La haine mène-t-elle le monde ?
Haine et amour semblent deux opposés, et seraient donc proches comme le sont tous les opposés. D’innombrables proverbes relient les deux sentiments, insistant en particulier sur la facilité avec laquelle nous glisserions d’un sentiment à l’autre. Mais en réalité nous sommes en présence d’une fausse symétrie.
En premier lieu, parce que la haine a été longtemps oubliée quand l’amour demeurait au centre des préoccupations. Il faut rendre hommage au regretté André Glucksmann (1) d’avoir été l’un des premiers philosophes contemporains à constater la disproportion entre les discours consacrés à l’amour et ceux consacrés à la haine (2). Même si les choses sont en train de changer avec l’expérience tragique du terrorisme, nos sociétés continuent à vivre trop souvent dans l’illusion du « peace and love ».
En second lieu, parce que la haine est absente du langage lui-même ; il n’existe pas d’équivalent linguistique à l’expression « tomber amoureux », très peu d’expressions relient la haine à un verbe ou à un adjectif. Est-ce un hasard si c’est au cœur de nos banlieues qu’une exception est née, avec la formule devenue banale « avoir la haine » ?
En troisième lieu, parce que la haine, contrairement à l’amour, est considérée à tort comme exceptionnelle, et même comme pathologique, ainsi que le remarquait le psychiatre britannique Anthony Storr dans un ouvrage ancien mais qui a fort bien résisté aux années, L’instinct de destruction : « On considère généralement le fait « d’être amoureux » comme un état d’esprit ordinaire et, malgré le diagnostic de Freud, nullement anormal. Son contraire, le fait d’ « être en état de haine », n’est pas aussi largement reconnu. Je crois pourtant qu’il est beaucoup plus généralisé et certainement plus dangereux » (3).
Essai de description
La haine n’est ni l’agressivité, ni la colère. L’agressivité, inscrite dans le biologique, anime tous les comportements liés à la survie. Mais quand un homme part à la chasse pour se nourrir, ou se met en quête d’abattre un arbre pour construire un abri, remarque encore Anthony Storr, il ne ressent aucune haine envers l’animal qu’il tue ou l’arbre qu’il sacrifie. Quant à la colère, en dépit de la formule de Calvin « la haine n’est qu’ire enracinée », elle est toujours passagère et ne s’accompagne nullement des représentations dont la haine a besoin. La colère est un effet de la haine, une conduite, un comportement limité dans le temps, alors que la haine est un sentiment profondément ancré et durable.
La haine est un sentiment très particulier. André Glucksmann, à la fin de son Discours de la haine, en signale sept caractéristiques (4), parmi lesquelles on retiendra son caractère insatiable, sa constance à promettre le paradis, et le fait qu’elle se nourrit de sa propre dévoration. Ces caractères spécifiques nous semblent superbement rassemblés dans les propos d’un criminel incarcéré qui nous sont rapportés par le journaliste Tony Parker, dans son livre de 1970 The Frying Pan consacré à ses visites de prisonniers : « Je hais cet endroit, je hais les barreaux, je hais la nourriture qu’ils me donnent, les habits que je dois porter. Je hais tout le monde, c’est comme çà ; et par-dessus-tout, je me hais moi-même. La haine, la violence, j’en déborde, je crois que, si je pouvais, je détruirais le monde entier » (5). La haine est un sentiment global qui vise le réel en sa totalité, ou du moins en sa plus grande partie, ce qu’un proverbe arabe exprime fort bien : « L’amour et la haine sont un voile devant les yeux : l’un ne laisse voir que le bien ; et l’autre, que le mal. »
Limites de l’approche psychologique
Les psychologues semblent d’accord pour considérer la haine comme une réaction à la frustration, et en particulier au manque d’affection de l’enfance. Boris Cyrulnik a vulgarisé une thèse présente dans le livre déjà cité d’Anthony Storr, thèse selon laquelle les gens qui ont été privés d’affection, ou à qui elle a été refusée, sont prédisposés à avoir des réactions violentes lors de nouvelles frustrations. Existerait ainsi un cycle de la haine qui, partant de la frustration, passerait par une rage intérieure, avant de déboucher soit sur une conduite de type paranoïaque, soit sur la dépression.
Mais ce cycle laisse irrésolue l’énigme de l’extrême précocité de la violence humaine chez le nourrisson, dont il faut se réjouir qu’il soit aussi faible physiquement : « Si les nourrissons possédaient la force physique et la coordination motrice des adolescents », note Storr, « notre monde serait alors véritablement un monde destructeur » (5).
Un début d’explication pourrait être apporté avec ce qu’on nomme depuis quelques décennies la « néoténie », autrement dit le caractère inachevé de l’être humain à sa naissance. Le bébé humain est à sa naissance le plus impuissant et le plus vulnérable de tous les êtres vivants. Le décalage entre ses capacités sensorielles et intellectuelles (il est très conscient de son état de fragilité et de dépendance) et ses handicaps moteurs expliquerait une grande partie de la « nature humaine »
Seules les sociétés esquimaudes auraient mis en place une parade contre les effets pervers dus à la néoténie. Dans ces sociétés, notait l’anthropologue Richard J.de Boer, le processus complet de la gestation externe est analogue à celui de la gestation interne. Autrement dit, les bébés, après leur venue au monde, sont maintenus durant de nombreux mois dans la situation d’hyper-protection dont bénéficie l’embryon. Du même coup, ces sociétés seraient les plus pacifiques de la planète, et feraient partie des rares sociétés connues des ethnologues qui n’aient jamais recouru à la guerre. Certains ont cependant reproché à Richard de Boer d’avoir quelque peu idéalisé la société esquimaude. Le débat reste donc ouvert entre les partisans d’une haine liée aux frustrations que déclenche inévitablement la néoténie, et ceux qui enracinent cette passion dans le patrimoine génétique de notre espèce.
Un regard mal dirigé
Abandonnons l’approche psychologique pour nous pencher à présent sur les analyses des philosophes. Selon la plupart d’entre eux, nous aurions la fâcheuse habitude de regarder du côté du « haïssable » pour ne voir en la haine qu’un effet de celui-ci. C’est l’inverse qu’il convient de faire, ainsi que l’affirmait vigoureusement Vladimir Jankélévitch dans son Traité des vertus en 1949 : « Ce n’est pas le haïssable qui explique la haine mais la haine qui a priori rend les choses haïssables et redouble ensuite à la vue de cet odieux qu’elle a fabriqué ». Un exemple privilégié serait l’antisémitisme. La clé de l’antisémitisme, c’est l’antisémite, et non le « Juif ». Sartre rejoint Jankélévitch dans ses Réflexions sur la question juive : « L’antisémite est un homme qui a peur. Non des Juifs certes : de lui-même, de sa conscience, de sa liberté, de ses instincts, de ses responsabilités, de la solitude, du changement, de la société et du monde, de tout sauf des Juifs. C’est un lâche qui ne veut pas s’avouer sa lâcheté … L’antisémitisme, en un mot, c’est la peur devant la condition humaine ».
Élargissons le propos : la clé de l’antiaméricanisme, ce n’est pas l’Amérique, mais l’antiaméricain (c’est la thèse de Glucksmann dans le livre cité). Mais la question se complique si l’on fait référence aux ennemis qui se font face : la clé de l’antifascisme, est-ce le fasciste ou l’antifasciste ? La clé de l’antiracisme, est-ce le raciste ou l’antiraciste ? Questions politiquement incorrectes et très rarement abordées.
La haine mène-t-elle le monde ?
Indirectement, la réponse de toutes les grandes philosophies de l’histoire (Hegel au premier rang) à cette question est « oui ». Mais cette réponse se camoufle sous des habits rationalistes. L’histoire serait dialectique, guidée par des conflits, des oppositions, des affrontements, entre les groupes, les classes, les ethnies, les peuples, les religions. Mais est-ce, comme le croit Hegel, la « Raison » qui mène le bal ? Pure spéculation, et spéculation des plus douteuses. Ce qui est hors de doute, c’est que les conflits entre les hommes sont uniques 1° par la symbolisation dont ils sont capables 2° par l’étendue des destructions accomplies. Seule la haine est capable de cette généralisation et de cette extension.
L’explication la plus simple à l’omniprésence de la haine, n’est-ce pas le fait que rien ne rassemble mieux les hommes, ainsi que le remarque Christian Bobin ? « La religion c’est ce qui relie et rien n’est plus religieux que la haine : elle rassemble les hommes en foule sous la puissance d’une idée ou d’un nom quand l’amour les délivre un à un par la faiblesse d’un visage ou d’une voix » (7). Régis Debray a apporté dans nombre de ses écrits la démonstration qu’aucun moteur plus puissant ne saurait exister.
Faut-il donc se résoudre pour autant à la haine ? Non, bien entendu.
L’éducation comme art de l’auto-observation
Toute thérapeutique devra partir de l’idée que c’est nous qui donnons sa force à la haine, que sa cause est d’abord intérieure. Comme toute passion, la haine est d’abord affaire de « représentations », comme l’ont montré les Stoïciens, et peut-être avant eux les bouddhistes. On ne s’étonnera donc pas de trouver une remarque de cet ordre sous la plume de Matthieu Ricard : « Toutes les techniques de méditation sur la nature de l’esprit tendent à découvrir que la haine, le désir, la jalousie, l’insatisfaction, l’orgueil, etc., n’ont que la force qu’on leur prête » (8).
Mais c’est au génial éclaireur que fut au XVIIe siècle Baruch Spinoza qu’il convient d’avoir recours. « La Haine n’est autre chose qu’une Tristesse qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure » (9). Commentons Spinoza à la lumière des acquis de nos sciences humaines. Accordons au philosophe que nous sommes animés par un « conatus », un « désir de persévérer dans notre être », quelque chose comme un « vouloir-vivre » (Schopenhauer), une « volonté de puissance » (Nietzsche). Or en tant qu’humains marqués par la néoténie, nous avons d’abord vécu la faiblesse, la précarité, la vulnérabilité. Celles-ci ont inscrit au fond de nous un sentiment de fragilité dont nous cherchons à rendre responsable le monde extérieur. Comprendre ce processus mental est la clé de tout.
Si Spinoza a raison de penser que l’idée d’une cause extérieure « accompagne » toujours la haine, maîtriser cet « accompagnement » sans lequel la haine ne peut se développer et empoisonner le monde est la clé de la guérison. Seule une meilleure connaissance par l’être humain de son fonctionnement interne peut lui fournir des outils lui permettant de contenir et de dépasser l’inévitable « tristesse » liée à sa condition. Apprendre à se connaître est un devoir moral. Méditer est une ardente obligation. Ce n’est que par là que les hommes pourront substituer à la haine un autre moteur de leur développement.
Le présupposé de toutes les attitudes de complaisance à l’égard de la haine est unique : le réel n’est pas paradisiaque, la réalité ne correspond pas à nos rêves. Or précisément, ce qu’il conviendrait de faire, au lieu de détruire en espérant accélérer la venue d’un paradis sur terre, c’est d’apprendre à mieux vivre et à s’accomplir dans le réel tel qu’il est. C’est le monde, en définitive, que haït l’homme au cœur plein de haine. C’est le monde et lui-même que l’homme doit apprendre à aimer. Et si « la haine est l’hiver du cœur » (Victor Hugo), il ne tient qu’à nous de faire surgir le printemps.
[1] J’ai tenu à rendre hommage à André Glucksmann au lendemain de sa disparition en rédigeant sur iPhilo une chronique intitulée « De quoi Glucksmann est-il le nom ? »
[2] « Visitez les librairies, parcourez les bibliothèques, recensez les catalogues, vous y trouverez tant et tant d’ouvrages doctes ou folichons consacrés à l’amour et si peu à la haine. Effarante disproportion, un pour mille ? Un pour dix mille ? » (Le discours de la haine, Plon, 2004, p. 164).
[3] Anthony Storr, L’instinct de destruction, Paris, Calmann-Lévy, 1973, p. 109.
[4] Le discours de la haine, op. cit., p. 230-234.
[5] Propos rapportés par Anthony Storr dans L’instinct de destruction, op. cit., p. 45.
[6] Ibidem, p. 56.
[7] Christian Bobin, Le Très-Bas, Paris, Gallimard, 1992.
[8] Matthieu Ricard, Le Moine et le Philosophe, Paris, Nil Éditions,1997.
[9] Baruch Spinoza, Éthique, Livre III, proposition XIII, scolie.
Docteur d'Etat ès Lettres et agrégé en philosophie, Philippe Granarolo est professeur honoraire de Khâgne au lycée Dumont d'Urville de Toulon et membre de l'Académie du Var. Spécialiste de Nietzsche, il est l'auteur de plusieurs ouvrages, notamment Nietzsche : cinq scénarios pour le futur (Les Belles Lettres, 2014) . Nous vous conseillons son site internet : http://www.granarolo.fr/. Suivre surTwitter : @PGranarolo
Commentaires
L’électeur n’est-il pas parfois un enfant , qui , par paresse , s’abandonne au discours de la classe politique au lieu d’affronter le réel ? Patatras : si un père d’élection lui a fait miroiter monts et merveilles et trébuche ensuite sur la réalité , voilà notre électeur qui » a la haine » . Verra-t-on , pour 2017 , un candidat considérer les électeurs comme des adultes , auxquels on ne dore pas la pilule ? On ne peut que le souhaiter, non ?
par Philippe Le Corroller - le 21 octobre, 2016
La thèse semble nier la véracité d’une cause extérieure suscitant d’abord la colère et l’incompréhension se transforme en haine par son caractère répétitif inéluctable. Et lorsque plusieurs se reconnaissent dans cette haine elle devient alors norme collective et devient racisme, ostracisme, xénophobie, communautarisme etc… L’époque contemporaine nous en offre hélas l’épouvantable visage.
par Gabriel - le 21 octobre, 2016
Bonjour,
Votre conclusion est moraliste, conservatrice, religieuse. Exp : Apprendre à se connaître
« bien sur, c’est la moindre des choses »,
mais vous osez rajouter :
« C’est un devoir moral. Méditer est une ardente obligation. « Ce n’est que par la » que les hommes pourront substituer à la haine un autre moteur de leur développement ».
Vous pratiquez ou vous avez été élevé dans qu’elle religion pour donner un tel point de vu ?
par Bande de Moraliste - le 21 octobre, 2016
Passionnant,
Clair,
Convaincant,
Et très utile…
Merci
par Martin Eden - le 21 octobre, 2016
Travail passionnant et très enrichissant. Connais toi toi même et tu connaitras l’univers et les dieux. Commençons par nous connaitre nous même, et nous améliorer pour pouvoir le transmettre aux autres. Nous sommes tous des humains, et comme le dit Martin Luther King:
par Pierre - le 12 novembre, 2016
[…] aussi : La haine mène-t-elle le monde ? (Philippe […]
par iPhilo » Pourquoi Nietzsche et les nazis étaient incompatibles - le 15 juillet, 2019
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