La décision d’une majorité peut-elle fonder l’autorité de la loi ?
Les lois votées à la majorité obligent ceux-là même des citoyens qui ne les ont pas voulues. A quelles conditions la volonté d’une majorité n’est-elle donc pas seulement la victoire du plus grand nombre sur le plus petit – car si tel était le cas, de quel droit obligerait-elle la minorité ? Une conception arithmétique de la majorité sape l’autorité des lois. Jean-Michel Muglioni a été amené par ses remarques sur la discipline à revenir ainsi sur la notion d’autorité, ce qui lui permet de relier ses réflexions sur l’école et sur la souveraineté populaire.
Si « majorité » veut dire loi du nombre, il n’y a plus de droit
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Lorsqu’un peuple ou une assemblée votent une loi, tout le peuple et tous les membres de l’assemblée sont tenus de considérer cette loi comme la leur, et en tant que citoyens ils doivent lui obéir, même s’ils appartiennent à la minorité qui s’y est opposée. CSCS S’il faut se contenter ainsi d’une décision prise à la majorité parce qu’il serait vain d’attendre l’unanimité, cette nécessité ne suffit pourtant pas à justifier le fait qu’une partie du peuple ou de l’assemblée se voie imposer la volonté de l’autre partie. Car si c’était seulement une affaire de nombre, il faudrait dire que le vote sert seulement à mesurer un rapport de forces. La loi serait la loi de la majorité, et le mot majorité ayant ici seulement un sens arithmétique, il faudrait dire que le plus grand nombre, parce qu’il est le plus fort, impose sa volonté au plus petit nombre, qui est plus faible. Alors, n’exprimant qu’un rapport de force, un vote n’obligerait pas les vaincus : le droit du plus fort n’est pas un droit et céder à la force n’est pas être obligé. Lorsqu’une partie de l’assemblée ou de l’Etat, parce qu’elle est majoritaire, au sens de plus nombreuse, dicte sa loi, on peut bien appeler ce régime démocratique, mais cette démocratie est despotique. Le même principe justifie le lynchage. Comment est-il donc possible qu’un vote engage tous les membres d’un parlement ou tous les citoyens d’un Etat, et donc aussi bien ceux dont on dit qu’ils sont minoritaires, sans que les moins nombreux, même s’ils ne sont que quelques-uns, et quand même il n’en resterait qu’un, ne soient pas opprimés ou écrasés par le poids du nombre ?
70-695 A quelle condition la majorité n’est-elle pas despotique ?
Pour que le vote ait un sens républicain et non pas despotique, c’est-à-dire pour qu’il porte sur la chose publique et ne fasse pas qu’exprimer l’intérêt d’une partie, quel que soit son nombre, il faut que tous, députés de l’assemblée ou citoyens de l’Etat, soient d’avance assurés qu’il n’est pas le déguisement d’un rapport de force. 2V0-622PSE Ainsi, la réunion de tous ne constitue une assemblée ou un peuple que s’il est admis unanimement, et avant tout vote, que chacun s’engage à chercher ce qui convient au tout qu’est le peuple, et non pas à une partie du peuple, même la plus nombreuse. Sans cela quel député, ou quel citoyen, si du moins il y réfléchit, prendrait le risque de se trouver un jour minoritaire ? Car enfin, même si les choses ne se passent nulle part comme elles devraient, les représentants qu’on dit en minorité dans nos parlements ne sont pas tels dans le même sens où l’on parle de « minorité opprimée », c’est-à-dire d’un groupe que sa faiblesse numérique met à la merci d’un autre.
Pour comprendre la nature d’un vote à la majorité, il suffit donc de distinguer deux formulations en apparence semblables : d’une part « le corps politique ou ses représentants votent une loi à la majorité », et c’est ce qu’il conviendrait de dire, et d’autre part « la majorité a voté une loi », comme on a pris l’habitude de le dire. Lorsqu’on passe du premier sens du mot majorité en français (« la majorité des voix dans une assemblée délibérante » dit Littré), au sens aujourd’hui le plus courant, « le plus grand nombre (sans idée de suffrages ni de votants) », on change totalement de notion. Ce dernier sens a toutefois ses lettres de noblesse. Littré donne une citation de Chateaubriand : « Commençons par les pauvres et les infortunés, puisqu’ils font la majorité sur la terre. » [Le Génie du christianisme, ou Les beautés de la religion chrétienne]. Mais Littré ajoute immédiatement : « Majorité dans le sens de pluralité est un anglicisme. Avant l’introduction de ce mot, qui date du XVIIIe siècle, on disait la pluralité, qui valait infiniment mieux ». Il y a en effet une distance infinie entre le droit et la force, et, lorsqu’il est question du destin d’un peuple, entre la souveraineté populaire et la pression du nombre. Le mot « majoritaire » ne signifiant plus que « en plus grand nombre », il a perdu sa signification politique et républicaine. De la même façon, je l’ai déjà noté, la minorité lors d’un vote n’est pas « minorité » au sens de « minorité opprimée ». Il y a minorité et minorité comme il y a majorité et majorité. De tels glissements de vocabulaire qui préparent le despotisme ne manquent pas, comme la confusion fréquente des termes obligation et contrainte, normal et habituel, etc.
Conséquences LX0-103
Plusieurs conséquences nécessaires peuvent être tirées de cette distinction entre majorité arithmétique et majorité politique. Ainsi le déroulement des débats à la chambre ou celui de la campagne électorale détermine non pas d’abord le résultat, mais la nature du vote. La consultation du peuple peut cacher une manipulation qui change la nature du résultat quand même il n’en changerait pas le contenu. Cibler les catégories socioprofessionnelles pour proposer à chacune quelque bienfait dénature le corps électoral en métamorphosant le peuple en mosaïque d’intérêts particuliers. S’il se trouve par exemple qu’un lobby l’influence, le vote est faussé. Dès lors qu’il s’agit non pas de consulter le peuple pour entendre sa voix mais de se donner une majorité numérique, tout est permis : faire voter sous la pression des armes, ou, si cet exemple choque, développer une rhétorique de la peur, flatter par de fausses promesses, etc. ; la rhétorique politique, même sans violence physique ni corruption financière, suffit à pervertir tous les débats, d’autant qu’on est prêt à tout pour conquérir le pouvoir. Le vainqueur, pour disqualifier toute opposition, répétera qu’il a été bien élu, faisant ainsi valoir pour légitimer son pouvoir une idée du droit qu’il a bafouée pour l’emporter.
Autre exemple, les politiques savent parfois dissoudre une assemblée au bon moment pour obtenir une majorité : et ainsi la majorité obtenue n’exprime pas la volonté du peuple qu’ils n’ont pas cherché à consulter mais ont su tromper. Que récemment en Europe il leur ait fallu refaire des élections parce que des référendums les avaient reniés prouve seulement leur manque d’expérience. Ou encore, s’il se trouve que le parlement n’est que l’expression de la volonté de partis, la démocratie cesse d’être républicaine. Il est donc vrai que le régime des partis interdit l’expression de la voix du peuple et porte atteinte à sa souveraineté. D’où il résulte inévitablement que l’autorité de la loi ne peut plus être reconnue ; c’est ainsi que la IV° République s’est effondrée.
Autre conséquence du même principe. Si maintenant une majorité est constituée une fois pour toutes avant le débat et le vote d’une loi nouvelle, on ne peut plus dire que l’assemblée ou le peuple a décidé : la loi exprime seulement la volonté d’une partie, certes la plus nombreuse, du moins un soir d’élections, mais qui est seulement une partie du peuple et non le peuple, et pour cette raison elle perd son autorité de loi (quand bien même, je le répète, par son contenu elle serait bonne). Ainsi le jeu de l’alternance entre deux camps qui prennent le pouvoir à tour de rôle est un leurre. Il n’y a plus alors de véritable autorité, quand la loi est instituée de telle manière qu’elle procède de la pression du nombre, puisqu’alors elle contraint mais n’oblige pas.
Le galimatias de la majorité présidentielle
Cette conception et cette pratique de la majorité comme pouvoir du nombre trouve sa plus belle expression dans la notion de majorité présidentielle, institutionnellement consacrée en France par la décision de placer les élections législatives au lendemain de l’élection présidentielle. On admet ainsi que les électeurs doivent donner au chef du pouvoir exécutif à peine élu une majorité parlementaire, « sa » majorité, qu’on appelle sans équivoque « majorité présidentielle ». Il est manifeste qu’ici le premier sens du terme majorité a été oublié. Insistons ! Dans l’expression de « majorité présidentielle », « majorité » n’a pas le même sens que dans l’expression « vote à la majorité ». La majorité présidentielle ne se distingue pas du parti du président ou des partis qui la composent et dont aucun n’est le peuple. L’alternance de majorités de cette nature est donc paradoxalement le régime des partis – alors qu’il est convenu de dire que les institutions de la V° République ont été inventées pour mettre fin à ce régime. Et par là le pouvoir législatif est soumis au pouvoir exécutif. Ce dernier, au lieu de remplir sa fonction qui est d’exécuter les volontés du peuple, parvient à faire élire une majorité à son service, laquelle lui est d’autant plus soumise que chaque député dépend de lui pour sa réélection.
Obéir sans illusion aux lois de son pays
Qu’on ne s’en effraye pas ! J’obéis tout de même aux lois de mon pays. Seulement je ne les respecte pas en tant qu’elles seraient l’expression de la souveraineté populaire, mais parce qu’il vaut mieux qu’il y ait des lois qui ne sont qu’un succédané de lois plutôt que la guerre civile. Je ne leur accorde pas plus de respect que Pascal aux lois de l’Ancien Régime, et je ne considère pas que nous sommes en république. Lorsqu’on me dit que le gouvernement en place est légitime parce qu’il a recueilli plus de la moitié des suffrages, et que pour cette raison je n’ai pas à contester ses décisions, je ne donne pas plus de valeur à ce rapport de force, quel que soit le parti majoritaire du moment, qu’au prétendu droit divin qui justifiait le pouvoir des rois comme aujourd’hui le nombre. J’y vois même une injure : je l’avoue, ce genre de propos me donne des démangeaisons de désobéissance.
Le sens de la citoyenneté
Les hommes se sont donné des lois pour cesser de s’opprimer les uns les autres. On appelle république le régime fondé sur l’autorité de la loi. La souveraineté du peuple y signifie que le citoyen est le législateur, qu’il s’agisse d’une démocratie directe ou que le citoyen élise ses représentants. Or les institutions françaises placent à la tête du pouvoir exécutif un homme élu au suffrage universel et lui donnent ainsi de fait une prééminence sur le pouvoir législatif (aux Etats-Unis d’Amérique l’équilibre des pouvoirs est mieux préservé, mais le jeu des lobbys est institutionnalisé). Il est inévitable que dans l’esprit de cet homme son élection soit une sorte de blanc-seing qui lui est donné pour cinq ans ; il est inévitable que dans l’esprit de ses électeurs, voter signifie donner le pouvoir à un homme et non légiférer. Alors l’habitude se prend de renoncer à la citoyenneté, et le peuple perd la souveraineté qui faisait de lui un peuple. On ne s’étonnera donc pas qu’indépendamment de ce qu’on appelle la « crise économique », les puissances, celles de l’argent ou de quelque groupe de pression que ce soit, l’emportent sur l’autorité de la loi et en fin de compte sur les décisions politiques. Et quand en vertu de la loi du nombre il n’y a plus de peuple mais une population statistique, les sondages d’opinion peuvent tenir lieu de suffrages.
Instruction civique et leçon de vocabulaire
L’idée d’autorité ayant ainsi été perdue, il est conforme à la nature des choses qu’elle ait disparu aussi en dehors du champ de la politique proprement dite, et que l’autorité des maîtres d’école ne soit plus reconnue : une démocratie qui n’est plus républicaine peut-elle avoir une école, c’est-à-dire une institution qui, apprenant à être attentif aux significations des mots, et par exemple des mots peuple, souverain, majorité, apprendrait la vigilance en matière de politique ? Une leçon de vocabulaire suffit, et vous avez toute l’instruction civique.
P.S. Inutile de m’écrire pour dire qu’il y a des pays moins républicains que la France et qu’au lieu de me plaindre je devrais me réjouir. Car ne pas rappeler sans cesse l’exigence comprise dans l’idée républicaine, c’est abandonner la République à sa destruction.
Né en 1946, vice-président de la Société Française de Philosophie, Jean-Michel Muglioni a enseigné la philosophie pendant plus de trente ans en classes préparatoires, et jusqu'en 2007 en khâgne au lycée Louis-le-Grand. Agrégé de philosophie, il a également soutenu en 1991 une thèse de doctorat d'Etat sur la philosophie de l'histoire de Kant. Il contribue règulièrement à la revue de Mezetulle. Il a signé comme auteur La philosophie de l'histoire de Kant (Hermann, 2e édition revue 2011, 1ère éd. PUF, 1993) et Repères philosophiques (Ellipses, 2010).
Commentaires
Merci Jean-Michel, et bonne année!
par hansen-love laurence - le 10 janvier, 2013
Soit, Monsieur Muglioni a raison sur tous les points mais il n’a que raison et, en conséquence, ceux qui ne partagent pas l’autorité de la raison pure, n’ont qu’à continuer à faire comme si cette raison « criait dans le désert ».
par Schopenhauer - le 17 janvier, 2013
On remarquera que la stochocratie (la désignation des représentants et parlementaires par un tirage au sort, avec différentes variantes), déjà présente en Grèce, dissipe une grande partie des problèmes évoqués par l’auteur.
Il est en effet très difficile de corrompre à l’avance les élus, et l’on peut imaginer que les intérêts particuliers de chacun des élus se compenseront plus facilement en accord avec l’intérêt général. On règle du même coup parité, représentativité de différentes origines familiales et de différentes professions.
On pourrait également imposer aux juges et à certains autres corps de fonctionnaires d’état des mutations aléatoires tous les X ans, les mutations au choix ou sur dossier n’étant pas exemptes de soupçon. A l’administration de s’assurer que le découpage du territoire en postes de responsabilité soit suffisamment homogène.
On peut toujours essayer de corrompre et d’influencer les gens en place, et je n’ai pas pour cela une suggestion valable. Une piste pourrait être la création d’un système de tutelle financière des parlementaires et des ministres, un peu dans l’esprit des administrateurs judiciaires de sociétés en cessation de paiement. Une fois élu, un inventaire de ses biens et revenus serait établi, et un fondé de pouvoir assurerait la gestion de ses biens pendant la durée de son mandat, lui versant un salaire mensuel avec interdiction de toucher directement toute autre rémunération, le même fondé de pouvoir gérant la rémunération de ses collaborateurs et de ses frais professionnels. Cela va bien sûr de pair avec interdiction du cumul des mandats.
par Antoine Québéret - le 20 janvier, 2013
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