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L’inachèvement de l’homme est la condition de sa liberté

11/07/2021 | par Claude Obadia | dans Philo Contemporaine | 1 commentaire

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BONNE FEUILLES : Nous publions plusieurs extraits du nouvel essai, L’Homme inachevé (éd. Maia, 2021), du philosophe Claude Obadia. L’homme n’est pas un être vivant comme les autres. Il est le vivant qui pense la vie. Conscient du temps, de la mort, de sa vulnérabilité, de son imperfection, cet homme inachevé n’est point désespérant. C’est parce que la nature, ou Dieu, ne lui a pas donné une puissance et une intelligence absolues, qu’il doit à chaque instant tirer de lui-même les ressorts de son salut.


Agrégé de philosophie, Claude Obadia enseigne dans le secondaire, en classes préparatoires commerciales, à l’Université de Cergy-Pontoise et à l’Institut Supérieur de Commerce de Paris. Ancien rédacteur en chef de la revue Le Philosophoire, il a publié Les Lumières en berne ? (éd. L’Harmattan, 2011), Kant prophète ? Éléments pour une europhilosophie (éd. Ovadia, 2014) et dernièrement L’Homme inachevé (éd. Maia, 2021). Nous vous conseillons son blog.


«L’homme comme faisceau de possibilités» (extrait du prologue)

Dans un texte publié de son vivant, La Logique, le philosophe Emmanuel Kant définit la philosophie à travers une analyse qui se ramène à deux idées fondamentales. 

La première revient à souligner qu’à proprement parler il est impossible d’apprendre la philosophie. En effet, si la raison est bien cette «tendance à l’inconditionné», c’est-à-dire la capacité, dans l’observation d’un phénomène donné, de se poser la question de savoir à quelle condition ce phénomène est possible, elle constitue par ailleurs une faculté dont le pouvoir, loin d’être absolu, est limité. On peut connaître les phénomènes de la nature et on peut le faire parce qu’on peut les percevoir au moyen des sens. Par conséquent, la physique, comme le manifeste à la fin du XVIIIe siècle le triomphe de la théorie newtonienne de l’attraction universelle, existe bien. Mais si l’on peut expliquer les phénomènes, on ne peut pas connaître les réalités qui ne peuvent être perçues dans le champ de l’expérience. Il est ainsi tout à fait vain d’imaginer qu’il soit possible de démontrer l’existence de Dieu. Et il est tout aussi illusoire de penser qu’on peut prouver qu’il y a quelque chose, ou qu’il n’y a rien, après la mort. La faculté de se poser des questions n’implique absolument pas la capacité de les résoudre. Conséquence, si par «philosophie» on entend un ensemble de théories développées pour répondre aux questions proprement philosophiques, alors la philosophie n’existe pas.

Il y a là, bien sûr, une vérité à laquelle le présent ouvrage entend rester fidèle. En effet, si prétendre savoir que Dieu n’existe pas ou que l’âme est immortelle n’est rien d’autre que se montrer naïf et dogmatique, alors il faut apprendre à philosopher.   

Lire aussi : L’homme de l’universel (Claude Obadia)

Est-ce à dire que nous devions ignorer les philosophes et leurs œuvres ? Cela n’est pas certain. Car au contraire des discours dogmatiques, l’étude des systèmes de philosophie nous donne une occasion précieuse, en exposant la difficulté des questions qui y sont engagées, de découvrir les limites de notre propre pouvoir de connaître et de rompre avec l’arrogance de ceux qui ignorent mais croient savoir.  

La seconde idée développée par Kant dans l’Introduction de la Logique n’est pas moins essentielle. Nous pouvons ramener l’ensemble des problèmes philosophiques, explique-t-il, à quatre questions. La première est la question : «Que puis-je savoir ?». C’est la question théorique des limites de la connaissance, question centrée, implicitement, sur le caractère limité de la faculté de connaître. La deuxième question est la question : «Que dois-je faire ?». Question pratique du devoir, qui présuppose que l’homme n’est pas moralement parfait et qu’il serait naïf de se prendre pour un Saint. La troisième question n’est autre que celle de savoir ce que l’on peut espérer ou redouter après la mort. C’est la question du salut qui est celle de l’homme conscient qu’il va mourir. Or, ces trois questions, si l’on y réfléchit, définissent une quatrième question : «Qu’est-ce que l’homme ?» Comment mieux dire que le questionnement philosophique prend pour objet les dimensions principales de l’existence humaine ? Autrement dit, que la philosophie n’est rien d’autre que l’étude de l’homme. Mais ce n’est pas tout. Car les trois questions qui se ramènent à la question de l’homme sont toutes trois centrées sur le caractère de la finitude, que ce soit du point de vue théorique ou du point de vue pratique, et d’abord en ce que l’homme sait qu’il est mortel. De sorte que pratiquer la philosophie ne serait rien d’autre que méditer la condition humaine frappée au sceau de la finitude. Or, cette finitude n’est pas seulement synonyme d’imperfection et de peccabilité. Elle constitue l’homme comme un être inachevé, c’est-à-dire comme un faisceau de possibilités à venir et que l’homme doit réaliser pour s’accomplir, comme si son inachèvement était le prix de sa liberté. 

En s’appuyant sur l’étude d’œuvres signées des noms de Platon, d’Épicure, de Montaigne, de Kant et d’autres encore, notre ouvrage entend ainsi explorer les différentes figures de l’inachèvement considéré comme attribut essentiel de l’homme. En rapport à chacune d’elles, il présente un choix raisonné, quoique forcément subjectif, de problèmes qui sont étudiés de telle sorte que le lecteur puisse, non seulement découvrir tel ou tel auteur, mais s’approprier sa pensée pour mieux forger la sienne.  Car de la même façon que pour emprunter les sentiers escarpés d’une montagne nous devons suivre un guide, nous avons besoin, pour apprendre à philosopher, de suivre les philosophes comme l’on suit des exemples pour s’exercer soi-même et prendre de l’assurance dans la poursuite de la vérité et l’accès à la sagesse.

[…]

«Platon a-t-il raison de penser qu’il est impossible de connaître les fondements de la connaissance ?» (extrait du chapitre 3 de la deuxième partie)

À la fin du livre VI de la République, le fondateur de l’Académie, cherchant à fonder la possibilité de la connaissance intellectuelle, explique que ce qui éclaire l’intellect et les Essences, ce qui assure la possibilité de connaître, ne peut être une Essence mais doit nécessairement être quelque chose qui les transcende (en grec, littéralement épékeïna tès ousias). En effet, si le Bien est tout à la fois ce qui oriente l’intellect vers les Essences et ce qui confère à ces dernières l’intelligibilité, c’est-à-dire la faculté d’être perçues intellectuellement, alors il ne peut être ni une Essence ni, cela revient ici au même, une Idée. Car si le principe fondateur de la connaissance était une Essence, alors il faudrait fonder la possibilité de sa saisie. Et dans ce cas, si le Bien était une Essence comme une autre, il ne pourrait être le principe de la connaissance qu’il nous incomberait encore de fonder sur un principe vraiment anhypothétique. Aussi est-il nécessaire, au terme de cette déduction, d’affirmer avec Platon que l’Un-Bien transcende les Essences et qu’il ne peut être l’objet d’une saisie comparable à la leur. Car s’il rend la connaissance possible, il est certainement moins ce qu’on vise distinctement que ce que l’on n’atteint qu’à travers la route menant aux Idées et qu’il dessine. Car c’est en tant qu’il nous guide et nous convertit aux Essences que nous y accédons selon des modalités inaccessibles à la seule puissance de la raison discursive.

On comprendra dès lors sans peine pourquoi Platon recourt de nouveau à une image pour nous expliquer ce qu’est le Bien. Car comment procéder autrement pour représenter ce dont l’existence est indémontrable ? Si Platon décrit le Bien comme le « soleil du monde intelligible» (il éclaire l’intellect et les Essences) et utilise là encore une analogie (il est aux objets intelligibles et à l’intelligence ce que le soleil est dans le monde sensible par rapport à la vue et aux objets visibles), c’est de nouveau pour nous aider à comprendre ce qui ici est inconnaissable.

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De fait, le recours au Mythe et à l’allégorie chez Platon nous renvoie au procédé de l’analogia qui, quant à lui, se fonde dans le caractère proprement métaphysique de la doctrine platonicienne. La «fabulation», pour reprendre le terme éponyme de Pierre-Maxime Schuhl, n’est donc pas ici ce qui fait obstacle à la science mais au contraire ce qui s’efforce d’en fonder le projet en palliant, précisément, l’impossibilité logique de son fondement absolu. Aussi Platon est-il bien loin d’être le parangon d’une métaphysique dogmatique et ignorante de ses limites. Le fondateur de l’Académie, qui a très bien saisi l’impossibilité de fonder les fondements du savoir, montre en outre très judicieusement qu’il n’est pas plus facile de fonder les fondements d’une ontologie matérialiste que de fonder les principes fondateurs d’une ontologie métaphysique. Que l’on soit spiritualiste ou matérialiste, il apparaît dès lors impossible de connaître sans fonder la connaissance dans un acte qui relève de la foi, c’est-à-dire ici d’une adhésion discursivement invalidable et qui, pour cette raison, rend nécessaire l’admission d’un principe rigoureusement anhypothétique.

Aussi la structure analogique du recours aux muthoï a-t-elle bien une fonction qui, parce qu’elle sert l’entreprise de la fondation du savoir, possède une dimension proprement épistémique nous interdisant, de fait, d’appréhender le mythe comme un espace d’ignorance absolue et comme une figure antithétique du savoir. De sorte que, tout bien pesé, il ne nous paraît nullement aberrant, plutôt que de sacrifier à la diatribe fustigeant le dogmatisme de Platon, d’envisager la métaphysique du fondateur de l’Académie comme une théorie des limites de la connaissance, entreprise justifiant que l’on puisse ici parler d’un véritable criticisme platonicien, même si nous demeurons conscients qu’une telle hypothèse nécessite de déplacer les limites «officielles» du criticisme hors de l’époque des Lumières, de la philosophie de Kant, et tout spécialement encore de la Critique de la raison pure.

Pour autant, et dans la mesure ou la structure analogique du recours aux procédés allégoriques dessine une frontière séparant le discursif du supra-discursif, le connaissable de l’inconnaissable mais aussi l’essence et l’anhypothétique défini comme ce qui la dépasse largement, et donc la transcende, la théorie de la connaissance intellectuelle est bien une théorie qui, en délimitant l’objet et le procès de la connaissance, met en évidence la vanité de la prétention de connaître ce qui outrepasse le champ du connaissable.

[…]

«Aussi haute soit la montagne, on y trouve un sentier…» (extrait de l’Épilogue)

L’homme n’est pas un vivant comme les autres. Il est le vivant qui pense la vie. Cela signifie qu’il a conscience de vivre dans le temps, qu’il est conscient de la mort et non seulement de la mort mais de sa vulnérabilité, de son imperfection. Mais cet homme inachevé, comme nous espérons avoir su le montrer à travers les différentes études menées ici, n’est point désespérant. C’est parce que la nature, ou Dieu, ne lui a pas donné une puissance et une intelligence absolues qu’il doit à chaque instant tirer de lui-même les ressorts de son salut. L’Homme inachevé n’est rien moins qu’achevé. Il est l’homme du progrès et qui trouve sa liberté dans l’inachèvement qui fait de lui un sujet historique à même, par la pensée, de transformer ses pensées, et par sa propre action de s’inventer lui-même en transformant ses conditions de vie. 

Pourquoi, alors, faut-il philosopher ? Eh bien précisément parce que l’étude de la philosophie n’est rien que l’étude de l’homme dans les différentes dimensions de son existence. Or, comme nous nous sommes employés à la montrer, les questions philosophiques, si elles ne sont pas aporétiques, sont problématiques. C’est la raison pour laquelle, en suivant les pistes tracées ici, nous nous sommes fixés plusieurs exigences. La prudence. L’humilité. Le culot. La prudence tant il est vrai que les questions philosophiques ne permettent guère de planter son piolet sur la glace des certitudes. Impossible à moins d’être dogmatique d’apporter une réponse entièrement satisfaisante aux questions sur lesquelles, depuis l’Antiquité, les philosophes se cassent les dents. Pour autant, que nous ne puissions jamais être certains de suivre le bon chemin ne justifie pas que nous ne le cherchions pas. Descartes l’a bien montré. S’il faut agir, s’il faut vivre et s’il faut sortir du doute qui paralyse l’action, alors il faut aller de l’avant, il faut oser qui d’abord est croire. Or, la foi qui porte l’action, car il faut bien croire à ce que l’on fait pour agir, ignore l’aveuglement. Elle est au contraire frappée au sceau de l’intelligence et du bon sens. L’intelligence qui  commande, dans le doute, de redoubler d’efforts et de réflexion. Le bon sens qui veut qu’à rester immobile au milieu de la forêt on se condamne à n’en jamais sortir.

Lire aussi : France-Allemagne : un malentendu philosophique (Claude Obadia)

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle apprendre à philosopher n’est rien d’autre qu’entrer à l’école de la vie. Il faut chercher soi-même les sentiers qui, aussi difficiles que puissent être les questions philosophiques, nous permettront de nous élever et de grandir. Mais il faut être prudent : le ravin du préjugé n’est jamais très loin. Comme il faut être humble tant il serait idiot d’imaginer à chaque pas fouler du pied une terre vierge de toute trace. Pourtant, l’humilité, ici, ne dispense pas du culot. On pourra toujours, encordé, escalader la montagne. On n’y deviendra pas autonome si l’on ne prend jamais la tête de la cordée… Il en va de même en philosophie. Il faut lire Platon, et le relire. Il faut méditer Spinoza, et Montaigne et d’autres encore. Mais s’il faut bien d’abord marcher dans leurs pas, il faudra toujours sortir des sentiers battus de telle ou telle doctrine pour trouver soi-même son chemin. Les différentes études proposées ici au lecteur ne l’ont peut-être pas rendu savant. Puissent-elles d’abord lui avoir donné l’envie de se frayer, dans l’examen des difficiles problèmes de la philosophie, son propre sentier. Puissent-elles aussi lui avoir permis de  comprendre que la finitude et l’inachèvement qui caractérisent l’homme, loin de le condamner au malheur, sont en définitive les conditions même de sa liberté et de son accomplissement dans le monde.

Pour aller plus loin : Claude Obadia, L’Homme inachevé, éd. Maia, 2021.

 

Claude Obadia

Agrégé de philosophie, Claude Obadia enseigne à l'Université de Cergy-Pontoise, à l'Institut Supérieur de Commerce de Paris et dans le Second degré. Il a publié en 2011 Les Lumières en berne ? (L’Harmattan) et en 2014 Kant prophète ? Éléments pour une europhilosophie (éditions Paradigme – Ovadia). Il consacre ses recherches actuelles aux sources religieuses et métaphysiques du socialisme. Son blog : www.claudeobadia.fr.

 

 

Commentaires

Le christianisme, me semble t’il, nous a apporté la liberté : en disant à l’homme qu’il était responsable, de lui-même et des autres, il l’a fait accéder à l’autonomie. D’où ce superbe paradoxe, magnifiquement analysé par Marcel Gauchet : le christianisme fut la religion…de la sortie de la religion. Les Lumières, en somme , ne sont-elles pas la sécularisation des valeurs de la chrétienté ?

par Philippe Le Corroller - le 19 juillet, 2021



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