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Viol et pédophilie : la leçon philosophique de Marc Crépon

24/05/2021 | par Francis Métivier | dans Art & Société | 1 commentaire

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LECTURE – Le directeur du département de philosophie de l’Ecole normale supérieure a consacré à ces tragédies un livre, Ces temps-ci, La société à l’épreuve des affaires de mœurs, que le philosophe Francis Métivier a lu et apprécié pour sa justesse. Ce qui est utile aujourd’hui n’est pas de médiatiser les noms propres – exercice inutile – mais de faire l’effort de se mettre vraiment à la place de l’autre, les victimes.


Docteur en philosophie, Francis Métivier enseigne la philosophie au lycée Duplessis-Mornay de Saumur, ainsi que l’esthétique et l’éthique à l’Université de Tours. En tant que chanteur et guitariste, il présente le Rock’n philo live, une interprétation philosophique de morceaux de rock repris sur scène. Il a notamment publié : Liberté inconditionnelle (éd. Flammarion, 2016) ; Rock’n philo (rééd. Flammarion, 2 volumes, 2016) et dernièrement Mythologie des présidentiables (éd. Pygmalion-Flammarion, 2017).


Quand on parle d’une tragédie humaine, les mots utilisés se transforment trop souvent en étiquettes (pour reprendre l’image de Bergson). Le sens des noms est parfois érodé par leur mésusage, les concepts se referment sur eux-mêmes, réduits alors à une seule acception, la plus pauvre. À une époque où, à force de médiatisation des crimes sexuels, les éléments du langage se transforment en éléments de langage, nous pouvons dire que, sur le sujet si délicat de l’inceste et du viol, le livre récent de Marc Crépon, Ces temps-ci, La société à l’épreuve des affaires de mœurs, nous propose une vraie ré-flexion. Il nous fait à nouveau fléchir, plier, sous le poids de cette prise de conscience : qui est l’autre, que ressent-il et que va-t-il devenir si je l’agresse ?

Toute réflexion morale sur les relations humaines devrait pouvoir partir de ce fondement : toi. L’agresseur, le violeur, le harceleur portent en eux une universalité malade : celui qui fait le mal a probablement perdu le sens de l’autre et donc de toute solidarité humaine. Les phrases de Marc Crépon sont des singularités qui traduisent le mal ressenti. Il faut que ces phrases soient lues, pour qu’elles puissent non seulement réveiller notre empathie mais aussi éveiller la conscience des violeurs. J’ai aussi compris ce livre comme un livre de la non-récidive et de l’auto-dissuasion. Il est plus qu’à conseiller à tous les coupables de viols, d’inceste et d’agression sexuelle. Je ne suis absolument pas d’accord avec l’hypothèse selon laquelle un homme sur deux ou trois serait un agresseur sexuel. Bon, mais soit : ce livre est à lire par tout le monde. Il doit être un manuel éducatif pour toutes et tous.

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On dit que, pour convaincre, il faut des mots. Ici, il faut que les mots trop présents, trop pesants, toujours les mêmes, se retirent provisoirement, pour mieux revenir avec leur signification. Bien sûr, les mots «viol» et «inceste» sont présents dans Ces temps-ci, mais ils apparaissent dans une écriture qui nous permet d’en éprouver directement le signifiant, du moins un signifiant possible, son écho mental, son retentissement dans les corps et les comportements, son empreinte effrayante. Si le mot «viol» ne retentit pas nécessairement dans la conscience ou l’inconscient des personnes qui ne l’ont pas subi ou qui n’ont pas vu un proche en éprouver la souffrance, il faut pourtant que ce mot retentisse dans tous les esprits, non pour culpabiliser, encore moins pour faire de l’audience, mais pour éduquer et prévenir. C’est ce que sait faire Marc Crépon.

Sur les bandeaux des chaînes de l’actualité en direct et de l’information en continu, ces mêmes mots ne font, pour ainsi dire, ni chaud ni froid, ils appellent seulement la mauvaise curiosité qui ne résout rien, le divertissement d’une minute, le scandale à distance des noms propres plutôt que la réflexion sur le problème. Ces temps-ci est aux antipodes de la communication qui, à trop vouloir aller à l’essentiel, passe à côté, en ne citant que les noms, en n’utilisant que des mots-clés, en ne montrant que des images si possible spectaculaires – dans le mauvais sens du terme. Or, pour penser le problème du viol et de l’inceste, il faut ressentir ce problème ; pour éprouver de l’empathie, il faut tenter de se mettre un moment à la place de la victime, seul moyen, pour le coupable possible, de ne pas faire de l’autre une malheureuse ou un malheureux, de ne pas se mettre lui-même en faute.

Un trait essentiel du livre de Marc Crépon m’a frappé : jamais il ne cite les noms des accusés, des coupables et des victimes. La démarche m’a tout de suite rappelé celle de Foucault, dans un domaine évidemment tout autre, lorsqu’il parle dans Les mots et les choses des Ménines de Vélasquez (tableau qui comprend bon nombre de personnages historiques ou presque).

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Foucault insiste sur un fait : si, devant le tableau, l’on s’arrête à une recherche de ses noms propres, à sa dimension people, en quelque sorte, et que la seule question est la question «qui ?» (qui est-ce ? qui a fait cela ?) alors l’horizon de la pensée s’obscurcit. Il en va de même pour la médiatisation des «affaires de mœurs». Si l’information se réduit à des images, des étiquettes, des tabloïds, nous aurons certes des «repères» sans «désignations ambiguës» – comme le dit Foucault – mais en perdant de vue que «le nom propre, dans ce jeu, n’est qu’un artifice : il permet de montrer du doigt». Ce que Marc Crépon ne fait surtout pas. Le nom propre est réservé au judiciaire. Le philosophique, lui, doit aider à penser et se mettre à la place de… À en parler pour cesser d’être à l’affût d’images que l’on regarde et où hélas la victime et le coupable sont confondus dans la sphère du scandale aussi spectaculaire qu’«ordinaire». Réfléchir, c’est dissocier, discerner et remettre les événements dans leur ordre logique : «Pour que la honte change de camp !» comme le dit l’auteur.

Aussi pour que ce qu’il appelle «la vertu rétrospective» serve au moins à quelque chose pour les temps présents et à venir. Cette vertu théorique de celles et ceux qui disent «c’était une autre époque» ou, pire, de ceux qui ont soutenu la pédophilie littéraire comme illusion de décriminalisation de la pédophilie réelle en disant «c’était une connerie» et sous-entendre à peine «ça y est, je l’ai dit, maintenant, ne me posez plus la question».

Enfin, Marc Crépon éclaircit nos questions sur le viol, pour mieux nous laisser avec elles : Où se trouve la limite entre dénonciation et délation ? Peut-on aimer un film et détester son réalisateur ? Doit-on réduire la représentation que nous nous faisons d’une actrice géniale à un événement ? Pourquoi a-t-on toléré et même parfois adulé l’illégal ? Que faire face aux silences, ceux dont on sait qu’ils cachent une douleur, ceux dont on ne soupçonne pas le moindre non-dit ? Comment le consentement se mesure-t-il, dans les deux sens du terme ? Autant de questions devant lesquelles on se sent si petit, si impuissant, que Marc Crépon nous donne le courage, au moins à titre personnel, d’aborder.

 

Francis Métivier

Docteur en philosophie, Francis Métivier enseigne la philosophie au lycée Duplessis-Mornay de Saumur, ainsi que l'esthétique et l'éthique à l'Université de Tours. En tant que chanteur et guitariste, il présente depuis, seul ou en power trio, la performance du Rock'n philo live, interprétations philosophiques de morceaux rock repris sur scène. Auteur de nombreux essais, il a notamment publié : Liberté inconditionnelle (éd. Flammarion, 2016) et Rock'n philo (rééd. Flammarion, 2 volumes, 2016). Vous pouvez aussi retrouver son site personnel : www.francismetivier.com.

 

 

Commentaires

Merci d’attirer mon attention sur cet écrit qui a l’air, présenté comme cela, d’être une invitation pudique à penser, à réfléchir à une époque qui veut surtout… identifier, montrer (vite) du doigt avec indignation, jouir par procuration, et vite passer à autre chose. Me semble-t-il.
Lors d’un échange épistolaire qui traitait surtout du rapport très conflictuel entre hommes et femmes à l’heure actuelle, j’ai été frappée de voir à quel point l’homme avec un petit h est montré du doigt pour en faire un violeur en puissance. Serait-ce que, en parti, le début de « vi » de « viol », de « violence », de « virilité », mais aussi de « vertu », ou de « virtuel » est intimement lié pour nos oreilles à l’homme ? Des fois l’étymologie peut être trompeuse, mais vu la capacité des mots de se lier dans nos esprits par simple assonance ou consonance, la « vraie » étymologie devient un problème rhétorique.
Et puis, le début de « viol », de « virtuel » est aussi le début de… VIE.
Pas de vie… sans violence ?
Et comment faire avec des mots qui sombrent dans des étiquettes ?

par Debra - le 25 mai, 2021



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