qu’il est le plus dangereux et le plus rusé de ses adversaires. Un examen attentif pourra nous convaincre que Ras’Al’Ghul, bien plus expérimenté, élabore des plans dont le déploiement se joue sur plusieurs siècles et fait peser sur Gotham une menace bien plus grande. Quant à l’intelligence, Edward Nigma se montre sans doute sans égal. Non, si le sinistre bouffon peut véritablement être considéré comme l’antagoniste par excellence, c’est parce qu’il partage avec le Chevalier Noir un lien plus bien intime, bien plus profond qu’aucun autre personnage.

Dans la nuit, une dialectique surgit

Tim Burton, en choisissant de confondre les personnages bien distincts de Jack Napier et Joe Chill – le premier est celui qui deviendra le Joker, quant au second, il est l’assassin des parents de Bruce Wayne – loin de réaliser un fâcheux syncrétisme, propose une interprétation qui rencontrera chez le public un tel engouement qu’elle deviendra quasiment canonique. Qui plus est, cette intuition peut nous aider à comprendre le concept de la dialectique de l’identité de façon, me semble-t-il, assez fine. Jack Napier, en assassinant les parents de Bruce Wayne, manifeste l’injustice fondamentale qui bouleverse l’existence du jeune enfant qui, dans son traumatisme, forge l’idéal héroïque dont Batman sera l’incarnation. C’est dans ces sombres circonstances tragiques que la vermine s’illustre par sa cruauté et sa méchanceté et que le héros, ébranlé par le destin réussit à s’engager dans l’exercice de la vertu. Ce n’est que bien plus tard, lorsque le chevalier noir aura commencé à faire ses armes, qu’il rencontrera à nouveau Jack Napier, en ignorant tout de ses méfaits passés. Mais cette fois-ci, le rapport de force s’est clairement inversé et l’être abject qui mettait en joue autrefois le petit garçon est maintenant un homme apeuré et paniqué à la seule vue du justicier masqué qui s’efforce de remettre un peu d’ordre dans la ville corrompue de Gotham.

S’il semble évident, en vertu de l’engagement moral de Batman qui est de ne pas tuer les voyous qu’il se contente de déférer devant la justice, que précipiter Jack Napier dans un bain d’acide n’est clairement pas son intention, le bandit semble se convaincre que c’est précisément à cause du héros qu’il devient le monstre qui le révèle à lui-même en figeant dans l’acide caustique le regard cynique qui a été le sien lors du meurtre inaugural. Il fait alors preuve d’une extrême mauvaise foi en accusant le chevalier noir alors qu’il est le seul responsable de sa propre situation.

Batman / Bruce Wane (Michael Keaton) et le Joker / Jack Napier (Jack Nicholson)
dans le Batman de Tim Burton (1989)

L’un et l’autre étant à l’origine de leurs transformations respectives, c’est bien plus qu’une simple inimitié qu’il peut y avoir entre ces deux hommes, c’est une véritable rivalité mimétique qui se construit entre les deux hommes et la ville de Gotham n’est que l’objet qui médiatise les désirs concurrents de ces deux individus. Ici, le Joker ne fait pas exception, quel que soit le vilain qu’ait à affronter Batman, l’objectif des uns et des autres n’est jamais autre chose que de contrôler la ville pour la contraindre à les reconnaître pour ce qu’ils sont et à exiger que leur identité monstrueuse et transgressive soit acceptée. C’est précisément cette reconnaissance de l’autonomie et de la singularité de la conscience, dont la difformité physique n’est qu’une caricature, qui est l’enjeu de la lutte entre Batman et les différents antagonistes. Les méchants ne se présentent donc pas sous les traits de monstres de foire par hasard : c’est par leur exigence tyrannique de reconnaissance qu’ils en deviennent des criminels. Ou, pour le dire avec le commentateur de l’œuvre hégélienne Jean Hyppolite :

«La vocation spirituelle de l’homme se manifeste déjà dans cette lutte de tous contre tous, car cette lutte n’est pas seulement une lutte pour la vie, elle est une lutte pour être reconnu, une lutte pour prouver aux autres et se prouver à soi-même qu’on est une conscience de soi autonome, et l’on peut se le prouver à soi-même qu’en le prouvant aux autres et en obtenant cette preuve d’eux.» (Jean Hyppolite, Genèse et structure de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel)

Tous les personnages du mythe Batman sont autant de figures archétypales qui, dans leur singularité, ne réussissent pas à vivre les unes avec les autres. Gotham est une anti-cité, morcelée et déchirée par les individualités qui ne réussissent pas à s’accorder, obnubilés qu’elles sont par leur unicité, solitudes éclatées, elles sont incapables de se ressaisir en communauté, en polis. Chacun s’imagine alors seul contre tous, perdant de vue que loin d’être leur perspective la plus intime, elle est au contraire universellement partagée :

«Moi, je suis seul et eux, ils sont tous… Telle est la devise souterraine. Le héros veut exprimer l’orgueil et la souffrance d’être unique, il se croit sur le point d’étreindre la particularité absolue mais il aboutit à un principe d’application universelle, il débouche sur une formule quasi algébrique dans son anonymité. Cette bouche avide qui se referme sur le Rien, cet effort de Sisyphe constamment renouvelé résume bien l’histoire de l’individualisme contemporain.» (René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, «L’Apocalypse dostoïevskienne»)

Toute fiction, quelle que soit son excentricité ou son apparente superficialité, a ce pouvoir étonnant de toucher le cœur même de la réalité et de le montrer parfois avec plus de vérité que l’ambition documentaire ou le roman réaliste et je crois que Batman fait partie de ce genre de fictions. Ainsi, pour bien comprendre la nature de la relation entre celui que l’on surnomme le chevalier noir et le Joker, il ne faut pas hésiter à naviguer au travers des différentes époques éditoriales et même remonter, dans un effort généalogique, aux origines mêmes du mythe. C’est ainsi à l’intérieur d’une armure de chevaliers que ce sinistre antagoniste choisit de cacher pour empoisonner un groupe de citoyens de Gotham, et ce, dès la première itération de The Legend of Batman (Spring issue n°1, 1939).

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Il apparaît alors comme le clown parodique qui renvoie le Dark Knight à sa facticité et à son propre déguisement. Loin de l’esprit sérieux et borné du héros, le Joker est cette cruauté légère, sadique mais non sans humour. Si Batman semble aveuglé par sa soif de justice, Joker semble avoir compris de façon plus fine le lien qui unit l’un à l’autre et n’hésite pas à en jouer jusqu’à questionner la nature profonde de leur relation. Il va même selon certaines versions jusqu’à réinterpréter l’épisode de sa propre transformation, pour en rendre définitivement coupable Batman et ainsi légitimer comme vengeance sa folie meurtrière, comme dans l’épisode Batman, The Killing Joke.

Posters du jeu Batman – Arkham Origins

Le jeu vidéo Batman – Arkham Origins met bien en valeur cette ambivalence et cette relation paradoxale qui s’établit entre notre héros et son ennemi mortel. Alors que le Joker est projeté par une explosion, Batman n’hésite pas à risquer sa vie pour lui porter secours. Lorsque l’abject clown comprend qu’il a été sauvé par la Chauve-souris, il tue deux de ses sbires qui menaçaient le justicier masqué et essaie même de se suicider en prétextant une mort méritée. C’est alors que le jeu met en exergue un souvenir du Joker, semblable à ce qui est raconté dans la bande dessinée. L’intertextualité est alors complètement assumée dans une mise en scène totale où le joueur rejoue de façon interactive ce qu’il a pu lire auparavant. Le bandit malchanceux est alors projeté accidentellement dans une cuve d’acide qui ruine son apparence physique tout en ébranlant probablement sa psyché.

Justice ou vengeance, quel avenir ?

Comme son nom l’indique, cet anti-héros est le pendant ironique de l’expression de la violence contenue en chaque société. Alors que Batman est l’incarnation de la force juste et encore maitrisée par l’homme, Joker, mais aussi bien d’autres méchants qui eux aussi ont plongé dans la folie, sont le pendant négatif de la libération de la violence absurde, sans fin et sans nécessité. Parce qu’elle échappe à toute compréhension humaine et à toute compréhension immanente, l’absurdité du bouffon, sa folie en un certain sens est le moyen d’accéder au tout autre qu’est le sacré. En tant que freak ou misfit, le méchant des diverses réalisations Batman fait ainsi souvent figure d’inadapté social, d’exclu qui fait rejaillir sur le monde qui l’a banni, la violence symbolique dont il a été la victime :

«Dans certaines sociétés, il y a des clowns et des bouffons sacrés. Les Américains du nord ont leur trickster. Il y a les fous royaux, les rois des fous et toutes sortes de souverains temporaires, personnages à la fois comiques et tragiques, régulièrement sacrifiés au terme de leur bref triomphe. Ces figures incarnent toutes le jeu de la violence sacrée […]. Il faut rapporter tout ceci à la violence collective, bien entendu, et plus spécifiquement à un certain mode de cette violence. À côté de l’expulsion « sérieuse », il a toujours dû exister une expulsion fondée en partie au moins sur le ridicule. De nos jours encore, les formes adoucies, quotidiennes et banales de l’ostracisme social, se pratiquent le plus souvent sur le mode du ridicule.» (René Girard, La violence et le sacré)

Le criminel comme le justicier sont deux réactions opposées à une injustice originelle, le meurtre de ses parents pour Bruce Wayne et son accident dans une usine chimique pour Jack Napier. Bien que la cause soit identique, les deux individus vont pourtant adopter une réaction diamétralement différente : réduire autant que faire se peut l’iniquité pour Batman, faire en sorte qu’il n’y ait plus qu’iniquité pour le Joker, voilà deux raisons d’être antithétiques et irréconciliables. Ce contre quoi se construit Batman, et d’une certaine manière ce à quoi il est renvoyé dans la construction dialectique de son identité, c’est le monstrueux et l’inhumain. C’est pourquoi, même si dans ses premières années, il est confronté à des malfrats ordinaires, très rapidement sa Némésis, le Joker, présent dès la première parution, devient son ennemi privilégié.

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Plus qu’un simple adversaire, il est le miroir déformant qui renvoie le chevalier noir à sa plus sombre noirceur. Une fois de plus, les concepts de l’analyse girardienne sont précieux et son hypothèse du désir mimétique pour expliquer les métamorphoses du désir et surtout la nature de la rivalité entre Batman et le Joker est cruciale et décisive pour qui veut conceptualiser cette relation. Bruce Wayne apparaît comme monstrueusement déchiré par le meurtre de ses parents, sa transformation grotesque en homme chauve-souris n’est guère plus saine que la transformation de Jonathan Crane en épouvantail pour transformer ses compétences en chimie et en psychologie en moyen de faire mourir de peur ceux qui l’ont humilié.

Batman (Christian Bale) interrogeant le Joker (Heath Ledger)
dans The Dark Knight de Christopher Nolan (2208)

On peut alors comprendre la situation du justicier comme le croisement de deux configurations de désir bien distinctes, pour le dire comme René Girard, un «désir selon l’Autre» et un «désir selon Soi», notre désir ne trouve pas toujours son origine en nous-même, mais parfois en notre prochain, qu’il soit notre ami ou notre ennemi. C’est au cœur de l’œuvre de Miguel de Cervantes, Don Quichotte que l’on peut sans doute le mieux analyser cette double racine du désir :

«La passion chevaleresque définit un désir selon l’Autre qui s’oppose au désir selon Soi dont la plupart d’entre nous se targuent de jouir. Don Quichotte et Sancho empruntent à l’Autre leurs désirs en un mouvement si fondamental, si originel, qu’ils le confondent parfaitement avec la volonté d’être Soi.» (René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, «Le désir triangulaire»)

De la même façon, le couple de personnages formé par Alfred Pennyworth et Bruce Wayne, renvoie à l’alliance du pragmatisme du serviteur et de l’idéalisme du chevalier. Si le majordome tente de retenir son maître et l’empêche de sombrer psychologiquement tout en l’aidant dans sa lutte contre le crime, il ne cesse pourtant d’espérer que son employeur et ami se réveille un jour et que les dégâts psychiques de sa double identité ne soient pas irréversibles. Pourtant l’orphelin veut s’engager toujours plus, contraignant ainsi son père de substitution à l’aider à mener à bien sa quête. La dynamique de ces désirs rivaux quant à la reconnaissance du réel, interdit toute résolution et fige le rapport dans une tension constante dont l’enjeu est le droit à dire ce qui doit être et il y a fort à parier que le plus psychologiquement dérangé des deux ne soit pas le majordome.

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Si Batman est Don Quichotte et son majordome Alfred, Sancho Panza, alors Joker est le rival qui entretient le désir même du héros de poursuivre la justice. Sans en être l’unique condition, il l’attise continuellement et la ravive lorsque la flamme semble s’éteindre. Joker est selon la taxonomie nietzschéenne un réactif puisque son combat n’est rien d’autre qu’une jalousie réveillée par la vision d’une force sublime dépositaire d’une autorité naturelle. Son seul objectif est alors de nier cette affirmation héroïque en la dépassant, c’est en cela qu’il devient son rival, si l’on en croit l’auteur que nous étudions :

«Pour qu’un vaniteux désire un objet il suffit de le convaincre que cet objet est déjà désiré par un tiers auquel s’attache un certain prestige. Le médiateur est ici un rival que la vanité a d’abord suscité, qu’elle a, pour ainsi dire, appelé à son existence de rival, avant d’en exiger la défaite.» (René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, «Le désir triangulaire»)

Pour rendre cette jalousie plus évidente, quel meilleur moyen peut-il y avoir que de choisir comme symbole de l’enjeu du désir mimétique, la sublime Vicky Vale, jouée par Kim Basinger, alors au sommet de sa beauté et de sa célébrité ? Est-ce un hasard si dans l’épisode suivant, sobrement intitulé Batman Returns, Catwoman, jouée par Michelle Pfeiffer, est de nouveau un des enjeux de la rivalité qui existe entre le chevalier noir et Oswald Cobblepot, dit le Pingouin ? Je crois au contraire qu’il s’agit d’un des moyens précis par lequel les scénaristes et le réalisateur alimentent la rivalité mimétique constitutive de l’identité du protagoniste.

Batman / Bruce Wane (Michael Keaton) et Vicky Vale (Kim Basinger),
dans le Batman de Tim Burton (1989)

L’objet médiateur du désir peut être la ville de Gotham, l’éternel féminin ou l’enfant à protéger – faut-il rappeler que le deuxième Robin, Jason Todd, est cruellement assassiné par le Joker ? Dans tous les cas, le combat agonistique entre Batman et le Joker ne peut trouver de résolution parce que leur opposition est constitutive de leur propre identité. Ce n’est donc peut-être pas tant par soucis de la justice que notre justicier laisse en vie le clown sadique que parce qu’il en va de sa raison d’être en tant que justicier. Cette piste interprétative mérite d’être soulevée et permet d’explorer avantageusement les profondeurs abyssales de la psyché de Bruce Wayne, bien qu’elle n’occulte pas toutes les autres raisons psychologiques à l’œuvre dans sa quête.

Si le héros s’interdit le meurtre qui pourtant lui permettrait de se débarrasser définitivement des méchants qu’il combat, il lui faut, précisément pour s’en distinguer, s’y refuser et ériger comme barrière objective ce commandement qui lui évite de basculer du côté obscur de la justice qu’est la vengeance. Loin d’être la pure victime innocente qui subit de façon pleinement passive la violence, par la force de sa volonté, Bruce Wayne marque Gotham de son empreinte et s’il ne parvient pas à la sauver, sa destruction et sa dissolution sont retardées à la fin de chaque aventure du chevalier noir (l’arc narratif de Cataclysm faisant ici figure d’exception). Il pourrait sembler absurde de vouloir sauver cette ville qui a la particularité de produire les monstruosités qui la mettent en danger, mais ce serait être aveugle au fait que les criminels sont des victimes, martyrisées au sens littéral, et transformées, par leurs souffrances en êtres cruels et vils. Le dernier film consacré au Joker, par le réalisateur Todd Phillips, semble parfaitement montrer que la misère sociale et la persécution produisent le criminel psychopathe, comme la richesse et l’éducation ont fait apparaitre le héros.

Le Joker / Arthur Fleck (Joaquin Phoenix)
dans Joker de Todd Phillips (2019)

Les antagonistes de Batman ne sont guère des incarnations du Mal absolu, on les comprendra de bien meilleure manière si on les interprète comme des boucs émissaires qui souhaitent se venger d’avoir sacrifiés au profit d’une société malade.

«Pour peu qu’on songe aux catégories sociales et au genre d’individus qui fournissent leur contingent de victimes à des rites comme celui du pharmakos : vagabonds, miséreux, infirmes, etc., on peut supposer que la dérision et les moqueries de toutes sortes entraient pour une bonne part dans les sentiments négatifs qui s’extériorisent au cours du sacrifice afin d’être purifiés et évacués par lui.» (René Girard, La violence et le sacréles dieux, les morts, le sacré)

La ville de Gotham apparaît alors comme la mégalopole qui, regroupant une kyrielle d’individus, de monades éclatées incapables de ressaisir la totalité dont ils font partie, produit la violence dont ses citoyens sont tour à tour victimes et bourreaux.

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Si l’œuvre du Batman n’est pas dramatique mais est tragique, c’est qu’elle est le récit d’un héros moderne, héritier d’une civilisation urbaine mortifère dont la corruption morale et le développement technique ont arraché l’homme à l’existence authentique, incapable qu’il est de vivre dans un monde qu’il a lui-même rendu inhabitable. Bruce Wayne devient Batman parce qu’une violence injuste lui a enlevé ses parents. Jack Napier devient le Joker pour sanctifier la violence et conquérir le monopole de la reconnaissance des citoyens de Gotham et de son adversaire. Oswald Cobbelpot (mis à l’honneur dans la série Gotham) devient le Pingouin parce que, difforme, il est rejeté par ses propres parents. De même, Selina Kyle devient Catwoman après avoir été précipitée du haut d’un immeuble par un homme d’affaire malhonnête. L’identité personnelle de chacun de ces héros ou anti-héros, qui sont autant d’archétypes, est construite dans le rapport profondément dialectique que chaque personnage entretient avec le monde qui l’entoure.

Mais, lorsque le dialogue n’est plus possible, lorsque la dignité humaine est bafouée, comment s’étonner que ces inadaptés deviennent autant de monstres ? Comment restaurer Gotham et revitaliser ses liens sociaux, si c’est encore possible, pour éviter cette déliquescence ? La violence, comprise dans les limites fixées par l’héroïsme vertueux du chevalier noir, est-elle un moyen légitime, ou ne faut-il pas y renoncer, et s’engager dans la voie politique, seul moyen conforme au droit, de faire advenir la justice ?

 

Maxime Sacramento

Maxime Sacramento est professeur de philosophie en Anjou et titulaire d’une Maitrise en philosophie. Auteur et conférencier, il s’intéresse particulièrement à la philosophie antique, mais aussi à des thématiques contemporaines, qu’il s’agisse de Batman ou des jeux vidéos.

 

 

Commentaires

Très intéressante étude, j’ai toujours trouvé que Batman était un héros très intéressant intellectuellement et politiquement. On est chez Girard en effet, mais, me semble-t-il aussi, chez Hobbes. C’est à qui incarnera le Leviathan. L’Etat dépassé, malgré quelques bons policiers ? Ou à un justicier masqué et capé, symbole d’une responsabilité individuelle de sécurité ? C’est toute l’histoire de l’Amérique qui défile…

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Belle article, belle réflexion.

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