Est-il besoin d’une Déclaration des droits pour le règne animal?
Nous publions sur iPhilo le texte de la conférence donnée à l’Institution Royale de Grande Bretagne (Londres, 1989) par le philosophe américain Tom Regan, principal théoricien des droits des animaux. Cette conférence, diffusée sur la BBC, a été traduite par Enrique Utria, doctorant en philosophie à l’Université de Rouen (voir la version originale en anglais).
Les autres animaux que les humains mangent, utilisent dans la science, chassent, piègent et exploitent de diverses autres façons ont une vie par eux-mêmes, qui est d’importance pour eux, indépendamment de leur utilité pour nous. Ils sont non seulement dans le monde, ils sont aussi conscients de lui, et aussi de ce qui leur arrive. Et ce qui leur arrive leur importe. Chacun a une vie qui se porte, du point de vue de l’expérience, mieux ou moins bien pour ceux dont c’est la vie. Comme nous, ils apportent une présence psychologique unifiée au monde. Comme nous, ils sont quelqu’un, non pas quelque chose.
Sur ces aspects fondamentaux, les animaux non humains dans les laboratoires ou les élevages, par exemple, sont semblables (same) aux êtres humains. Ainsi, l’éthique de nos rapports avec eux et des relations que nous entretenons les uns avec les autres doit reposer sur certains des mêmes principes moraux fondamentaux. À son niveau le plus profond, une éthique humaine éclairée est fondée sur la valeur indépendante de l’individu. Traiter les êtres humains de façons qui n’honorent pas leur valeur indépendante, les réduire au statut d’outils, de modèles ou de marchandises, par exemple, c’est violer le droit le plus fondamental des droits de l’homme, le droit à être traité avec respect. La philosophie des droits des animaux exige seulement que la logique soit respectée car (for) tout argument qui explique de manière plausible la valeur indépendante des êtres humains implique que les autres animaux ont la même valeur et l’ont également. Et tout argument qui, de manière plausible, explique le droit des humains à être traité avec respect implique aussi que ces autres animaux ont le même droit, et l’ont de manière égale.
Suite à une couverture médiatique bien choisie par le passé, dont le débat de ce soir est une notable et louable exception, le grand public a incliné à voir les défenseurs des droits des animaux en termes exclusivement négatifs. Nous sommes anti-intellectuels, anti-science, anti-rationnels, anti-humains. Nous prenons position contre la justice et pour la violence. Il se trouve que la vérité est exactement le contraire. La philosophie des droits des animaux est du côté de la raison. Car il n’est pas rationnel de discriminer arbitrairement, et la discrimination contre les animaux non humains est, on peut le démontrer, arbitraire. Il est mal de traiter des êtres humains plus faibles, spécialement ceux qui n’ont pas une intelligence humaine normale, comme des outils ou des modèles, par exemple. Il ne peut être rationnel, donc, de traiter les autres animaux comme s’ils étaient des outils, des modèles, etc., si leur psychologie est aussi riche ou plus riche que celle de ces êtres humains.
La philosophie des droits des animaux est pro et non pas anti science. Cette philosophie est respectueuse de notre meilleure science, en général, et de la biologie évolutionniste, en particulier. Cette dernière enseigne que, dans les mots de Darwin, les humains diffèrent de nombreux autres animaux en degré, et non pas en genre. Les questions de savoir où tracer la limite misent de coté, il est évident que les animaux de laboratoire, élevés pour la nourriture, chassés pour le plaisir ou piégés pour le profit, par exemple, [nous] sont apparentés psychologiquement (psychological kin). Ce n’est pas fantaisiste. C’est un fait, soutenu par notre meilleure science.
La philosophie des droits des animaux prend position pour, non pas contre, la justice. Nous ne devons pas violer les droits des peu nombreux pour que les plus nombreux puissent en bénéficier. L’esclavage permet cela. Le travail des enfants permet cela. Toutes les institutions sociales injustes permettent cela, mais pas la philosophie des droits des animaux dont le principe le plus élevé est celui de Justice.
La philosophie des droits des animaux prend position pour la paix et contre la violence. L’exigence fondamentale de cette philosophie est de traiter les humains et les autres animaux avec respect. Cette philosophie, donc, est une philosophie de paix, mais c’est une philosophie qui étend l’exigence de paix au-delà des frontières de notre espèce. Car il y a là une guerre non déclarée faite tous les jours à des millions d’animaux non humains, trop nombreux pour être comptés. Prendre véritablement position pour la paix c’est prendre fermement position contre leur impitoyable exploitation.
Et, à l’exception du menu de distorsions communément servi par les médias, qu’est-ce qui sera dit par les opposants aux droits des animaux? L’objection sera-t-elle que nous mettons à égalité animaux et humains à tous les égards quand, en fait, humains et animaux diffèrent grandement? Mais, clairement, nous ne disons pas que les humains et les autres animaux sont identiques en tout, que les chiens et les chats peuvent faire des calculs ou que les porcs et les vaches apprécient la poésie. Ce que nous disons c’est que, comme les humains, de nombreux autres animaux ont par eux-mêmes un bien-être dérivé-de-l’expérience. En ce sens, eux et nous sommes les mêmes, en ce sens, donc, malgré nos nombreuses différences, eux et nous sommes égaux.
L’objection nous fera-t-elle dire que tout humain et tout animal a les mêmes droits, que les poulets devraient avoir le droit de vote, et les porcs le droit à des leçons de ballet? Mais, bien sûr, nous ne disons pas cela, tout ce que nous disons c’est que ces animaux et humains partagent un droit moral fondamental, le droit à être traité avec respect.
L’objection sera-t-elle que, parce que les animaux ne respectent pas nos droits, nous n’avons donc aucune obligation de respecter leurs droits? Mais il est beaucoup d’êtres humains qui ont des droits et qui sont incapables de respecter les droits des autres. Les jeunes enfants, les handicapés mentaux et les dérangés de tous âges, dans leur cas, nous ne disons pas qu’il est parfaitement bien de les traiter comme des outils, des modèles ou des marchandises parce qu’ils n’honorent pas nos droits. Au contraire, nous reconnaissons que nous avons un devoir de les traiter avec respect. Ce qui est vrai des cas impliquant des êtres humains n’est pas moins vrai dans les cas impliquant d’autres animaux.
L’objection sera-t-elle que même si les autres animaux ont bel et bien des droits moraux, il est des choses plus importantes qui nécessitent notre attention? La faim dans le monde, les enfants victimes d’abus sexuels, par ex., l’apartheid, la drogue, les violences faites aux femmes, la situation critique des sans-abris. Après, après que nous nous serons souciés de ces problèmes, alors nous pourrons nous inquiéter des droits des animaux. Cette objection oublie que la base du mouvement pour les droits des animaux est composée de gens dont le premier service est le service humain. Docteurs, infirmières et autres professionnels de santé, personnes impliquées dans un large éventail de services sociaux – de l’assistance aux victimes de viols, à l’aide aux enfants abusés sexuellement, aux victimes de famines ou de discriminations –, professeurs à tous les degrés de l’éducation, ministres du Culte, prêtres, rabbins… Comme les lumières de ces gens le démontrent, le choix auxquels ils font face n’est pas soit aider les humains soit aider les autres animaux. On peut faire les deux. Nous devrions faire les deux.
L’objection sera-t-elle, finalement, que personne n’a de droits, pas un seul être humain ni un seul autre animal non plus, mais plutôt que le bien et le mal concernent le fait d’agir de manière à produire les meilleures conséquences, en étant certain de compter les intérêts de chacun et de compter les intérêts égaux également? Cette philosophie morale, l’utilitarisme, a une longue et vénérable histoire. D’influents hommes et femmes du passé et du présent comptent parmi ses adhérents, et c’est cependant une banqueroute de la philosophie morale, si tant est qu’il y en ait jamais eu. Devons-nous sérieusement, sérieusement, nous enquérir de l’intérêt du violeur avant de déclarer qu’il est mal de violer ? Devons-nous demander à celui qui moleste un enfant si son intérêt serait frustré, avant de condamner la molestation de notre enfant? De manière remarquable, un utilitariste consistant exige que nous posions ces questions et, en exigeant cela, il abandonne toute prétention à notre assentiment rationnel.
Concernant la philosophie des droits des animaux, maintenant, est-elle rationnelle, impartiale, scientifiquement informée, prend-elle position pour la paix et contre l’injustice? À cela, à toutes ces questions, la réponse est un oui inconditionnel. Et quant aux objections qui sont élevées contre cette philosophie, est-ce que ceux qui acceptent [la philosophie des droits des animaux] sont capables d’offrir des réponses rationnelles et informées? Et, là encore, la réponse est oui. Dans la bataille des idées, la philosophie des droits des animaux l’emporte, ses critiques perdent. Il reste à voir de quel côté émerge la victoire dans la bataille politique en cours entre ce qui est juste et ce qui ne l’est pas.
Né en 1938, Tom Regan est un philosophe américain, principal théoricien des droits des animaux et de la position abolitionniste. Professeur émérite de l’Université d’Etat de Caroline du Nord à Raleigh, il est mondialement reconnu pour son ouvrage Les Droits des animaux paru en 2013 en français aux éditions Hermann dans une traduction d'Enrique Utria.
Commentaires
Malgré une traduction approximative, l’argumentation est forte. Hume et d’autres déjà avaient, contre Descartes, rejeté une différence substantielle entre l’homme et l’animal, pour n’y voir qu’une gradation.
Reste que cette argumentation présente le risque, me semble-t-il, d’une confusion et d’une indifférenciation qui pose la question des limites du droit et des droits: droits des plantes, des minéraux, des astres, des lacs et des montagnes….ceci dit sans aucune ironie.
Autrement dit, quel est le critère qui fait que quelque chose devient quelqu’un, sujet et/ou objet de droit ? Risque d’une dérive qui peut se retourner contre la pertinence-même du droit. Ce qui gagne en extension perd souvent en compréhension…
par Patrick Ghrenassia - le 27 juin, 2014
Merci beaucoup à Monsieur Tom Regan pour son excellente conférence.
Je pense comme lui que la question d’un droit des bêtes est une question philosophique vraiment importante, en même façon que celle du droit des femmes, ou que celle du droit des enfants qui furent débattues en d’autres époques. La conférence présente cette double qualité d’assumer ouvertement une logique de la compassion à l’endroit des bêtes et, par ailleurs, de rassembler de façon aussi pédagogique que possible les arguments (pour et contre) qui structurent le débat. Cette conférence apporte des éléments importants sur une question qui commence à être entendue par un public de plus en plus large en France, notamment grâce aux merveilleux travaux de Madame Elisabeth de Fontenay ou , encore, de Monsieur Boris Cyrulnik.
Néanmoins, la conférence soulève dans mon esprit deux objections .
Pourrait-on concevoir un droit unifié s’appliquant aux bêtes comme aux hommes, qui ne prendrait pas en considération la différence qui les sépare (même si celle-ci n’est pas de nature, mais seulement de degrés)? En d’autres termes, comment penser l’égalité sans effacer la différence?
Ensuite, la philosophie morale peut-elle, avec ses seules forces, mener ce combat? Ou ne doit-elle pas au contraire rechercher des alliés du côté de l’éthologie animale qui se fonde sur des faits précis, des expérimentations sur les différentes d’intelligence animale?
Quoiqu’il en soit, je trouve très important que le débat continue. Pour ma part, j’ai commencé de m’y engager sur les pages de mon blog:
http://chemins-de-philosophie.over-blog.com/2014/01/10.-des-hommes-et-des-b%C3%AAtes.html
http://chemins-de-philosophie.over-blog.com/2014/03/17.-un-centre-%C3%A9questre-pas-comme-les-autres.html
Cordialement
Daniel Guillon-Legeay
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