La philosophie comme un roman. Nouveau dialogue avec Socrate !
Laurence Hansen-Löve, en collaboration avec Laure Becdelièvre et Fabien Lamouche, vient de publier La Philosophie comme un roman (Presses Universitaires de Laval, 2014). Remettant au cœur de la philosophie la forme des dialogues, « LHL » y interviewe les philosophes, de Socrate à Hannah Arendt. En voici un exemple, avec Socrate ! Propos « recueillis » par Laurence Hansen-Löve.
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LHL : Bonjour Socrate, merci d’avoir répondu à mon invitation ; c’est un grand honneur pour moi de pouvoir dialoguer avec vous. J’ai une foule de questions à vous poser !
Socrate : Tout le plaisir est pour moi. J’aime les rencontres inattendues ! Et bavarder, discuter sur les sujets les plus variés est pour moi une véritable addiction : j’imagine que cela ne vous a pas échappé !
LHL : Oui, mais, habituellement, c’est vous qui posez les questions. La situation est inversée aujourd’hui, et, conformément à votre « manière », je n’ai pas la moindre intention de vous ménager !
Socrate : Tant mieux ! J’aime le dialogue, même s’il conduit parfois à la réfutation. Donc je me plierai avec joie à votre petit jeu.
LHL : Ma première question portera sur votre personnalité. Vos admirateurs vous dépeignent parfois comme un être quasi surhumain ! Aujourd’hui j’aimerais savoir ce qui, dans les récits de vos exploits relève des faits ou du mythe – si toutefois cette dissociation est concevable. Qui est le vrai Socrate ?
Socrate : Je vous promets de m’en tenir à la vérité, comme je le ferais si je devais comparaître devant les juges.
LHL : Prenons par exemple l’éloge que prononce votre disciple et votre, comment dire, « amoureux », le jeune Alcibiade, dans le Banquet – l’un des dialogues du plus célèbre de vos admirateurs, Platon. Tout ce qu’il raconte est-il exact ?
Socrate : Oh non ! Sûrement pas ! Platon – très partial à mon encontre et bien trop enthousiaste – prend parfois beaucoup de liberté avec la vérité ! Mais à quoi faites-vous allusion exactement ?
LHL : Le personnage d’Alcibiade, dans le Banquet dit ceci : « Socrate ne ressemble à aucun homme, ni d’hier ni d’aujourd’hui ». Il ne fait pas seulement allusion à l’acuité de votre esprit, il rapporte aussi certains aspects stupéfiants de votre personnalité. Il raconte par exemple qu’à l’occasion de la bataille de Potidée, un jour de gel, vous êtes resté une journée entière, debout, pieds nus, immobile, absorbé par vos pensées. Il rapporte également qu’au cours de ce combat il fut blessé, et que vous l’avez porté, avec ses armes, et ramené en lieu sûr ; or, par la suite, c’est lui qui a été loué et récompensé pour son héroïsme ! Il raconte enfin qu’à une autre occasion, il s’est offert physiquement à vous, à la suite d’une soirée bien arrosée, et que vous avez passé une nuit à ses côtés sans daigner le toucher. Et pourtant tout le monde savait que vous étiez « troublé par les beaux garçons » , et que, par dessus le marché, Alcibiade était irrésistible, n’est-ce pas ?
Socrate : Pour ma génération, la philosophie, ce n’est pas seulement tenir un beau discours, c’est aussi un exercice. Il est vrai que j’étais extrêmement robuste – surtout dans ma jeunesse – que je ne redoutais ni le froid ni la faim. Il est exact aussi que j’ai tiré Alcibiade d’un mauvais pas à la bataille de Potidée – épisode qui établirait mon soi-disant « héroïsme ». Quant à ma réputation de chasteté, elle est excessive – je vous rappelle que je me suis marié – mais il est surtout vrai que la fréquentation assidue (quoique « platonique », comme vous dites !) de mes amis et de mes concitoyens, et la quête d’une beauté purement spirituelle, occupaient l’essentiel de mon temps et suffisaient à ma félicité.
LHL : Ce tempérament quasiment ascétique, cette fermeté d’âme, les teniez-vous de la nature? Ou bien furent-ils le résultat d’une habitude acquise à force de volonté ? L’enfant que vous avez été était-il prédestiné ? Etes-vous né exceptionnellement curieux ? Vous souvenez-vous d’avoir été très tôt été épris de vérité ? En d’autres termes : comment et pourquoi êtes-vous devenu philosophe ?
Socrate : Tout d’abord, je tiens à vous le rappeler : contrairement à un préjugé courant, je n’ai pas inventé la philosophie. Il y avait des sages et des philosophes en Grèce depuis des décennies avant ma naissance. Je peux citer par exemple les philosophes ioniens, mais aussi Héraclite, Thalès, Anaxagore – dont j’ai suivi l’enseignement – et bien d’autres. Les sophistes m‘ont aussi influencé, même si ce fut négativement. Mais je vous accorde volontiers que je suis l’inventeur d’une certaine méthode, devenue célèbre sous le nom de « maïeutique ».
LHL : Une pratique inspirée directement par la profession de votre mère ?
Socrate : Oui. Je ne suis pas né dans un milieu aristocratique, mes origines étaient modestes. Mon père était un artisan, un simple tailleur de pierre, ma mère était sage-femme. J’aurais pu choisir d’exercer la profession de mon père, mais j’ai été très jeune attiré par la ville, j’étais littéralement fasciné par l’effervescence politique et intellectuelle de la jeune démocratie athénienne. Très tôt, j’ai pris part aux débats publics, mais en même temps quelque chose me freinait, je n’étais pas prêt à jouer le jeu des pratiques politiciennes… Et puis j’ai tout de suite été tourmenté par toutes sortes de questions auxquelles les plus grands esprits ou les autorités de l’époque ne savaient pas donner de réponse.
LHL : Quelles questions par exemple?
Socrate : Comment définir la justice ? La piété ? La vertu ? Où chercher la Vérité ? Et comment procéder ? Si je ne connais pas du tout quelque chose, et que je tombe dessus par hasard, comment le reconnaitrais-je ? Si je ne possède ni l’idée de la Justice, ni la définition de la vérité, comment pourrais-je les identifier ?
LHL : Vous avez donc décidé d’enquêter ?
Socrate : Oui, j’ai interrogé tous ceux qui passaient pour sages, ou bien qui, au minimum, étaient qualifiés dans leur art ou technique.
LHL : Comme Platon le raconte dans l’Apologie. Vous poursuiviez les notables et les savants les plus réputés, vous les soûliez avec vos interrogations incessantes et dérangeantes. Vous les « harceliez » en quelque sorte.
Socrate : Oui, mais un harcèlement purement intellectuel !
LHL : Néanmoins ce comportement fut jugé – à tort ou à raison – carrément agressif par certaines de vos… cibles. Vous ne le niez pas, d’ailleurs, mais vous estimez qu’une telle « violence » est salutaire, et même nécessaire.
Socrate : Une violence exclusivement verbale tout de même : je n’ai jamais frappé personne !
LHL : Une violence symbolique, mais tout de même… Les gens se sentaient parfois humiliés, blessés par vos sarcasmes. Par exemple le très jeune Charmide, dont vous entreprenez de « déshabiller l’âme » publiquement ! C’est cruel !
Socrate : Pas vraiment, la cruauté est gratuite. Mon but était pédagogique ; or renoncer à ses préjugés n’est jamais indolore.
LHL : J’ai d’ailleurs relevé que vos amis vous comparent à toutes sortes de bestioles franchement antipathiques ! Vous êtes à la fois le « poisson torpille » qui paralyse le nageur, le « taon » qui pique sans répit le cheval endormi serait Athènes … Quant à Alcibiade il dit de la philosophie qu’elle est une arme redoutable, comparable à un serpent venimeux , mais qu’elle blesse «plus violemment encore que la dent de la vipère » quand elle s’empare d’ une âme jeune et bien douée, et qu’elle lui font dire n’importe quoi .
Socrate : Ce sont des analogies… affectueuses. La plupart de mes interlocuteurs désiraient être bousculés, malgré tout. Dans le cas d’Alcibiade, ses sentiments à mon égard étaient pour le moins ambivalents.
HL : Vous pensez vraiment que vous nombreux ennemis ont eu tort sur toute la ligne ? Qu’ils auraient dû vous remercier, vous nourrir aux frais de l’Etat pour le reste de vos jours, plutôt que de vous condamner à mort, comme vous avez eu le culot de les y inviter lors de votre procès ?
Socrate : Je comprends bien que mon attitude ait pu exaspérer certains, que les parents de mes plus jeunes interlocuteurs se soient inquiétés en me voyant combattre certains préjugés, dissoudre nombre de certitudes et donc remettre en cause leur propre autorité. Certaines rancunes personnelles ont pesé lourd. Anytos, mon principal accusateur, m’en aurait voulu – m’a-t-on rapporté – d’avoir détourné son fils de l’entreprise familiale . On m’a reproché également mon ancienne proximité avec certains jeunes aristocrates, qui ont ensuite mal tourné, comme Alcibiade , le tyran Critias et son protégé Charmide. Or je les ai connus très jeunes, il est injuste de me tenir pour responsable de ce qu’ils sont devenus.
LHL : Bien sûr ! Mais je pense aussi que le problème que vous avez posé aux Athéniens – l’animosité que vous avez suscitée – n’est pas lié à certains traits de votre personnalité, mais bien à la philosophie elle-même. C’est la pensée qui dérange en réalité.
Socrate : Si vous voulez… Encore faudrait-il s’entendre sur ce que « penser » veut dire.
LHL : Vous allez peut-être nous l’expliquer. Je saisis l’occasion pour vous demander ce qui vous oppose aux grands intellectuels de votre époque, les fameux sophistes. Ces professeurs itinérants, adulés à Athènes, et dont les prestations sont très bien rémunérées, sont à la fois savants, érudits et brillants orateurs. Indéniablement, ils pensent.
Socrate : En effet, c’est certain ! Et d’ailleurs, vous savez que l’on m’a souvent associé à eux, au point même de voir en moi un nouveau sophiste ! Aristophane, dans les Nuées, me présente comme un maître de rhétorique retranché dans son « Pensoir », qui enseigne « la Langue habile » et « le raisonnement injuste » à de jeunes imbéciles cupides et arrivistes. La pièce est extrêmement drôle, mais elle ne me rend pas justice. Platon, en revanche, a bien montré en quel sens ma propre pratique de la pensée s’opposait en tous points à celle des sophistes.
LHL : Pourriez-vous nous le rappeler ?
Socrate : Les sophistes font office de conseillers en communication pour les futurs politiciens. Le fonctionnement de la démocratie directe à Athènes valorise considérablement les orateurs aguerris. Seuls les athéniens qui maîtrisent parfaitement l’art de la parole, depuis la diction jusqu’à l’érudition la plus vaste et la plus pointue, ont une chance d’être plébiscités par leurs concitoyens afin d’accéder aux plus hautes fonctions. Les sophistes prodiguent leurs conseils et pratiquent cet art de persuader qui vise le succès, par tous les moyens. Bien que leurs cours et leurs services soient très onéreux, on se les arrache.
LHL : Leur enseignement n’est pas uniquement « technique », il n’est pas totalement neutre. Il implique aussi une « morale », des options politiques, une vision du monde. Autant dire une « philosophie »… On a dit d’ailleurs que la philosophie et la sophistique sont aussi difficiles à dissocier que le chien et le loup à la tombée de la nuit.
Socrate : C’est vrai. Et beaucoup d’athéniens, de bonne foi, les ont confondues. Pourtant, nul ne pouvait ignorer que je me suis opposé frontalement aux sophistes, et tout au long de mon existence. Platon le montre très bien dans ses premiers dialogues, notamment dans son Apologie : rien ne m’est plus étranger que la pratique et la moralité douteuse des sophistes. Je ne prétends pas briller en société, je ne fais pas de discours, je ne fais aucun cas de l’argent et des honneurs. Je ne suis épris que de vérité, et mon seul objectif est de tenir mon poste, quoi qu’il puisse m’en coûter.
LHL : Ce qui vous a paru incompatible avec une carrière politique ? A quel moment de votre vie, et pour quelles raisons, avez-vous en fin de compte décidé de « fuir le coeur de la cité et les places publiques », là où « les hommes s’illustrent », pour vous « réfugier dans un coin et passer le reste de votre existence à papoter avec trois ou quatre adolescents »- selon les termes de Calliclès ?
Socrate : J’ai été indigné dans ma jeunesse, à plusieurs reprises, par des comportements ou des décisions qui m’ont semblé injustes, comme la condamnation d’Anaxagore , par exemple, suivie de son exil. Je me suis donc demandé ce qu’était la Justice lorsqu’elle contredit les décisions apparemment légales des hommes. Mais je ne suis toujours pas en mesure de répondre…
LHL : Vous vous présentez pourtant à plusieurs reprises comme un éducateur, une sorte d’instituteur du peuple athénien… Tantôt vous êtes un « médecin des âmes », par opposition aux « cuisiniers » , les sophistes, qui pratiquent l’art de la flatterie. Tantôt, vous suggérez qu’un seul homme est en mesure de former les Athéniens, tandis que la majorité, faute de formation, de talent ou de savoir-faire, ne pourra que les corrompre – de même que le premier venu est incapable de dresser des chevaux. Vous allez même jusqu’à vous dire investi d’une mission qui vous aurait été confiée par le Dieu à la faveur d’oracles . Et dans un accès de franchise, qui en dit long sur votre « modestie », vous déclarez (si l ‘on en croit Platon) : « Je crois que je suis un des rares Athéniens, pour ne pas dire le seul, qui s’attelle vraiment à l’art politique, et que je suis le seul parmi nos contemporains à faire de la politique »
Socrate : Replacez ces mots dans leur contexte. Lorsque Platon me fait dire cela, je suis censé répondre à Calliclès. Celui-ci imagine ce qui arriverait si l’on me jetait en prison et que l’on me condamnait à mort : « Tu ne saurais te tirer d’affaire, dit-il, tu en aurais le tournis et resterais bouche ouverte sans rien trouver à dire ». Sacré Calliclès ! Vous apprécierez son humour ! Quoi qu’il en soit, je ne suis pas resté muet à mon procès, même si je n’ai pas convoqué amis, femmes et enfants éplorés comme c’était l’usage.
LHL : Pour quelle raison certains athéniens ont-ils été dérangés à ce point par votre franc-parler ? Après tout, le médecin ne peut-il faire bon ménage avec le cuisinier ?
Socrate : C’est Platon, ne l’oubliez pas, qui invente ce personnage haut en couleur, donnant d’ailleurs à cette occasion la mesure de son talent. Calliclès cristallise la fureur haineuse qui a animé – c’est vrai – certains de mes concitoyens. Il faut reconnaître que ma conception originale de la « politique » les déstabilisait et les exaspérait au plus haut point. Calliclès est en même temps le porte-parole d’une partie de sa génération, celle qui restait attachée à un système que la démocratie détruisait. Aux yeux de ces jeunes aristocrates, la philosophie est un enfantillage qui, s’il est pris un peu trop au sérieux, peut devenir pervers et hautement toxique!
LHL : On s’amuse encore en lisant ces propos que Platon prête à Calliclès, s’adressant à vous : « Crois-moi, mon cher, cesse tes arguties, exerce-toi à acquérir a belle musique des affaires humaines, exerce-toi à gagner la réputation d’un homme sensé, abandonnant aux autres ces subtilités
dont on ne sait si on doit les appeler des sornettes ou des balivernes grâce auxquelles tu habiteras une maison vide ; prends pour modèle, non ces hommes qui ergotent sur des queues de cerises, mais ceux qui ont des ressources, une réputation, et de nombreux avantages ».
Socrate : Oui, j’aurais mieux fait d’écouter ces sages conseils. J’aurais pu finir ma vie entourée de la douce Xanthippe et de mes trois enfants…
LHL : Mais vous en avez décidé autrement. Vous avez préféré la philosophie à la politique.
Socrate : A la politique politicienne. A mes yeux, la politique authentique et la philosophie ne font qu’un. L’une et l’autre visent le bien de la cité : l’homme politique cherche à régler et à ordonner la vie ou les valeurs des citoyens, la philosophie nous révèle que les hommes méchants ne sont pas heureux , que la tempérance est la médecine de la méchanceté ; toutes deux enseignent que la justice a plus de prix que la vie .
LHL : Pourtant, vous avez toujours affiché la plus stricte obéissance aux lois de la cité ! Notamment lorsque vous avez refusé de vous évader, alors même que vous estimiez que le verdict de vos juges était injuste.
Socrate : Je pensais que la justice consiste à obéir aux lois de l’Etat, et que cette obéissance engendre la concorde entre les citoyens. Mais je savais aussi qu’il y a des lois non écrites, imprimées dans le cœur de l’homme par la divinité, et dont la violation est toujours suivie d’une punition véritable .
LHL : Vous voyez ! Vous déclarez ne rien savoir, ou bien encore savoir que « la science des hommes a peu de valeur, voire aucune ». Pourtant, vous affichez de nombreuses certitudes. Au début de l’Apologie, Platon vous fait dire « Je suis convaincu que ce que je dis est juste ». D’où vous vient une telle assurance ? Et toutes ces déclarations sont-elles bien cohérentes ?
Socrate : Absolument ! La seule chose dont je suis assuré, c’est de mon intégrité morale. Je suis sincère et loyal, et je n’ai jamais voulu corrompre personne, ni nuire à qui que ce soit. Pour le reste, je vous renvoie à l’épisode rapporté dans l’Apologie de Socrate. Je m’en suis remis sur ce point à la Pythie .
LHL : Votre ami Chéréphon lui demande « Y a-t-il un homme plus savant que Socrate ? ». Et la Pythie répond : « Personne n’est plus savant que Socrate ». Vous faites mine d’être stupéfait par cette réponse. Cet étonnement est-il sincère ? Et la question de votre ami n’est-elle pas déjà très orientée ?
Socrate : Oui, je suis parfaitement sincère lorsque je refuse de me définir comme un savant ! Et la suite révèle que si je suis « savant », ce n’est pas comme on l’entend habituellement.
LHL : Votre réquisitoire passe par la dénonciation d’une imposture générale. Pourquoi ni la « science » ni aucun autre type de « savoir » n’est-il recevable, selon vous ?
Socrate : Les juges sont incapables de définir la Justice, les poètes disent beaucoup de belles choses, mais ne peuvent m’expliquer ce qu’est le Beau, les artisans sont pétrifiés dès qu’on les interroge sur les valeurs morales ou le bonheur.
LHL : Et vous ?
Socrate : Si je n’ai pas le savoir de leur science, je ne suis pas non plus ignorant de leur ignorance .
LHl : Pardon ?
Socrate : Si tous ceux que j’ai interrogés croient savoir quelque chose qu’ils ne savent pas, moi, au moins, je ne crois pas savoir ce que je ne sais pas. C’est cela que voulait dire l’oracle : « Parmi vous, celui-ci est le plus savant qui, à la manière de Socrate, a reconnu qu’en matière de science, il ne vaut rien en vérité » .
LHL : Vous avez donc percé à jour nombre de vos concitoyens, vos avez montré que sous leurs faux airs de savants, ils ne savaient rien… ou bien peu de choses. Mais enfin votre mérite ne s’arrête pas là ! Vous n’êtes ni un sceptique ni un cynique. Il existe une morale, une philosophie et même une vision politique socratiques…
Socrate : Ce n’est pas faux, mais je n’ai jamais asséné des vérités à mes interlocuteurs. Je les laisse les découvrir par eux-mêmes…
LHL : Difficile de vous croire ! Comment quelqu’un qui n’a jamais écrit, qui ne tenait même pas de discours, et qui a piétiné toute sa vie en déclarant : « tout ce que je sais c’est que je ne sais rien » aurait-il pu devenir aussi célèbre, au point même d’être vénéré et adulé comme vous l’êtes ! Le génial « inventeur » de la philosophie n’a donc absolument rien inventé, finalement ?
Socrate : Rappelez-vous comment j’ai procédé. Il s’agit de trouver la définition d’une notion, une valeur morale, le courage, la vertu, la piété, la justice, ou d’une idée abstraite, comme le Beau par exemple. Nous passons en revue, avec mon interlocuteur, ou plusieurs d’entre eux successivement, comme dans le Gorgias, les réponses qui leur viennent immédiatement à l’esprit. Pour en découvrir peu à peu l’inanité.
LHL : Mais quand on lit les dialogues de Platon, on voit bien que vous orientez la discussion, on a l’impression que vous savez d’emblée où vous voulez en venir. Vous menez un peu vos partenaires en bateau, non ? Vous connaissez les réponses, mais vous vous gardez bien de le dire. Prenons par exemple Hippias Majeur, qui porte sur le beau, ou bien encore Charmide, sur la sagesse.
Socrate : En ce qui concerne le beau, je ne connais toujours pas sa définition !
LHL : Socrate, vous vous moquez ! Après avoir écarté les réponses ineptes du sophiste Hippias (« le beau, c’est une belle jeune fille », « le beau, c’est l’or » etc..), après l’avoir copieusement roulé dans la farine, vous l’orientez vers les « bonnes » réponses.
Socrate : Ah oui ?
LHL : Oui, vous lui faites dire que le beau est une qualité commune attachée à tout ce qui nous donne un certain plaisir, pourvu que ce plaisir provienne des sens de la contemplation : la vue et l’ouïe. Le beau serait donc la source d’une sorte d’agrément désintéressé, puisqu’il n’est pas lié à la consommation ni à la possession d’un objet.
Socrate : Peut-être, je suis ravi de l’apprendre ! Mais je n’ai pas approché cette définition à la suite d’un périple dans le ciel des Idées. J’ai procédé par tâtonnement, et en éliminant les réponses oiseuses.
LHL : Mais comment pourriez-vous éliminer les « mauvaises » réponses et conduire la discussion avec une telle assurance si vous ne saviez où vous vouliez conduire vos partenaires ?
Socrate : Non, non, je vous assure que ma réflexion, qui s’élaborait au fur et à mesure, n’était pas dissociable de ces débats contradictoires. Je vous l’ai dit : la philosophie est une méthode de recherche, une démarche, un état d’esprit ; non pas une science transmissible. Ce que Platon appellera la « dialectique » n’est pas un mode d’exposition d’idées préalablement connues, c’est le mouvement même de l’esprit qui absorbe ses propres antinomies. Penser et dialoguer, c’est tout un : la pensée n’est rien d’autre que le dialogue de l’âme avec elle-même.
Et puis d’ailleurs, si j’avais su d’emblée ce que je recherchais, j’aurais écrit des traités, je n’aurais pas passé mon temps à me mettre en danger comme je l’ai fait en avouant mon ignorance et mes hésitations.
LHL : Il y a pourtant des thèses qui vous sont propres, vous ne pourrez le nier ! C’est ainsi que vous reprenez à votre compte l’inscription du temple de Delphes « Connais-toi toi-même ! ». C’est bien cela la sagesse, n’est-ce pas !
Socrate : Lorsque Critias m’interpelle à ce propos, discussion que Platon rapporte dans Charmide, je lui demande de ne pas se méprendre : selon moi, le « Connais-toi toi-même » n’est pas un conseil, ni une injonction, ce n’est qu’un salut du Dieu au visiteur ! Cela veut dire simplement « Sois sage » – mais l’exhortation reste énigmatique.
LHL : Nous avons donc tort d’enseigner à nos élèves que « nous devons essayer de nous connaitre nous-mêmes, que c’est en cela et en cela seulement que consiste la sagesse, comme nous l’a appris un certain Socrate » ?
Socrate : Vous n’avez pas complètement tort, mais je pense que vos élèves pourraient s’étonner, et vous questionner, comme je le ferais si j’étais à leur place : « Mais madame, qu’est-ce que cela signifie « se connaître soi-même » ? S’agit-il de prendre acte de nos penchants, nos pulsions, y compris les plus égoïstes, les plus inavouables ? Le méchant qui prend conscience de sa méchanceté devient-il sage pour autant ? »
LHL : Justement, je vous attendais sur ce sujet ! Selon vous « nul n’est méchant volontairement », n’est-ce pas ?
Socrate : En effet.
LHL : Cela revient à dire que la méchanceté n’existe pas : comment pouvez-vous soutenir une telle contre-vérité ! Vous-même, vous avez été la victime de tous ces Athéniens qui vous ont calomnié par conformisme, jalousie, ressentiment – voire gratuitement ! Vous en avez connu bien des « méchants » !
Socrate : Que les méchants soient légion, je ne le conteste pas. Mais que la « méchanceté » existe véritablement, c’est une autre histoire. Je veux seulement dire que ceux que l’on tient pour « méchants » recherchent le bonheur, comme tout le monde. Mais ils font fausse route. La prétendue « méchanceté » procède d’une erreur de jugement, elle repose sur une conception fausse du bonheur, sur une vision erronée de notre condition.
(…)
LHL : Mais alors, pourquoi y a-t-il tant de méchants ?
Socrate : Le personnage de Calliclès est présenté par Platon comme le type même du « méchant » qui s’assume, qui se revendique comme tel, dans le Gorgias. Or il nous explique que pour être heureux, « il ne faut jamais céder sur son désir »…Il faut donc ses donner les moyens de jouir de tous les plaisirs imaginables, quelque soient ces plaisirs, et quelques en puissent être les conséquences… Je lui ai fait remarquer que la vie qu’il voulait mener était comparable à celle d’un homme condamné à verser jusqu’à la fin des temps dans un tonneau percé et défectueux . Car l’homme qui désire ne connaît ni répit ni satiété. Voilà un sort bien peu enviable !
LHL : Calliclès confond tout simplement le plaisir et le Bien. C’est que vous vous efforcez de lui démontrer. Mais sans succès. Calliclès comprend très bien ce que vous dites, mais il ne veut rien entendre, il préfère sa débauche à votre sagesse de mort-vivant ! N’est-ce pas la preuve que la méchanceté ne relève pas seulement d’une erreur d’appréciation ? Les tyrans ne font-ils pas le mal délibérément, en connaissance de cause ? Et, d’ailleurs, comment pouvez-vous savoir s’ils ne sont pas heureux ?
Socrate : Ecoutez, il faudrait leur demander ! Mais je crois que le tyran n’est que la figure extrême de l’homme déréglé, esclave de lui-même et des plus vils instincts. Pour moi, le débauché mène une vie une vie terrible, honteuse et misérable. Et c’est la raison pour laquelle, à tout prendre, je préfère subir une injustice plutôt que la commettre. Car l’intégrité d’une âme est plus importante que la santé du corps et même que la vie. Le pire des malheurs n’est pas d’être humilié, giflé injustement, privé de ses biens, réduit en esclavage.
LHL : Mais c’est de laisser corrompre et souiller son âme, jusqu’à éclipser l’étincelle de divinité que tout homme porte en lui-même…
Socrate : C’est la raison pour laquelle je pense que ceux qui ont commis une injustice ne doivent pas redouter la sanction, bien au contraire : l’expiation de nos fautes nous permet peut-être de nous sauver et de nous réconcilier avec nous-mêmes .
LHL : Oui, mais si un homme n’a commis aucune faute, et qu’il est accusé d’un crime qu’il n’a pas commis, pourquoi faudrait-il qu’il se soumette ? Vous n’avez commis aucun crime, Socrate. Pourquoi avez-vous donc voulu expier ?
Socrate : Il ne s’agit pas d’expiation, en l’occurrence, car je ne crois pas avoir commis d’injustice, en effet, même si le peuple d’Athènes en a jugé autrement . En revanche, je tiens pour une injustice, en démocratie, de transgresser la loi. C’est pourquoi j’ai écarté l’hypothèse de l’évasion, malgré les pressions de mes amis.
LHL : Transgresser la loi ? De quelle loi parlez-vous ?
Socrate : La loi implicite qui prescrit que les condamnés doivent se soumettre au verdict de la justice. Je respectais les lois, en général, et j’estime que nous devons tous les respecter. Je n’allais pas m’enfuir comme un brigand, pour nulle autre raison que la peur de la mort !
LHL : Vous avez déclaré en effet à de multiples reprises qu’une vie sans questionnement ne vaut pas d’être vécue, et que la justice a plus de prix que la vie. Mais de là à vous soumettre à un verdict inique !
Socrate : J’ai dit ce que j’avais à dire, lors de mon procès, pour sauver mon honneur et établir mon innocence, ma bonne foi.
LHL : Vous avez même provoqué la colère des juges en vous payant leur tête tout au long du procès !
Socrate : Franchement, m’accuser de corrompre la jeunesse était parfaitement grotesque ! Mes accusateurs n’avaient aucun argument sérieux à faire valoir, il n’y avait rien du tout dans leur dossier ! Comment voulez-vous incriminer quelqu’un qui comme moi allait pied nu en déclarant à ceux qui le croisaient – mais je n’ai jamais forcé personne à m’écouter – qu’il ne savait rien du tout et qu’il ne fallait jamais transgresser les lois!
LHL : Oui, mais qu’en est-il de l’autre chef d’inculpation : « Ne pas reconnaître les dieux que reconnait la cité mais croire à d’autres manifestations surnaturelles nouvelles » ?
Socrate : C’était la formule passe-partout, elle avait déjà servi à condamner Anaxagore, Protagoras et Diagoras. Si vous lisez entre les lignes, cela signifie que la démocratie grecque était allergique à toute manifestation de libre-pensée. C’est la philosophie tout entière qui est visée à travers moi… Mon intransigeance, ma liberté d’esprit. En fait, c’est la pensée que les Athéniens ont jugée sacrilège. Comme tous les peuples qui restent viscéralement religieux.
LHL : Dans un de ses dialogues, Euthyphron, Platon vous prête des propos extrêmement sarcastiques vis-à-vis de la religion…
Socrate : Oui je me souviens bien de ce dialogue avec le prêtre Euthyphron. Lorsque je lui ai demandé de définir la piété, il m’a répondu que c’était la science qui enseigne ce qu’il faut faire pour plaire aux Dieux. C’est comique, non ?
LHL : N’est-ce pas ce que beaucoup de gens tiennent pour la piété, encore aujourd’hui ?
Socrate : Peut-être, mais il faudrait alors m’expliquer comment les prêtres déterminent ce qui plaît aux dieux, à quels dieux, pourquoi, comment, si leur goût et leurs exigences sont invariables etc.. Egorger des animaux, couvrir les autels de fleurs, remercier les Dieux pour leur protection en leur présentant des offrandes, examiner les entrailles des animaux, assassiner ses propres enfants – à tout hasard – vous trouvez cela sérieux ?
LHL : C’est bien ce que je dis. L’accusation d’impiété qui vous a été adressée n’était pas dénuée de fondement.
Socrate : Je suis agnostique et non pas athée. Concernant l’au-delà par exemple, je n’ai jamais eu aucune certitude. Ou bien la mort est comme un long sommeil ou bien elle est transmigration. Dans les deux cas il n’y a pas de souffrance. En revanche, je n’ai jamais douté de la transcendance de la vérité. Par ailleurs, j’ai été soutenu dans ma foi en la Vérité par une présence que j’hésite à nommer. Disons qu’un esprit, une divinité familière, que ne connais pas et ne peux définir, m’a conseillé et éclairé à de multiples reprises. Je l’appelais mon « démon ». Mais il, ou elle, ne s’exprimait pas toujours très clairement .
LHL : Vous avez donc pratiqué une religion dans les limites de la simple raison ?
Socrate : Oui, si tant est que croire à un démon qui intervient parfois pour dire non puisse être tenu pour « raisonnable ».
LHL : Vouloir mourir par respect d’une démocratie qui vous tue n’est pas non plus très raisonnable !
Socrate : Ce ne sont pas les lois ni les institutions qui ont été injustes à mon égard. Ce sont des hommes, faillibles, comme nous le sommes tous, aveuglés par leurs émotions. Je n’ai jamais remis en cause les institutions démocratiques. Et je me suis plié de bon cœur à ce que j’ai interprété comme la volonté du dieu, puisque mon génie ne m’a jamais dissuadé de me soumettre à ma destinée, traduction à mes yeux d’une décision divine. Je conçois que tout cela ne vous semble pas très raisonnable, mais vous pouvez m’accorder que l’on ne pouvait pas attendre de moi une autre attitude.
LHL : Avant de nous séparer, Socrate, accepteriez vous de donner un dernier conseil à ceux qui vont nous lire ?
Socrate : Non, je ne suis pas un professeur de vertu, je ne donne pas de leçons ni de conseils !
LHL : Alors dites-nous seulement ce que vous aimeriez que l’on retienne de vous.
Socrate : Socrate fut cet homme qui n’a jamais cédé sur son désir de sagesse.
Professeur agrégée de philosophie, Laurence Hansen-Love a enseigné en terminale et en classes préparatoires littéraires. Aujourd'hui professeur à l'Ipesup, elle est l'auteur de plusieurs manuels de philosophie chez Hatier et Belin. Nous vous conseillons son excellent blog hansen-love.com ainsi que ses contributions au site lewebpedagogique.com. Chroniqueuse à iPhilo, elle a coordonné la réalisation de l'application iPhilo Bac, disponible sur l'Apple Store pour tous les futurs bacheliers.
Commentaires
[…] Laurence Hansen-Löve, en collaboration avec Laure Becdelièvre et Fabien Lamouche, vient de publier La Philosophie comme un roman (Presses Universitaires de Laval, 2014). […]
par La philosophie comme un roman. Nouveau dialogue... - le 31 octobre, 2014
Voilà assurément une charmante occasion de retrouver Socrate, le père de la philosophie. Un Socrate avant tout vivant et spirituel. Et puis un Socrate tour à tour grave, facétieux, sincère, ironique, lucide, drôle et lucide.
Laurence Hansen-Love nous livre un dialogue vraiment tonique et riche, qui n’élude aucune des questions qu’on ne cesse de se poser sur Socrate depuis 2500 ans. Pourquoi Socrate a-t-il préféré se soumettre à l’injuste sentence de mort retenue contre lui et accepté de boire la ciguë plutôt que de s’évader de la prison ainsi que ses amis lui suggéraient de le faire? Socrate en savait-il plus qu’il n’en voulait laisser paraître au cours de ces dialogues interminables – rapportés par Platon – et dans lesquels il parvenait à confondre ses interlocuteurs, à percer à jour leur faux savoir, lui qui prétendait ne rien savoir? Etait-ce de sa part ironie feinte ou réelle ignorance? Comment pouvait-il soutenir que les tyrans et les hommes méchants se trompent quand ils croient s’approcher du bonheur en donnant libre cours à tous leurs désirs, à toutes leurs pulsions? Que pouvait-il en savoir réellement?
Ce dialogue imaginaire – ingénieusement construit à partir des textes de Platon surtout – nous ramène au coeur de la philosophie, telle que je l’aime en tout cas. Une philosophie moins soucieuse d’érudition et de spéculation théorique (même si l’on ne peut jamais totalement y échapper!…) que de réflexion sur la vie, de souci éthique qui nous engage dans une double confrontation avec soi-même (c’est le fameux « Connais-toi toi-même ») et avec les autres (parce que « la politique et la philosophie ne font qu’un…: toutes deux enseignent que la justice a plus de prix que la vie »).
Dans le texte de Laurence Hansen-Love, la forme et le fond s’accordent merveilleusement bien, tant il est vrai que « Penser et dialoguer, c’est tout un : la pensée n’est rien d’autre que le dialogue de l’âme avec elle-même. ». Ce très beau portrait de Socrate en forme de dialogue nous offre l’occasion de renouer avec l’un des plus beaux commencements en même temps que l’un des plus grands sommets de la philosophie!
par Guillon-Legeay Daniel - le 1 novembre, 2014
De Platon faisant l’apologie de Socrate , on retient souvent le concept de l’excellence du » dialogue socratique » : si tes arguments réussissent à me convaincre , je n’ai pas « perdu » mais nous avons tous les deux « gagné » , puisque la discussion nous a permis de progresser ensemble. On aimerait beaucoup que les gouvernants qui , à peine arrivés au pouvoir , s’empressent de « détricoter » ce que leurs prédécesseurs avaient bâti , agissent de manière moins sectaire .
par Philippe Le Corroller - le 2 novembre, 2014
Bonjour,
Et l’ultime question que j’aurais posée à Socrate :
– » Comment voyez vous votre fin de vie ,et si vous éprouviez quelque envie de suicide, qu’est ce qui vous pousserait à l »acte : votre sagesse ?
(grand dommage et ambiguïté que de laisser derrière vous une empreinte catastrophique)
par philo'ofser - le 3 novembre, 2014
Socrate a déjà tracé le sentier d’une vie exemplaire
par akintol john - le 1 décembre, 2015
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