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Deux sexes : est-ce bien naturel ?

21/02/2014 | par Philippe Granarolo | dans Art & Société | 7 commentaires

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Les débats portant sur le rôle que devrait jouer (ou non) l’école dans l’éducation à l’égalité entre les sexes continuent et continueront  à agiter notre société. Qu’ils se soient cristallisés autour de la « théorie du genre », ou plus précisément des constructions élaborées, essentiellement aux États-Unis, par les féministes des « genders studies », n’était pas nécessairement prévisible. Si ces débats nous apparaissent si souvent incohérents et stériles, n’est-ce pas parce que nous avons affaire à une interrogation fondamentalement philosophique, et que le bagage de celles et ceux qui prennent part au débat est souvent d’une prodigieuse légèreté ?

L’article qui suit n’a d’autre prétention que d’apporter quelques éléments de clarification en présentant les positions philosophiques (voire métaphysiques) de quelques-unes des pionnières qui ont commencé à défricher un domaine qui n’en est encore, qu’on le veuille ou non, qu’à ses balbutiements.

Sexisme et idéologie naturaliste

Le sexisme est par excellence une idéologie naturaliste, dans la mesure où il prétend fonder dans une nature invariable des caractéristiques et des différenciations humaines. En réalité l’expression « idéologie naturaliste » est de l’ordre du pléonasme. Toute idéologie est naturaliste en dernière analyse. Le nazisme est un naturalisme reposant sur une pseudo-biologie prophétisant le triomphe de la « race des seigneurs », le communisme de type marxiste est un naturalisme historisant prophétisant le mouvement inéluctable de toute l’humanité vers la société sans classe. Les naturalismes sont tous de l’ordre du fatalisme, puisque pour eux un destin inéluctable s’impose à l’humanité, sans laisser la moindre place à la liberté.

Le sexisme cherche ainsi à enraciner dans une nature humaine immuable la supériorité du masculin sur le féminin. S’il s’agissait de l’inverse, c’est-à-dire d’une affirmation de la supériorité du féminin sur le masculin, il faudrait de la même façon parler de « sexisme ». Mais dans nos sociétés, le sexisme est du premier genre, il est phallocrate, il proclame la supériorité naturelle du masculin sur le féminin, il croit à une essence de la femme qui a pour effet mécanique de catégoriser sans exception tous les membres du genre féminin, et de cantonner la femme à des tâches subalternes.

Le premier philosophe qui a dénoncé ce type de naturalisme est le grand Jean-Jacques Rousseau qui, avec une avance considérable sur son époque (d’où ses problèmes avec ses contemporains), a mis en doute le caractère naturel de la plupart des différences qui existent entre les humains.

« En effet il est aisé de voir qu’entre les différences qui distinguent les hommes plusieurs passent pour naturelles qui sont uniquement l’ouvrage de l’habitude et des divers genres de vie que les hommes adoptent dans la société » (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), première partie).

Tout est dit, ou presque. Appliqué au sexisme, la thèse rousseauiste devient la suivante : entre les différences qui distinguent le masculin et le féminin, plusieurs passent à tort pour naturelles. Plusieurs ? Une majorité ? Ou toutes ? C’est en fonction de ces différentes hypothèses qu’on peut classer, me semble-t-il, les principaux courants des luttes antisexistes qui se sont développées depuis quelques décennies.

Je me contenterai d’en retenir cinq, qui me semblent dominer le paysage, et servir de modèles  à toutes les prises de position actuelle (même si les emprunts qui leur sont faits ne sont pas toujours conscients).

Élisabeth BADINTER

Véritable pionnière, du moins en France, Elisabeth Badinter publie en 1986 un livre décisif : L’un est l’autre 1. Même si elle se montre sévère à l’égard de Rousseau, c’est un ultra-rousseauisme qui éclate dans son ouvrage. Elisabeth Badinter ne se contente pas, en effet, de remettre radicalement en cause les préjugés phallocrates, elle conteste, comme l’indique clairement le titre de son livre, la dualité des sexes. Cette dualité serait un pur produit de l’histoire et de nos cultures. Entre autres exemples, Elisabeth Badinter conteste l’hypothèse d’un « instinct maternel » inscrit dans l’essence de la femme. Cet instinct ne serait en réalité rien d’autre qu’un artifice culturel.

Elisabeth Badinter doit bien entendu répondre à l’objection qui vient immédiatement à l’esprit : il existe apparemment une différence inscrite dans la nature, celle de la maternité, de la capacité du corps féminin à assurer la reproduction de l’espèce. Pour elle, ce n’est là que l’ultime différence qui finira un jour par s’anéantir.

Il se trouve que cette thèse a reçu une étonnante confirmation, qu’on trouvera dans le livre du biologiste Henry Atlan L’utérus artificiel 2. La dénaturalisation de la reproduction passe par trois étapes : 1° invention des moyens de contraception, 2° fécondation in vitro, et 3° matrice artificielle. Nous irions donc vers une société unisexe, la dernière différence, la maternité, devant prochainement disparaître.

Judith BUTLER

Aux États-Unis, depuis une vingtaine d’années, un puissant mouvement se développe, qui a pris pour nom le mouvement « queer ». Sa principale théoricienne est une universitaire de grand talent, Judith Butler, dont l’un des textes fondamentaux, Gender Trouble  (1990),  a été  traduit en français sous le titre Trouble dans le genre  / Pour un féminisme de la subversion 3.

C’est un livre, en effet, troublant (sans jeu de mot), d’une grande intelligence. Sans doute s’agit-il d’un texte difficile, qui exige pour être compris un solide bagage linguistique, sociologique, philosophique.

Mais la thèse centrale de Judith Butler est relativement aisée à résumer : elle considère que le féminisme s’est laissé piéger en menant ses combats à l’intérieur d’un modèle, celui de la dualité des sexes, qui est précisément le principe de la phallocratie. Judith Butler tente de démontrer que toute notre culture, nos religions, notre philosophie, nos sciences humaines, et même notre biologie, reposent sur une construction totalement artificielle : celle de la dualité des sexes.

Judith Butler préconise donc un « féminisme de la subversion », qui doit mener un double combat. Un combat théorique, dont elle est l’une des initiatrices (il faudrait citer également sa compatriote Gayle Rubin, la française Monique Wittig, et bien d’autres encore). Et un combat politique, utilisant tous les éléments propres à troubler les mentalités quant à une division naturelle de notre espèce en deux genres bien différenciés : accent mis sur les transsexuels, sur les phénomènes d’hermaphroditisme, etc.

Si cette thèse est contestable dans ses excès, on peut cependant accorder à Judith Butler que la dualité des sexes telle que nous nous la représentons est pour une large part une construction culturelle.

Sylviane AGACINSKI

Qu’elle résulte d’une telle construction, c’est ce que démontre d’une tout autre manière Sylviane AGACINSKI, Dans un remarquable ouvrage, La métaphysique des sexes 4, la philosophe part à la recherche des racines les plus profondes de la vision masculine du monde : racines philosophiques, racines religieuses, etc. Sylviane Agacinsky ne prétend pas que la différence entre les sexes est purement culturelle, comme le fait Judith Butler, mais elle « déconstruit » le mode phallocratique de la dualité des sexes telle qu’il nous est le plus souvent présenté. En lisant Sylviane Agacinski, on songe à la phrase de Heidegger : « On ne se débarrasse pas de la métaphysique comme d’une opinion ». Si le sexisme est bien ancré dans nos structures mentales les plus profondes, le combat sera sans doute encore long.

Antoinette FOUQUE

Si les trois intellectuelles dont nous venons (trop) sommairement de résumer les thèses contestent, à des degrés divers, la dualité naturelle des sexes, les deux dernières ne la nient nullement. Ainsi Antoinette Fouque, l’une des fondatrices du MLF, a pris tout son temps pour présenter dans un ouvrage de référence, ses conceptions féministes. Il y a deux sexes / Essais de féminologie 5 : ce titre suffit à lui seul à faire entrevoir comment Antoinette Fouque défait le lien qui unit différence et hiérarchisation. Pour promouvoir l’égalité des sexes, il n’est nul besoin de nier la différence des sexes. Il s’agit de la repenser et de la purifier de tous les préjugés phallocrates. Si les deux sexes n’existent pas, qu’y a-t-il donc à égaliser ? Ainsi aurait interrogé Monsieur de La Palice … Alors que l’on vient d’apprendre la disparition d’Antoinette Fouque au moment où ce texte est mis en ligne, on ne peut que célébrer la mémoire de cette grande féministe, dont la voix fera cruellement défaut  à nos futurs débats.

Luce IRIGARAY

Je terminerai ce bref exposé en évoquant celle qui m’a véritablement converti au féminisme et à l’urgence d’une lutte antisexiste : Luce Irigaray.

Psychanalyste et philosophe, elle a travaillé en pionnière sur le sexisme linguistique,  avec Parler n’est jamais neutre 6, dans lequel elle rappelait cette évidence inaperçue : quand « il » et « elle » vont au cinéma, « ils » vont au cinéma, « elle » est passée à la trappe ! Elle avait publié auparavant deux ouvrages plus engagés : Speculum : de l’autre femme 7 et  Ce sexe qui n’en est pas un 8. Mieux que personne elle a su exprimer le vécu de la femme enceinte en quelques pages extraordinaires de son petit livre Passions élémentaires  9.Mais l’ouvrage dont je voudrais rapidement présenter les thèses date de 1992 et a pour titre J’aime à toi 10.

Luce Irigaray défend la thèse suivante : le drame de la phallocratie est que l’homme s’est inventé un personnage qui n’est pas lui (fort, volontaire, courageux, protecteur, etc.) et a forgé symétriquement une nature féminine fantasmatique (douce, fragile, aimant être protégée, etc.). Depuis des millénaires se dressent en face l’un de l’autre un homme fictif et une femme imaginaire.

Grâce aux luttes féministes, le masque de l’homme a été sérieusement mis à mal : d’où le grand malaise des hommes d’aujourd’hui qui ne savent plus trop quelle posture adopter. Mais la femme est à peine mieux lotie : si elle a su déconstruire très efficacement le personnage fictif qui n’était pas elle, mais l’invention des phallocrates, elle a du mal elle aussi à découvrir qui elle est.

Contrairement à Judith Butler, Luce Irigaray ne nie nullement la dualité des sexes : elle conteste la fausse dualité qui a été imposée par le sexisme phallocrate. Les deux sexes se trouvent désormais égaux devant une merveilleuse aventure : celle qui consiste à se découvrir réellement, à apprendre qui ils sont, dans le respect mutuel, dans la recherche de différences non hiérarchisantes et dans la quête d’une authentique complémentarité.

Pour une vraie rencontre

Concluons ce bref exposé par la phrase la plus citée de Saint-Exupéry : « Aimer, ce n’est point nous regarder l’un l’autre, c’est regarder ensemble dans la même direction » (Terre des hommes). Appliquons-la à notre propos d’aujourd’hui : les femmes et les hommes ont à découvrir leur véritable identité, à rechercher leur réelle complémentarité, et peut-être, pourquoi rejeter ce mot, à apprendre enfin à s’aimer.

 

[1]  Elisabeth Badinter, L’un est l’autre, Paris, Flammarion, 1986
[2] Henry Atlan, L’utérus artificiel, Paris, Le Seuil, 2005
[3]  Judith Butler, Trouble dans le genre  / Pour un féminisme de la subversion, Paris, La Découverte, 2005
[4] Sylviane Agacinsky, La métaphysique des sexes, Paris, Le Seuil, 2005
[5]  Antoinette Fouque, Il y a deux sexes / Essais de féminologie,  Paris, Gallimard, 1995 (seconde édition augmentée chez le même éditeur en 2004)
[6]  Luce IRIGARAY, Parler n’est jamais neutre, Paris, Éditions de Minuit, 1985
[7]  Luce IRIGARAY, Speculum : de l’autre femme, Paris, Éditions de Minuit, 1974
[8]  Luce IRIGARAY, Ce sexe qui n’en est pas un, Paris, Éditions de Minuit, 1977
[9]  Luce IRIGARAY, Passions élémentaires, Éditions de Minuit, 1982
[10]  Luce IRIGARAY, J’aime à toi, Paris, Grasset, 1992

 

Philippe Granarolo

Docteur d'Etat ès Lettres et agrégé en philosophie, Philippe Granarolo est professeur honoraire de Khâgne au lycée Dumont d'Urville de Toulon et membre de l'Académie du Var. Spécialiste de Nietzsche, il est l'auteur de plusieurs ouvrages, notamment Nietzsche : cinq scénarios pour le futur (Les Belles Lettres, 2014) . Nous vous conseillons son site internet : http://www.granarolo.fr/. Suivre surTwitter : @PGranarolo

 

 

Commentaires

Merci pour cet article qui analyse bien le présupposé métaphysique qui sous-tend les idéologies sexistes et qui se traduit par un dualisme et une hiérarchisation des différences. Je suis d’accord avec la thèse que l’égalité ne passe pas par la négation de nos différences, mais par la déconstruction des stéréotypes et représentations sociales. Rien n’est naturel ou issu directement de lois naturelles. Tout passe par un filtre mental, cérébral et idéel, produit d’une réflexion collective qui prend forme à un moment de notre histoire et est renforcé par les institutions et la loi. Comme l’indique Françoise Héritier « c’est une leçon dérangeante de l’anthropologie : tout est affaire de combinatoires, effectuées par l’humanité au cours de son histoire. Autant de figures possibles, potentielles et pensables, dont certaines ont été réalisées. Celles qui ordonnent l’idée du masculin et du féminin en font partie. »

par Bruno JONCHIER - le 23 mars, 2014


Merci pour ce tremplin final sur lequel je rebondis. Définir l’amour c’est le tuer. Il est a l’origine de la vie, et la vie n’a de valeur que vécue. Qu’on ne me tienne pas rigueur de mon existentialisme, si c’est de ça dont je parle, car je tiens à ce qu’on nous laisse cette parcelle de liberté. Nul est besoin d’écrire, de légaliser la chose qui est propre a l’essence indicible de ce que nous sommes.

par Seyhan - le 25 mars, 2014


J’aime trop ce que vous partager aussi les commantaires je serai fidéle à vous

par chirurgie esthétique - le 23 août, 2016


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