Le chef de gare
« Aucune société n’est foncièrement bonne ; mais aucune n’est foncièrement mauvaise ; toutes offrent certains avantages à leurs membres, compte tenu d’une iniquité dont l’importance paraît approximativement constante » écrivait Claude Lévi-Strauss (Tristes tropiques, p 347). Par conséquent, poursuivait-il : « Ceux qui ne pensent pas ainsi versent dans l’absurdité qu’il y a à déclarer une culture supérieure à une autre » (Anthropologie structurale deux, p 413). Lorsque Claude Guéant affirme que « toutes les civilisations ne se valent pas », il ne dit pas quelque chose de « faux » – à proprement parler. Il n’est pas incorrect en effet de dire que toutes les civilisations ne sont pas « équivalentes », qu’elles ne peuvent être tenues pour « égales ». Mais la raison pour laquelle il en est ainsi n’est pas celle que l’on pourrait imaginer (certaines seraient plus avancées, plus progressistes, plus respectueuses des droits de l’homme). Si « les civilisations ne se valent pas », c’est pour la raison suivante : elles ne pourraient « se valoir » (ou ne pas se valoir), en toute rigueur, que si on les disposait sur une échelle commune, si l’on était en mesure de les peser sur les deux plateaux d’un même balance. Et c’est là que se situe le malentendu, voire le sophisme – car il s’agit ici d’un message subliminal délibéré.
Les civilisations, comme le montre Claude Lévi-Strauss, ne sont pas « commensurables » entre elles. C’est ce que suggère la célèbre comparaison des cultures avec des trains en mouvement : il n’existe pas de point fixe – c’est-à-dire hors culture – à partir duquel nous pourrions évaluer la culture des autres. Pour l’expliquer, Lévi-Strauss recourt à l’image que l’on emploie pour exposer les rudiments de la théorie de la relativité : « pour un voyageur assis à la fenêtre d’un train, la vitesse et la longueur des autres trains varient selon que ceux-ci se déplacent dans le même sens ou dans un sens opposé. Or tout membre d’une culture en est aussi étroitement solidaire que ce voyageur idéal l’est de son train » (Anthropologie structurale, deux, pp 396-397). Tout ne serait donc qu’une question de point de vue : « La richesse d’une culture, ou du déroulement d’une de ses phases, n’existe pas à titre de propriété intrinsèque : elle est fonction de la situation où se trouve l’observateur par rapport à elle, du nombre et de la diversité des intérêts qu’il y investit » (Le regard éloigné, p 30).
L’image des trains en mouvement est-elle pour autant satisfaisante ? Claude Lévi-Strauss a mille fois raison de déclarer qu’ « il est absurde de hiérarchiser les cultures », puisque chacune d’entre elles offre une vision globale du monde qui comporte sa propre logique, de telle sorte qu’aucune ne peut se placer fictivement « hors culture » pour asséner aux autres des leçons de morale ! Néanmoins, la métaphore de Lévi-Strauss peut être contestée. En effet, nous pouvons parfaitement, à titre individuel, condamner certaines pratiques ou certains systèmes politiques (les systèmes despotiques ou totalitaires, par exemple), ce qui signifie que nous ne sommes absolument pas prisonniers de notre « civilisation ». Chacun peut, en vérité, circuler d’un train à l’autre, voire sauter d’un train en marche (certes pas d’un TGV, mais nos cultures avancent à pas comptés !). En outre, les civilisations, ou plus exactement les « cultures » ne sont pas des blocs transhistoriques : les sociétés (et non les « civilisations », concept oiseux en tant que tel) sont, selon les époques, capables du meilleur comme du pire. Bref, le refus de hiérarchiser les cultures, que revendiquent ethnologues et philosophes, n’implique aucunement le relativisme (« tout se vaut, il faut renoncer à toute idée de droits et de valeurs universelles »).
Professeur agrégée de philosophie, Laurence Hansen-Love a enseigné en terminale et en classes préparatoires littéraires. Aujourd'hui professeur à l'Ipesup, elle est l'auteur de plusieurs manuels de philosophie chez Hatier et Belin. Nous vous conseillons son excellent blog hansen-love.com ainsi que ses contributions au site lewebpedagogique.com. Chroniqueuse à iPhilo, elle a coordonné la réalisation de l'application iPhilo Bac, disponible sur l'Apple Store pour tous les futurs bacheliers.
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