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Des inévitables limites du clivage gauche/droite

25/02/2014 | par Jérôme Grondeux | dans Politique | 8 commentaires

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Nous nous heurtons tous les jours aux blocages nés d’une perception manichéenne du monde, et ce qui est fascinant est que ces blocages se retrouvent dans l’analyse politique. Combien avons-nous entendu présenter de grandes alternatives, de belles phrases où l’on met le couteau sous la gorge de l’Histoire : « Ou bien… ou alors… ». Les prédictions des catastrophes futures pourraient toutes être introduites par un : « De deux choses l’une… ».

À chaque fois, l’Histoire se faufile dans l’espace laissé béant entre les deux battants du raisonnement bloqué. Les bolcheviks en 1917 sont divisés : la situation est-elle révolutionnaire ou ne l’est-elle pas ? Le coup de main d’octobre (novembre pour nous) 1917 devait soit déclencher la révolution mondiale, soit aboutir à l’écrasement des aventuriers de la révolution.

« Ni l’un ni l’autre ! », répond la multiforme réalité. Les bolcheviks s’accrochent au pouvoir au prix de la terrible expérience du « communisme de guerre », et la révolution mondiale ne se produit pas. Mais cet entredeux est difficile à penser pour le mouvement communiste international qui s’est vite structuré. Les uns font de l’URSS la Jérusalem révolutionnaire, et identifient la révolution avec le régime soviétique dont ils épousent les évolutions. Pour les autres, la révolution mondiale a bien commencé en 1917, mais le processus risque juste d’être gelé par la bureaucratisation… toutes les acrobaties du trotskisme sur la « défense de l’URSS », même stalinienne, n’ont pas d’autre source idéologique que le refus de concevoir qu’une nouvelle forme politique est née, dont l’existence même est le démenti le plus éclatant de l’analyse issue du marxisme qui lui a donné naissance.

En philosophie, on sait tout ce que l’opposition binaire entre l’esprit et la matière a produit de positions radicales et radicalement insuffisantes, entre déni de la réalité et réductionnisme sectaire. Et qui trouve aujourd’hui encore fécond, dans les grandes traditions religieuses, le débat entre orthodoxie et hérésie ?

Le démon binaire anime cependant le débat politique, tant il est favorisé par l’indispensable principe majoritaire. Progressistes contre conservateurs, idéalistes contre réalistes, productivistes contre écologistes… Raymond Aron, issu de la gauche, passé à droite en 1947 quand il adhéra au RPF gaulliste, y demeurant par son explicitation des enjeux intellectuels, sociétaux et géostratégiques de la guerre froide, puis, malgré son rapport compliqué avec les gaullistes, par une hostilité profonde à l’union de la gauche, n’en avait pas moins cité avec plaisir la phrase de José Ortega y Gasset : « être de droite ou de gauche, c’est être hémiplégique » – ce qui montre que l’on peut se situer au sein du débat politique et avoir une conscience des limites des clivages.

C’est que la formulation manichéenne du débat politique place à égalité le positif et le négatif dans la définition d’un positionnement politique, et que seul le positif est producteur de cohérence durable. Voilà pourquoi la lecture de la politique contemporaine que je propose est ternaire. Ce n’était pas chez moi une volonté de départ, cela s’est imposé au fil de mes recherches et de mes analyses – aussi par la fréquentation assidue des auteurs politiques du XIXe siècle. Ces derniers distinguent toujours les démocrates des libéraux et les libéraux des conservateurs. Il me semble que chacun de ces courants répond à des requêtes fondamentales.

La requête démocratique correspond au sentiment que les individus sont égaux, qu’il s’agisse de l’égalité de dignité ou des aspirations à plus d’égalité sociale, et porte une puissante aspiration communautaire traduite par le mot « peuple ». Le rêve d’une communauté fraternelle, solidaire, voire fusionnelle.

La requête libérale correspond à l’idée du respect des individus tels qu’ils sont, dans leur singularité ; elle porte la passion de la liberté voulue pour elle-même. Sur le plan social, elle pose la nécessité de l’autonomie de la société civile, source de dynamisme et de progrès.

La requête conservatrice privilégie chez l’individu la conscience d’être un héritier et un dépositaire. Ennemie des brusques changements, elle prône l’ordre et la stabilité. L’idée de communauté ne lui est pas étrangère, mais cette communauté doit être ordonnée et hiérarchisée.

La demande politique est ternaire (au minimum), en ce sens qu’aucune de ces trois requêtes ne peut être durablement négligées dès lors qu’une société a atteint un niveau minimum de développement. Chaque projet politique peut accentuer l’une des trois ; seule la violence lui permettra de fonder un pouvoir durable en niant l’une des deux autres.

Mais l’offre politique est aussi ternaire, non pas seulement dans son contenu, mais dans sa structure même, dans la manière dont elle doit non pas seulement obtenir le consentement d’une majorité de citoyens, mais l’adhésion d’une partie d’entre eux qui lui permet de se transformer en projet collectif. Il se doit de mobiliser la raison, les passions et les intérêts. Argumenter, en posant un diagnostic et en proposant des solutions. S’adresser aux passions, nobles ou basses, du dévouement à la peur. S’adresser aux intérêts – et qu’on ne m’objecte pas l’intérêt général, qui existe sans doute, mais dont la définition est précisément l’enjeu du débat politique. Oui, s’adresser aux intérêts, pour trouver des appuis dans la mêlée confuse de nos sociétés, pas seulement d’ailleurs à ceux des puissants, mais aussi à ceux de groupes qui peuvent s’estimer lésés.

Ce n’est que tout récemment que j’ai réalité la coïncidence de ce schéma raison/passions/intérêts avec la pensée traditionnelle distinguant l’esprit, l’âme et le corps. C’est toute une réalité anthropologique, concernant aussi bien l’individu que la société, qui résiste à la réduction binaire que le principe majoritaire opère dans nos démocraties. D’où le caractère un peu factice, un peu forcé, que prend rapidement l’aspect de duel ou de guerre civile simulée des affrontements électoraux. D’où les incessantes décompositions et recompositions des droites et des gauches. Un peu comme si nous passions notre temps à essentialiser des dosages.

 

Jérôme Grondeux

Jérôme Grondeux est un historien français, spécialiste d'histoire des idées et de l'histoire du XIXe siècle. Agrégé et docteur en histoire, il est maître de conférences à l'Université Paris-Sorbonne et enseigne à Sciences Po Paris et à l'Institut Catholique de Paris. Dernier ouvrage paru chez Payot en 2012 : Socialisme, la fin d'une histoire ?. Nous vous conseillons son excellent blog Commentaires Politiques. Suivre sur Twitter : @JrmeGrondeux

 

 

Commentaires

Apprendre à résister à la réduction binaire, n’est-ce pas la mission que devrait se donner l’Education Nationale en Terminale ? On pourrait utilement, me semble-t-il, proposer comme sujet de dissertation ce mot de Woody Allen :  » Il existe deux sortes d’hommes : ceux qui divisent le monde en deux sortes d’hommes…et les autres » .

par Philippe Le Corroller - le 25 février, 2014


Il est triste de voir que le clivage gauche/droite est en train d’exploser mais par l’extrême-droite ! et non par la tripartition démocrates, libéraux, conservateurs qui existerait avec un centre fort : d’une part la gauche qui fait une habile synthèse entre les démocrates et les libéraux et d’autre part la droite qui ajoute une dose de conservatisme sont vues comme les « métastases d’un même corpus idéologique » pour reprendre les mots du président d’honneur du FN. Il est intéressant que le FN lui même a évolué : il était auparavant orienté vers le « conservateur » (mais dans sa version « réactionnaire ») et le libéral (dans sa tendance « ultralibérale »), ce qu’incarnait par exemple le FN ultralibéral de JM Le Pen dans les années 90s. Cet aspect « ultralibéral » est tombé avec Marine Le Pen pour épouser cette fois-ci une vision viciée de la composante « démocrate », mais ici plus proche du populisme.

par P.A. Vallini - le 26 février, 2014


Susciter l’amour de la littérature ne serait-il pas un moyen privilégié de lutter contre le manichéisme ? Le lecteur de romans n’est-il pas, par définition , quelqu’un qui s’intéresse à  » d’autres vies que la sienne  » ? A l’inverse , l’envahissement de nos vies par le  » tout image  » la réduction de l’individu à un fonctionnement binaire ?Permettez-moi une confidence très élitiste je le crains : dans le métro, je fais instinctivement le tri entre les personnes qui lisent un livre et ceux qui tapotent sur leur i-phone !

par Philippe Le Corroller - le 26 février, 2014


Mr Vallini, attention de ne pas vous laisser égarer par votre admiration pour  » l’habile synthèse  » qui serait l’apanage de la gauche et votre dédain pour le  » conservatisme  » supposé de la droite . Nous sommes nombreux à être lassés par la façon dont les  » progressistes  » auto-proclamés voient des  » réactionnaires  » partout !

par Philippe Le Corroller - le 26 février, 2014


le  » tout image  » favorise la réduction…

par Philippe Le Corroller - le 26 février, 2014


Je suis d’accord avec vos commentaires à tous deux. C’est vrai que la littérature est une excellente éducation, sans doute plus que la « science du texte ». Voir le monde avec d’autres yeux que les siens est une excellente ouverture. Et c’est vrai que le FN combine certains thèmes conservateurs (demande d’ordre et requête identitaire) et certains thèmes démocratiques (le populisme appartient à ce registre sans le résumer).

par Jérôme Grondeux - le 26 février, 2014


Nous avons affaire en réalité à une trilogie
Universalisme, bien pour tous… Versus… Individualisme, chacun pour soi.
Conservatisme, ne rien changer… Versus …évolutionnisme, tout casser.
Étatisme fasciste … Versus … Anarchie
De ces trois axes, nous voudrions pour faire simple que deux, d’où les différentes approximations qui nous désemparent….

par Ledoux Philippe - le 26 février, 2014


Et on pourrait aussi « ternariser » chacun de vos trois axes !

par Jérôme Grondeux - le 2 mars, 2014



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