De la difficulté géopolitique d’aimer son prochain comme soi-même
TRIBUNE : Kant écrivait en 1795 dans son Projet de paix perpétuelle que «la violation du droit en un seul lieu de la terre est partout ressentie». La réalité est pourtant fort éloignée d’un sentiment moral qui rejoindrait l’universalité de la raison, note notre rédacteur en chef Alexis Feertchak qui constate que la géopolitique se fonde encore et toujours sur une règle simple : qu’on le veuille ou non, on aime sa famille davantage que ses compatriotes et ses compatriotes davantage que les étrangers.
Diplômé de Sciences Po Paris et licencié en Philosophie de l’Université Paris-Sorbonne après un double cursus, Alexis Feertchak est journaliste au Figaro et rédacteur en chef du journal iPhilo, qu’il a fondé en 2012.
Je me souviens d’une réflexion que m’avait faite mi-août un philosophe à propos de la prise de Kaboul par les talibans et du retrait des troupes américaines : «Mais c’est abominable, on ne peut pas ne rien faire !» Elle venait droit du cœur et n’était pas feinte. Sans cynisme aucun, mais au contraire avec un brin de colère mêlée de tristesse, j’avais répondu : «Malheureusement si ! Nous n’avons d’ailleurs rien fait pendant des années alors que les talibans contrôlaient déjà une bonne part du territoire afghan et que les horreurs que l’on voit aujourd’hui se produisaient déjà dans les campagnes. Nous réagissons car les caméras sont braquées sur Kaboul, mais, dès qu’elles se détourneront, nous n’y penserons plus. C’est terrible, mais c’est ainsi».
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Il n’était pas besoin d’être prophète pour savoir que ce serait le cas. De même que l’on a médiatiquement oublié l’Afghanistan pendant des années – sauf, et c’est déjà heureux, quand nos soldats y mouraient – et que le retour très progressif des Talibans au pouvoir depuis une dizaine d’années n’a occupé qu’une place absolument résiduelle dans le flux de l’actualité, sauf au moment de bascule du mois d’août 2021, l’Afghanistan a de nouveau quasi disparu des écrans radar, hormis quelques papiers remarquables sur la nouvelle vie des Afghans à l’heure du second « Emirat islamique ».
Mais le philosophe que je mentionnais n’était point naïf et son expression «on ne peut pas ne rien faire» n’était aucunement une prédiction de ce qui serait, mais bien plutôt une considération d’ordre moral. Si l’on obéit au devoir déontologique qui nous interdit de ne rien faire, alors, effectivement, on ne peut pas ne rien faire, sauf à aller l’encontre de ce même devoir. Par cette phrase, il révélait un scandale – au sens étymologique de skandalon, l’obstacle qui nous fait tomber, la pierre d’achoppement – paradoxalement étouffé : notre jugement moral est incroyablement limité dans l’espace et dans le temps. Dans le temps d’abord, la scène d’une décapitation, d’une lapidation, d’une fusillade ou d’une pendaison nous fait intensément souffrir sur le moment, mais, comme les souffrances que nous pouvons vivre, le temps fait son œuvre, plus vite encore. La souffrance se dissipe, s’atténue, cicatrise par l’oubli. C’est tragique, mais nous ne pourrions probablement pas survivre si le temps n’apaisait pas les douleurs. Les plus grands traumatismes sont précisément ceux qui ne passent pas avec le temps. De sorte que, si la scène originelle de la violence nous touche au plus profond de nous, ses conséquences tragiques rayonnent bien moins. Nous pensons à la femme afghane qui a été assassinée, mais, chaque jour, nous oublions un peu plus la souffrance de ses enfants, laquelle, très certainement, ne passe pas aussi vite que notre propre compassion.
Rêve kantien
Dans l’espace ensuite. Qu’on le veuille ou non, la décapitation d’un membre de notre propre famille nous touche davantage que celle de l’un de nos compatriotes qui, elle-même, nous touche davantage que celle d’un Afghan. L’intensité de notre sentiment moral se réduit de conserve avec la distance. Dans son Projet de paix perpétuelle qu’il publia en 1795, Emmanuel Kant écrivait : «La violation du droit en un seul lieu de la terre est partout ressentie». Là encore, le philosophe des Lumières ne décrit pas ce qui est, mais ce qui devrait être dans le cadre d’une «communauté élargie» dans laquelle la règle de droit aboutirait précisément à une «paix perpétuelle». L’idée est belle, mais bien éloignée des réalités internationales. Et pourtant, les années post-Guerre froide ont été celles d’un tel rêve kantien : par l’affermissement de l’état de droit, par l’extension de la logique du doux commerce et par l’exportation de la démocratie, la «fin de l’histoire» annoncée par Fukuyama était en vue. Les conditions d’une paix perpétuelle étaient réunies : il ne resterait au bienveillant, mais puissant gendarme américain qu’à mater les dernières escarmouches.
Droit, économie, commerce… il faudrait ajouter «médias» à la liste car l’idée de la mondialisation était aussi celle de la fabrique d’une opinion publique mondiale qui, justement, ne laisserait aucun coin de la planète dans l’oubli moral. Les journalistes, à cet égard, seraient les médias ou les médiateurs pour que tout à chacun puisse «ressentir» «la violation du droit en un seul lieu de la terre». Est-il besoin de préciser que, là encore, le projet kantien a échoué ? L’accélération de la mondialisation après la chute du mur de la Berlin n’a pas créé cette «communauté élargie» kantienne.
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Dans un brillant essai, Le Premier XXIe siècle. De la globalisation à l’émiettement du monde, dont iPhilo a publié les bonnes feuilles, l’ancien secrétaire général adjoint des Nations unies, en charge des opérations de maintien de la paix de 2000 à 2008, Jean-Marie Guéhenno, l’a récemment reconnu : «Nous avons négligé le fait que […] la géographie n’a pas disparu. Nous sommes plus attachés à notre famille qu’à des inconnus […] Le sort de notre patrie nous mobilise plus que celui d’un pays dont nous ignorons presque tout. Il n’y a pas de honte à avoir de telles émotions, qui contrecarrent l’universalisme de la raison […] La circulation des hommes et des idées ne crée pas une grande communauté humaine […] 1989 n’a pas produit la mondialisation politique et morale espérée».
On peut le regretter, mais c’est ainsi : quand on pense aux tragédies qui se déroulent aux quatre coins de la planète et qu’on se demande ce qu’on peut faire, il faut qu’une petite voix intérieure nous rappelle cette leçon de modestie morale : attention, le jugement que nous portons à telle heure vers tel lieu se dissipera. Contrairement à la douleur de ceux vers qui nous portons notre regard quelques heures, dans le sillage d’un journal télévisé.
Mimétisme
René Girard avait coutume de dire que «nous n’étions pas assez chrétiens» pour être à la hauteur du message des Evangiles. «Aimer son prochain comme soi-même» est l’exigence morale la plus radicale qui n’a jamais réuni autant de monde autour d’elle. Aimer son prochain comme soi-même, c’est précisément ne pas s’aimer soi davantage, mais par ailleurs ne pas aimer ses propres enfants davantage que ceux qui traînent dans les rues de Kaboul, ne pas aimer davantage ses compatriotes que l’étranger. Ce n’est pas pour rien que les Saints ne courent pas les rues… Quoique l’on puisse le regretter, fonder une politique sur une telle exigence morale était probablement trop présomptueux.
D’autant que, toujours dans le sillage de René Girard et de sa théorie du désir mimétique, l’on peut dénombrer deux façons de mal «aimer son prochain comme soi-même». La première est celle qui prévaut dans les salons chics de la gauche germanopratine. L’intention est bonne, mais biaisée : par mimétisme, l’on projette sur les victimes afghanes notre propre visage de sorte qu’en les aimant, nous les voyons «comme nous-mêmes», autrement dit libérales, progressistes, inclusives, bref, en un mot, occidentalisées. Il n’est pas étonnant à cet égard que nos sentiments moraux se portent davantage vers la jeunesse éduquée de Kaboul que vers les campagnes reculées d’Afghanistan. Le risque est alors de percevoir un Afghanistan fantasmé. Que 99% des Afghans soient favorables à l’application de la Charia (chiffre le plus élevé au sein des pays musulmans, selon un sondage du PEW), qu’un nombre important d’Afghans se satisfassent de la prise de pouvoir des Talibans, non par malignité mais dans l’espoir que la corruption y soit moins élevée, que la justice y soit plus efficace et que l’ordre public y soit mieux respecté apparaît dès lors comme un scandale incompatible avec notre jugement moral seulement soluble dans une figure d’autrui construite à notre propre image. Nous aimons notre prochain… comme nous-mêmes, comme un autre nous-mêmes, et voilà bien le problème. L’aimer malgré sa différence est une autre affaire. Comme le disait Chesterton, le monde est «plein d’idées chrétiennes devenues folles» : le monde occidental élève la «différence» en vertu, mais a le plus grand mal à ne pas combler la différence de l’autre par son propre visage.
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La seconde mauvaise façon d’«aimer son prochain comme soi-même» est similaire à la première tout en étant son opposé, comme par un jeu de miroir : elle consiste à aimer son prochain comme il est, mais en se rejetant soi-même. Par ressentiment, l’on épouse l’univers de victimes dont nous serions les bourreaux. Autrement dit, «nous nous aimons comme notre prochain nous aime». Ou «nous nous haïssons comme notre prochain nous hait». En pratique, cela donne la fascination morbide d’une partie de l’extrême gauche pour le port du voile et plus largement pour un islam politique dont ils se font les coupables défenseurs. Là encore une idée chrétienne devenue folle, celle de tendre la joue à son agresseur. Mais tendre la joue ne consiste pas à s’identifier à son agresseur en reconnaissant que nous sommes aussi pécheurs… Elle consiste justement à ne pas céder à l’envie mimétique de faire subir à autrui ce qu’il nous fait subir, seule manière de sortir de l’enfer circulaire de la violence.
En somme, la mondialisation post-1989 n’a pas produit cette «communauté politique élargie» qui aurait pu prospérer sur la capacité infinie des hommes à ressentir universellement la moindre violence dans le temps et dans l’espace. Le rêve kantien de cosmopolitisme apparaît plus loin que jamais de sa réalisation. Nous redécouvrons au contraire que l’on aime davantage celui qui est proche de nous que celui qui ne l’est pas et que le temps fait son œuvre. Pis, l’ère du zapping médiatique qui s’accélère de façon exponentielle avec les réseaux sociaux aggrave ce que Jean-Marie Guéhenno appelle l’«émiettement du monde». Notre mémoire est aujourd’hui si courte que, si nous devions un jour faire la guerre pour sauver notre prochain, nous n’aurions probablement que quelques heures pour la gagner… Quelques jours plus tard, notre prochain ayant quitté les feux de l’actualité, notre volonté de vaincre s’en trouvera gravement affectée. Or, à l’image de l’Afghanistan – vingt ans ! –, les guerres contemporaines, qui comportent une dimension essentielle de contre-insurrection, sont aux antipodes de la «blitzkrieg». Et quand bien même nous serions animés d’un intense désir de «ressentir la violation du droit en un seul lieu de la terre» comme un bon sujet kantien, le risque, alors, serait de mal aimer son prochain, soit en y projetant notre propre image, soit en s’identifiant à lui jusqu’à la haine de soi.
«Péris si tu veux, je suis en sûreté»
Pour autant, la solution réaliste n’est certainement pas non plus la logique de l’amour propre que décrit (et décrie) Jean-Jacques Rousseau dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes : «C’est la raison qui replie l’homme sur lui-même ; c’est elle qui le sépare de tout ce qui le gêne et l’afflige. C’est par elle qu’il dit en secret, à l’aspect d’un homme souffrant : péris si tu veux, je suis en sûreté». Elle consisterait à croire que l’on peut se prémunir du malheur de l’humanité en se séparant de celle-ci. Vaine attitude qui ne tiendrait pas du réalisme, mais du cynisme. Le réalisme est bien plus tragique. Politiquement, on ne peut certes pas ne pas agir, mais n’oublions pas nos propres limites morales : nous savons d’ores et déjà, car nous ne sommes pas des saints, que nous ne ferons pas le bonheur des autres comme s’il s’agissait du nôtre. Nous le voyons dans les guerres que nous menons en Afghanistan, en Irak ou au Sahel et pour lesquelles nous n’apparaissons pas prêts à investir dans la durée le prix du sang et de l’argent : in fine, le remède s’avère souvent pire que le mal. Nous le voyons aussi à travers la crise migratoire où point une certaine hypocrisie libérale : en un mot, nos intentions sont souvent meilleures que nos actions.
Ce décalage grandissant entre nos principes d’accueil et la réalité de nos politiques est d’autant plus inconséquent que la situation s’aggravera nécessairement dans les années à venir sous l’effet cumulé de crises écologique, énergétique, économique, sociale, politique et démographique qui frapperont particulièrement le continent africain et le Moyen-Orient. Comment agirons-nous alors quand le nombre de migrants qui traverseront la Méditerranée sera encore bien plus grand qu’aujourd’hui ? C’est probablement l’une des plus graves questions que nous avons à nous poser politiquement. Elle est plus terrible encore en prenant conscience de nos capacités morales que l’actualité révèle chaque jour limitées.
Journaliste, Alexis Feertchak est chef de service au Figaro, chroniqueur pour le magazine Conflits et rédacteur en chef du journal iPhilo, qu'il a fondé en 2012. Diplômé de Sciences Po Paris et licencié en philosophie de l'Université Paris-Sorbonne après un double cursus, il a été pigiste pour Philosophie Magazine et a collaboré pour l'Institut Diderot, think tank de prospective. Suivre sur Twitter : @Feertchak
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