Jacques Chirac, une singulière incarnation du peuple français
ANALYSE : Du 17 mai 1995 au 16 mai 2007, Jacques Chirac incarna le peuple français d’une manière qui, par-delà les polémiques politiciennes, s’avère être philosophiquement intéressante. C’est pourquoi, à quelques semaine d’une nouvelle élection présidentielle, Sylvain Portier nous propose une courte phénoménologie de Chirac, qui incite à réflexion.
Docteur en philosophie, Sylvain Portier est professeur de lycée en Loire-Atlantique, conférencier et rédacteur en chef d’iPhilo. Il a notamment publié Fichte, philosophe du Non-Moi (Éd. L’Harmattan, 2011), Philosophie, les bons plans (Éd. Ellipses, 2016) et Philosophie, contrôle continu (Éd. Ellipses, 2014 et 2020). Il a réalisé des conférences pour les Éditions M-Éditer. Un compte philosophique Instagram peut être suivi, ainsi qu’une chaîne YouTube.
Voilà quelqu’un qu’il est pour le moins facile de présenter : Jacques Chirac, affaibli depuis plusieurs années est décédé il y a trois ans, à 86 ans. Nous le savons tous, il fut Secrétaire d’État sous de Gaulle, Ministre de l’Intérieur puis de l’Agriculture sous Pompidou, qui le surnommait «mon bulldozer», Premier Ministre de Giscard d’Estaing, député de Corrèze, maire de Paris durant 18 ans (1977-1995), et Président de la République française de 1995 à 2007. On tenta de l’assassiner le 14 juillet 2002 lors du défilé. Nous lui devons le Musée du quai Branly, mais aussi des citations d’anthologie, «abracadabrantesques» aurait dit Arthur Rimbaud, telles que : «ce n’est pas que les accusations se dégonflent, c’est qu’elles font pschitt» ; «la pomme est un fruit sympathique», «c’est loin mais c’est beau», «les prévisions sont difficiles, surtout lorsqu’elles concernent l’avenir», ou encore «plus c’est gros, plus ça passe». Il donna au chien que son meilleur ennemi Giscard d’Estaing lui offrit le nom de Ducon… Chirac le thug ! Mais en quoi a t-il, peut-être plus que tout autre homme politique depuis De Gaulle, su incarner à la fois une époque et un peuple, et qu’est-ce que cela peut nous apprendre de philosophique ?
L’État et le corps du peuple
Rappelons que le mot peuple provient du latin populus, qui désigne dans la constitution romaine les individus ayant le pouvoir de voter et, si nous laissons de côté les utopies, tout peuple possède un État, une autorité qui organise son droit. Toute la question est alors de déterminer si cette différence est ou non une opposition. C’est bien sûr le cas dans la dictature, à laquelle un peuple ne se soumet que par contrainte, par la force et la manipulation, et jamais par obligation, par adhésion authentique. Mais l’on peut fort heureusement penser que ce n’est pas le cas en démocratie, même si ce système est toujours imparfait : l’État, qui est en partie désigné par le peuple, doit pouvoir avoir les mêmes intérêts que ce dernier et les représenter. Il incarne donc le peuple tout entier, et cela même si aucun dirigeant ne peut être élu à l’unanimité et s’il provient toujours d’un milieu favorisé, élitiste et coopté (l’ENA et les familles Pompidou et De Courcel, dans le cas de Chirac). Le corps de la Nation a ainsi toujours comme miroir, plus ou moins déformant, un autre corps : celui auquel il a temporairement confié sa destinée. Il y a une idolâtrie de toute personne célèbre, qu’il s’agisse des grands noms du cinéma, de la chanson, ou du sport, dont le corps est une sorte d’objet magique. Mais celui d’un Souverain a ceci de particulier qu’il doit incarner, non pas les aspirations d’un simple groupe de fans, mais l’âme de tout un peuple, et renvoie à ce que l’on nomme, en phénoménologie, sa chair. Les philosophes eux-mêmes peuvent y être sensibles : ainsi Hegel, qui admirait Napoléon Bonaparte, l’aperçu lors de la bataille d’Iéna, et écrivit le 13 octobre 1806 à un ami théologien : «J’ai vu l’Empereur – cette âme du monde.».
On le sait, Hegel était bonapartiste et favorable à la monarchie constitutionnelle, mais son ouvrage intitulé Les principes de la philosophie du Droit n’en n’est pas moins intéressant pour nos démocraties modernes. Dans ce livre, il critique vivement la justification habituelle de la représentation politique, selon laquelle le peuple devrait pouvoir exprimer toutes ses opinions et ses vœux. Il ne sait en effet pas forcément ce qui est bon pour lui et ce qu’il veut vraiment lorsqu’il veut quelque chose, y compris voter pour tel ou tel parti. C’est peut-être le sens profond des phrases de Chirac selon lesquelles «la politique, ça ne consiste pas à suivre le courant, mais à indiquer le cap», «C’est le déclin quand l’homme se dit « Que va-t-il se passer ? », au lieu de dire « Que vais-je faire ? »» ou, plus simplement, «un chef, c’est fait pour cheffer».
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Mais, selon Hegel, si le peuple ne sait pas ce qu’il veut, c’est qu’il n’est pas immédiatement ce qu’il est : un peuple. C’est seulement le fait d’être unifié, représenté dans un corps et par une voix, qui donne un corps et une voix à la multitude désordonnée, à, comme le dit Hegel, la «masse informe» qu’elle serait sinon. Cette idée, nous la retrouvons par exemple aujourd’hui dans l’importance de la posture et de la parole d’un Président à l’étranger, car il est alors littéralement son peuple. Que nous soyons pour ou contre lui, cela nous affecte – mieux, devrait nous affecter, car il n’y a pas civiquement pire qu’un citoyen qui n’est pas touché par ce qu’a fait son Président. Le corps présidentiel est ainsi toujours sacralisé, jusqu’à sa mort où il est exposé pour que l’on puisse lui adresser un dernier adieu. Toute portion d’espace qu’il occupe est présidentielle, et soigneusement délimitée par les Gardes républicains qui, lors des bains de foule, protègent le Président de manière tout aussi concrète que symbolique. Mais c’est tout à la fois pour souligner le caractère sacré de sa personne que, paradoxalement, pour insister sur le fait qu’il est lui-même ce peuple dont il se sépare.
Une scène célèbre l’illustre : lorsque Chirac, en voyage dans la vieille ville de Jérusalem, dit spontanément aux gardes israéliens «It’s not a methode : it’s a provocation !». Mais où est la provocation ? D’habitude, elle vient de ce que l’on ose toucher au corps du Président ou que l’on refuse de le toucher lorsque c’est lui qui le propose. C’est ce qu’exprime la scène où Sarkozy rétorque, en 2008, « Casses-toi, pauv’ con ! » à un individu qui ne veut pas, de façon certes provocatrice, lui serrer la main car cela le « salirait ». La provocation rejaillit alors sur le peuple français lui-même, qui peut se sentir sali par la réponse d’un Président qui, plus que n’importe quelle autre autorité (policier, enseignant, ministre, médecin ou prêtre) a un devoir d’exemplarité. Mais, dans le cas du «it’s not a methode» de Chirac, la provocation est toute autre : elle tient au fait qu’en voulant le surprotéger, on a séparé, non pas son corps physique, mais celui de la France, dont il est dépositaire, de cet autre peuple qu’il venait pacifiquement rencontrer.
Le paradoxe du monarque républicain
La spécificité française vient du fait qu’elle soit à la fois l’héritière de la monarchie, qui fonde sa légitimité sur des racines chrétiennes et sur la Révolution, instauratrice des valeurs laïques et républicaines. Cette «contradiction non-résolue», comme le dirait Hegel, se retrouve dans la Constitution même de notre Ve République, adoptée par référendum en 1958 de manière assez polémique au regard du poids de la censure, et qui fait que le Président va être pourvu d’une grande puissance, de beaucoup de droits pour peu de devoirs, et devenir une sorte de monarque républicain. Or, la personne royale de droit divin possédait deux corps : le naturel, périssable, et le mystique, éternel : «Le roi est mort. Vive le roi !». Cela a permis de palier à la discontinuité de la mort des souverains. Et la question de la sacralisation du Chef de l’État est redevenue d’actualité sous la Ve République, dans la mesure où elle voulait transcender les interminables conflits entre les partis.
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La représentation politique permet en effet au peuple, confronté sa diversité, de s’incarner dans un individu qui tend à faire de l’État «un être divin-terrestre», selon la formule de Hegel. De là provient nombre de critiques et de moqueries, que la nature même de la Ve République ne peut qu’encourager. Dans les années 60 déjà, Sartre écrivit un article intitulé «La Constitution du mépris» (in Situations V) :
«Je ne crois pas en Dieu, mais si dans ce plébiscite, je devais choisir entre lui et le prétendant actuel [i.e. De Gaulle], je voterais plutôt pour Dieu : il est plus modeste. Il réclame tout notre amour et notre infini respect, mais je me suis laissé dire par des prêtres qu’Il nous aimait en retour et qu’Il respectait infiniment la liberté du plus misérable. Notre futur monarque, lui, exige aussi qu’on le respecte, mais je crains fort qu’il ne nous respecte pas. En un mot, Dieu a besoin des hommes et le général de Gaulle n’a pas besoin des Français.»
De même, les humoristes des années 80 brocardèrent Mitterrand en le surnommant Dieu, et l’on s’inquiéta de l’hyperprésidence de Sarkozy. Quant à Macron, il se qualifia lui-même très sérieusement de Président «jupitérien», en référence à Jupiter, roi des dieux et des hommes dans la mythologie romaine. Si ces railleries ont leur légitimité, c’est parce que les rois et les empereurs ont toujours pris soin de présenter au peuple, par des sculptures et des peintures, non seulement leur aspect physique, mais leur style et le sens de leur règne, en l’esthétisant afin de l’exalter. Ainsi, lorsque David peint Napoléon Bonaparte, ce n’est pas seulement celui-ci qu’il représente, mais le bonapartisme : le courage, la conquête, la guerre.
Et que font les hommes de pouvoir lorsqu’ils ne sont plus au pouvoir ? Ils utilisent les seuls pouvoirs qui leur restent : peser sur le destin des autres politiciens et écrire des autobiographies, afin de refaçonner leur image pour les décennies à venir – Le temps des tempêtes de Nicolas Sarkozy a d’ailleurs été le best-seller de l’été 2020. C’est également pourquoi, dans notre société médiatique, l’image officielle du Président de la République est devenue importante, et les quelques Gilets jaunes qui ont osé tenter de décrocher ce symbole se sont d’ailleurs fait promptement sanctionner. Si ce portrait est présent dans toutes les mairies, c’est en effet pour rapprocher le Souverain de son peuple, et c’est aussi pourquoi le déplacement à l’Hôtel de Ville de Paris est toujours la première visite officielle du Président de la République. Les français prennent d’ailleurs un soin particulier dans l’élaboration de la photographie officielle de celui-ci.
Le Souverain doit montrer qu’il est, comme l’écrit Hegel, «au corps à corps avec la présence vivante de l’Esprit», et certains symboles s’y rattachent de façon ostentatoire, afin que ce message soit compris de tous. Le Président peut alors être photographié de plusieurs manières : 1) comme figure paternaliste et puissance martiale (ex : De Gaulle, Pompidou et Sarkozy) ; 2) comme autorité intellectuelle visionnaire et guide spirituel (ex : Mitterrand) ; 3) comme représentant de la marque France, gestionnaire de la Start-up Nation (ex : Giscard d’Estaing et Macron).
Les trois grandes raisons d’un succès (réel ou fantasmé)
Fait étonnant : Chirac fut souvent critiqué pour son manque de continuité dans les idées, mais jamais pour son hyperprésidence. Pourtant, en tant que Chef des armées, il reprit les essais nucléaires à Mururoa (et fut alors surnommé Hyrochirac) ; il décida de dissoudre l’Assemblée Nationale pour mieux maîtriser sa majorité, ce qui est contraire à l’esprit de la Constitution (ce qui entraina d’ailleurs une cohabitation avec la Gauche) ; il fit campagne en faveur de la Constitution européenne, ce qui est contraire à son devoir de réserve ; il apprécia manifestement son immunité pénale, qui lui permit de ne jamais avoir à rendre de compte à la Justice de ses malversations présumées (enrichissement personnel et de son Parti, emplois fictifs, etc.). Pourquoi tant de clémence de la part du peuple français, qui lui a toujours attribué une haute côte de popularité ? Nous pouvons y trouver trois grandes raisons :
1. La première d’entre elles vous semblera peut-être désuète : il est sympathique (comme les pommes). Mais cela compte, surtout quand on est opposé à Lionel Jospin (strict et professoral, défenseur du bilan de plus de dix ans de Socialisme) et à Édouard Balladur (sorte d’aristocrate pontifiant, chouchou de l’establishment économique et médiatique). Les jeunes notamment auront plébiscité Chirac, non pas pour son programme électoral, qui était presque inconsistant, mais pour l’espoir qu’engendrait l’homme… parce qu’il était «sympa» (première raison de voter pour lui chez les 18-25 ans). Et il le reste toujours auprès des jeunes d’aujourd’hui car il renvoie au fantasme des années Chirac (80-90), une époque plus spontanée et sulfureuse que celle-ci, où les responsables ressemblaient plus à des Tontons flingueurs qu’à des bureaucrates et où, c’est vrai, la transparence financière, le féminisme, l’écologie ou encore la sécurité et la santé publiques, n’avaient guère leur place. C’est pourquoi sa disparition fut plus marquante que celle de son rival Valéry Giscard d’Estain, mort de la Covid en décembre 2020, qui a pourtant réalisé des progrès sociétaux sans doute plus nombreux, notamment en ce qui concerne les jeunes et les femmes.
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Dans cette étrange proximité entre le peuple et Chirac, le corps de ce dernier joue sans doute un rôle déterminant : souriant, infatigable, grand (1m89), charismatique (Vladimir Poutine lui-même reconnu qu’il avait été l’un des Chefs d’État qui l’avait le plus impressionné), impulsif et téméraire (ce qui lui a valu certaines déconvenues dans des débats), séducteur et épicurien, pour ne pas dire hédoniste, tactile… et l’on se souvient de son plaisir sincère à prendre des bains de foule, à serrer des centaines de mains durant les campagnes électorales et à arpenter longuement les allées du Salon de l’Agriculture.
C’est ce qu’exprime bien sa photo présidentielle : dans le jardin de l’Élysée et non pas dans son bureau, souriant, décontracté : Chirac est sympa ; il ne violentera pas son peuple, en est proche, et ne le guidera que par bienveillance. Lorsqu’on lui suggéra de nommer Sarkozy Premier Ministre, peu de temps avant le début des émeutes dans les banlieues de 2005, il aurait répondu : «Quand le peuple souffre, on n’envoie pas les CRS.». Jospin perdra d’ailleurs des points dans les sondages quand il le qualifiera de «vieux, usé, fatigué» – on n’insulte pas impunément Chichi. Et lorsque Hollande devra se plier à l’exercice de la photographie officielle, que fera-t-il ? Il reproduira, avec un peu moins d’aisance, celle de son ami de Corrèze, parce qu’il veut montrer qu’il sait fort bien qu’il a lui aussi été élu en grande partie, non pas sur son programme, mais sur le fait qu’il était sympa… en tous cas davantage que son adversaire – de sorte que le Second tour de l’élection s’est transformé en une sorte de referendum pour ou contre un second mandat sarkozyste.
Grace à sa fille Claude, il se familiarisa enfin avec la caméra et, lui qui était si robotique et froid, parvint à fendre l’armure et à devenir aussi détendu à l’écran que dans la vie. Les auteurs gauchistes des Guignols de l’info s’en défendent, mais il est probable que la marionnette de Chirac, récurrente dans cette émission satirique célèbre à l’époque, y a contribué, caricaturant ce qui n’était, certes, que la stricte vérité : Chirac est devenu bien moins austère que ses adversaires, et émouvant dans le rôle du naïf qui va évidemment se faire trahir par son «ami de 30 ans» Balladur, que presque toute la Droite ne tarda pas à rallier. Il n’a d’ailleurs pas de programme solide, et les Guignols feront de «Mangez des pommes !» son slogan de campagne – Chirac ayant fait à plusieurs reprise l’apologie de ce fruit dans des émissions politiques. Mais le looser magnifique, dont ça allait être la troisième défaite électorale, devance son rival de justesse (2,26%, soit 689 551 voix) et est élu… c’est peut-être là la rançon de la sympathie.
2. La deuxième raison est historique (au sens fort du terme, de l’Histoire avec un grand H) : il personnifia des valeurs fondamentales dans des moments cruciaux. Dès 1995, il reconnaît la responsabilité de la France dans la collaboration nazie : «Oui, la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des français, par l’État français» (donc le Régime de Vichy, si, c’est aussi ça, la France). En 2002, il représente le barrage républicain à l’Extrême Droite, lors du «coup de tonnerre» qui l’oppose à Jean-Marie Le Pen (en déclinant lâchement le débat de l’entre-deux tours). En 2003, il refuse de rejoindre les Américains et les Anglais dans l’injuste et désastreuse Seconde Guerre contre l’Irak ; en 2007, il dénonce la France Afrique (entendez France à fric) : «Nous avons saigné l’Afrique pendant quatre siècles et demi. […] Qu’on rende aux Africains ce qu’on leur a pris.». Il a par ailleurs aboli le Service militaire, inscrit l’abolition de la Peine de mort dans la Constitution (ce qui rend sa restauration anticonstitutionnelle) et fait de la sécurité routière une priorité nationale jamais abandonnée depuis. Comme le prônaient ses slogans de campagne de 1995 («La France pour tous.») et de 2002 («La France en grand, la France ensemble.») il sut être proche des français, entendre leurs aspirations, et prouver qu’à ses yeux «le peuple n’est pas un vain mot».
3. Mais ceci mis à part, Chirac a brillé par son manque de constance et de cohérence. Qui est Jacques Chirac ? : la question tient presque de la métaphysique, tant ce Moi est difficile à saisir. Il dit d’ailleurs lui-même : «il n’y a pas que les imbéciles qui ne changent pas d’avis, je l’ai toujours dit». Certes, mais tout de même ! À l’ENA, il hésite à rejoindre le socialiste Michel Rocard, mais choisit finalement la Droite gaullienne, puis (aidée par sa fille et conseillère Claude) fonde sa campagne contre la «fracture sociale» du pays, ce qui est un combat de Gauche ; il tient des propos racistes (comme ceux sur «le bruit et l’odeur» des immigrés), mais devient le rempart au populisme d’Extrême Droite en 2002 (élu à 82% avec les voix de la Gauche) ; il mène une politique économique libérale, et se converti à la cause écologique (et nous connaissons sa formule, dite en ouverture de son discours au IVe Sommet de la Terre : «Notre maison brûle et nous regardons ailleurs») ; il est farouchement anti-européen dans les années 80, mais défend le projet de Constitution européenne de 2005 ; il aura toujours milité à Droite, mais invite à faire battre Sarkozy en votant pour Hollande en 2012 ; il passe volontiers pour un beauf qui aime le football (mais sans connaître le nom des joueurs de l’Équipe de France 98), les expressions vulgaires (par exemple «ça m’en touche une sans me faire bouger l’autre»), la choucroute, la tête de veau et la Corona, soi-disant aussi la chanteuse Madonna (qui lui aurait lancé sa culotte à la fin de son concert près de Paris en 1987), tout en étant un passionné des civilisations anciennes, des arts premiers et des combats de sumos. Paul Ricœur, sans avoir eu plus de mérite que d’avoir repris ce que disait déjà la phénoménologie de Heidegger et l’existentialisme de Sartre, a ainsi décrit « l’identité narrative » du sujet, ni totalement âme ou substance ni, totalement fleuve héraclitéen, toujours autre que soi-même :
«Dire l’identité d’un individu ou d’une communauté, c’est répondre à la question : qui a fait telle action ? qui en est l’agent, l’auteur ? Il est d’abord répondu à cette question en nommant quelqu’un, c’est-à-dire en le désignant par un nom propre. Mais quel est le support de la permanence du nom propre ? Qu’est-ce qui justifie qu’on tienne le sujet de l’action, ainsi désigné par son nom, pour le même tout au long d’une vie qui s’étire de la naissance à la mort ? La réponse ne peut être que narrative. Répondre à la question «qui ?» […], c’est raconter l’histoire d’une vie. L’histoire racontée dit le qui de l’action. L’identité du qui n’est donc elle-même qu’une identité narrative. Sans le secours de la narration, le problème de l’identité personnelle est en effet voué à une antinomie sans solution : ou bien l’on pose un sujet identique à lui-même dans la diversité de ses états, ou bien l’on tient, à la suite de Hume et de Nietzsche, que ce sujet identique n’est qu’une illusion substantialiste, dont l’élimination ne laisse apparaître qu’un pur divers de cognitions, d’émotions, de volitions. Le dilemme disparaît si, à l’identité comprise au sens d’un même (idem), on substitue l’identité comprise au sens d’un soi-même (ipse) ; la différence entre idem et ipse n’est autre que la différence entre une identité substantielle ou formelle et l’identité narrative. […] À la différence de l’identité abstraite du Même, l’identité narrative, constitutive de l’ipséité, peut inclure le changement, la mutabilité, dans la cohésion d’une vie. Le sujet apparaît alors constitué à la fois comme lecteur et comme scripteur de sa propre vie selon le vœu de Proust. Comme l’analyse littéraire de l’autobiographie le vérifie, l’histoire d’une vie ne cesse d’être refigurée par toutes les histoires véridiques ou fictives qu’un sujet se raconte sur lui-même. Cette refiguration fait de la vie elle-même un tissu d’histoires racontées. […] L’identité narrative n’est pas une identité stable et sans faille ; de même qu’il est possible de composer plusieurs intrigues au sujet des mêmes incidents […] de même il est toujours possible de tramer sur sa propre vie des intrigues différentes, voire opposées. […] En ce sens, l’identité narrative ne cesse de se faire et de se défaire.» (Ricœur, Temps et récit, III)
Le Général De Gaulle jugeait que le peuple français est si hétéroclite et contradictoire qu’il est impossible de le diriger : «Comment voulez-vous gouverner un pays où il existe 258 variétés de fromage ?», disait-il. C’est peut-être cette quadrature du cercle que Chirac est parvenu à résoudre, par sa propre absence d’identité personnelle, de Moi métaphysique. Et c’est pourquoi son ami Johnny Hallyday n’avait peut-être pas tort de dire, en parodiant l’une de ses propres chansons, «on a tous en nous quelque-chose de Jacques Chirac». Chacun peut aimer ou s’identifier à l’un de ses aspects, et son Moi est descriptible dans les termes que David Hume emploie dans son Traité de la nature humaine : «une sorte de théâtre où différentes perceptions font successivement leur apparition, passent, repassent, glissent et se mêlent en une infinie variété de positions et de situations».
Nous devons bien-sûr nous méfier ici des illusions rétrospectives, et l’image que nous retenons de Jacques Chirac est en partie fantasmée : elle tient de la cristallisation. Mais, en dépit d’un bilan politique très mitigé et d’une honnêteté pour le moins douteuse (les Guignols de l’Info le surnommèrent d’ailleurs «Super Menteur»), lorsque sa santé se détériora et qu’il fut hospitalisé en 2005, l’Équipe de France de football lui apporta un beau soutien collectif, par-delà les opinions politiques de chacun, en écoutant la Marseillaise main droite sur le cœur. Il s’agissait en vérité d’un canular téléphonique, l’imitateur Gérald Dahan ayant piégé Zinédine Zidane, mais peu importe : le symbole était là. Et Raymond Domenech, après avoir amèrement appris la supercherie, n’a pas eu tort de déclarer :
«J’ai pour habitude de juger les événements avec le résultat. Le résultat, c’est que cela a été un élément pour mobiliser tout le monde. […] Les joueurs ont rendu hommage au Président et à ce qu’il représente, j’ai trouvé ça beau.»
Hegel opposait dialectiquement le Singulier et l’Universel, pour montrer que s’ils sont le contraire l’un de l’autre, ils n’en n’étaient pas moins pour autant identiques, puisqu’il n’y a rien de plus universel que d’être singulier, et inversement. Or, c’est cela que doit être le Chef de l’État, surtout s’il s’agit d’un pays qui, comme la France, prône les valeurs universelles des Droits de l’homme : il doit, par sa singularité, personnifier l’universalité des celles-ci. Et c’est précisément ce qu’est parvenu à faire Jacques Chirac : incarner la «contradiction non-résolue» entre le Peuple souverain et le Souverain du peuple. Or, chez des «Gaulois réfractaires» dont «les devoirs valent avant les droits», paraît-il, cela n’est pas donné à n’importe qui.
Merci beaucoup à JL Othenin Girard de nous avoir autorisé à utiliser son portrait de Jacques Chirac.
Docteur en philosophie, Sylvain Portier est professeur de lycée en Loire-Atlantique, conférencier et rédacteur en chef d'iPhilo. Il a par exemple publié Fichte, philosophe du Non-Moi (Éd. L’Harmattan, 2011), Philosophie, contrôle continu (Éd. Ellipses, 2020), Vingt philosophes incontournables (Éd. Ellipses, 2021) et Philoophie en fiches - Terminale (Éd. Ellipses, 2022), et a réalisé plusieurs conférences, notamment pour les Éditions M-Éditer.
Commentaires
[…] iPhilo […]
par Jacques Chirac, une singulière incarnation du peuple français | Groupe Gaulliste Sceaux - le 8 avril, 2022
Bel hommage à Jacques Chirac, merci.
J’ai admiré l’homme au moment où il a refusé de faire acte d’allégeance à l’empire américain en envoyant des soldats en Irak. C’était un acte imprévu, surprenant, qui le rangeait du côté de De Gaulle se positionnant pour prendre le contrôle des radios au moment de la libération de Paris, pour éviter que la France ne devienne un protectorat américain.
Il vaut mieux se méfier des gens qui veulent vous protéger pour votre bien. Sur tous les plans, d’ailleurs. Ce constat vaut toujours, de mon point de vue.
Ce n’est pas Tocqueville qui me donnerait tort. La passion de protéger peut devenir une vraie tyrannie.
Lisant cet hommage, il m’est venu à l’esprit que Jacques Chirac était… franc. Qu’il était un Franc. Le mot remonte très loin. Dans la nuit des temps il voulait dire un homme noble (et pas aristocrate, qui est un mot grec…). Si on regarde le mot « franc », on voit qu’il est associé à la franchise, au fait de parler vrai, et parler vrai au pouvoir. Une belle valeur, à mes yeux, à défendre.
Il me plaît de penser que dans la nuit des temps, les Romains qui combattaient des guerriers francs pouvaient être impressionnés par leur noblesse d’esprit, leur intelligence, leur courage dans la rude bataille pour établir la civilisation romaine par colonisation, permettant à leurs soldats de s’établir dans des colonies. Ces Francs n’étaient pas que des… barbares dans la bataille. Et l’étymologie témoigne qu’ ils chérissaient leur liberté à leur manière, puisque « franc » voulait dire « libre » aussi. Ils n’étaient peut-être pas des citadins, des urbains, ils ne vivaient pas dans UNE CITE, comme les Romains. Encore moins une cité-CAPITALE.
Jacques Chirac venait de la Corrèze. Il m’arrive de traverser la Corrèze en voiture. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce n’est pas Paris. Il était président d’un PAYS, en sachant qu’on peut voir le mot « pays » dans le mot « paysan », et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’un paysan n’est pas un citadin. On ne fait pas des rats des champs des rats des villes, et vice versa, probablement. C’est une opposition ancestrale. Le président du pays France n’est pas le président d’un métropole, et pas le président d’une cité.
Mais je n’arrive pas à me dire qu’un président peut être un roi, même si on fait des rituels qui iraient dans ce sens. On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre. Si on veut un roi… on ne peut pas avoir un président.
(Un petit mot pour rappeler à quel point l’idée que l’actuel locataire de l’Elysée s’inspirerait de Jupiter est… ironique. Que « Emmanuel » qui veut dire « Dieu avec nous » pour la GRANDE ROMAINE CATHOLIQUE combattant sous la bannière de Jésus, puisse s’inspirer de Jupiter, comme à l’origine de la Rome pré-chrétienne, ce n’est pas rien. A croire que Monsieur Macron sait qu’un des héritiers de Constantin, Julien, était empereur en s’établissant à… Paris après avoir été rappelé pour régner d’une école de philosophie à… Athènes. Julien s’est donné comme mission de détruire la foi chrétienne et de réimposer les cultes païens. (« Païen » est également en rapport avec « pays »…) Il a échoué. Personnellement, je ne trouve pas que M Macron ait la carrure de Jupiter, pas plus qu’il a la carrure de Jésus. Pas de Jacques Chirac non plus. Si on vivait dans un monde où le ridicule tuait…
Il n’y a pas de continuité de pouvoir dans un régime qui gouverne seulement par élection et cela produit des effets considérables dans l’exercice du pouvoir, et chez le peuple.
Il y aurait beaucoup à dire sur la différence considérable entre la référence à la démocratie (grecque) et la république (romaine). Telle que nous avons construit la pensée républicaine, elle est basée sur la fiction de la représentation. Fiction, parce que la représentation elle-même a une structure théâtrale qu’on ne peut pas réduire à des considérations de « vrai/faux ». Des considérations qui rejoignent le problème de l’incarnation, où comment les mots en viennent à vouloir dire en se manifestant chez des… acteurs de la vie publique, et pas que. L’Homme est condamné à la représentation, de toute façon, il me semble. Nous savons ce que veut dire le mot « franc » grâce à son incarnation dans la personne de Jacques Chirac.
Merci pour cet hommage justifié à un moment critique où les comparaisons peuvent s’avérer… utiles. Comment peut-on penser de manière critique sans comparaisons ?
par Debra - le 9 avril, 2022
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