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Jean-Paul Sartre : conscience de soi et conscience d’autrui

3/12/2016 | par D. Guillon-Legeay | dans Classiques iPhilo | 14 commentaires

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Que serions-nous vraiment, et que saurions-nous vraiment de nous-mêmes sans autrui ? Spontanément, nous sommes enclins à nous considérer comme des entités refermées sur elles-mêmes, comme autoconstituées et autoconstituantes pourrait-on dire. Mais n’est-ce pas là une pure vue de l’esprit, une façon d’ignorer le mouvement de la conscience comme pure tension vers ce qui n’est pas elle ? Et surtout, n’est-ce pas méconnaître le rôle d’autrui dans notre existence? Dans cet extrait de L’existentialisme est un humanisme, qui forme le texte d’une conférence donnée en 1946, Jean-Paul Sartre (1905-1980) nous invite à reconsidérer ce point de vue naïf. Car nous ne sommes pas semblables à Robinson Crusoë, échoué sur son île, et séparé de ses semblables par l’immensité bleue de l’océan.

« Par le « Je pense », contrairement à la philosophie de Descartes, nous nous atteignons nous-mêmes en face de l’autre, et l’autre est aussi certain pour nous que nous-mêmes. Ainsi, l’homme qui s’atteint directement par le cogito découvre aussi tous les autres, et il les découvre comme la condition de son existence. Il se rend compte qu’il ne peut rien être (au sens où on dit qu’on est spirituel, ou qu’on est méchant, ou qu’on est jaloux) sauf si les autres le reconnaissent comme tel. Pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par l’autre. L’autre est indispensable à mon existence, aussi bien d’ailleurs qu’à la connaissance que j’ai de moi. Dans ces conditions, la découverte de mon intimité me découvre en même temps l’autre, comme une liberté posée en face de moi, qui ne pense, et qui ne veut que pour ou contre moi. Ainsi découvrons-nous tout de suite un monde que nous appellerons l’intersubjectivité, et  c’est dans ce monde que l’homme décide ce qu’il est et ce que sont  les autres. » [1].

Jean-Paul SARTRE, L’existentialisme est un humanisme (1946).

La critique du cogito

Parvenu au terme de l’expérience de pensée qui consiste à douter méthodiquement de toutes les vérités reçues par lui en sa créance depuis son enfance, Descartes parvient à cette vérité indubitable du cogito :

« Mais, aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose. Et remarquant que cette vérité : je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir, sans scrupule, pour le premier principe de la philosophie que je cherchais ».[2]

Pour Descartes le cogito apparaît comme la condition indispensable pour accéder à la conscience de soi. La présence immédiate de soi à soi-même, dans le retrait de la méditation solitaire, est le seul moyen de se saisir comme sujet existant et pensant car, dans cette expérience, la pensée devient le principe qui rend possible et qui valide l’existence du « je » comme l’auteur de ses pensées et de sa vie.

Néanmoins, si cette condition s’avère nécessaire, est-elle pour autant suffisante ? Sartre ne le pense pas, et c’est pourquoi il entreprend ici non pas tant de s’opposer à Descartes que de compléter et d’enrichir son fameux cogito. Certes, nous dit Sartre, il demeure vrai que le cogito constitue un moment décisif dans l’avènement de la conscience de soi, car personne ne peut penser à notre place, et nul ne peut se dédouaner de sa liberté et de sa responsabilité dans la conduite de son existence. Pour autant, nul homme n’est une île. Prendre conscience de soi, c’est inévitablement rencontrer tous les autres hommes hors de soi et en soi :

« l’homme qui s’atteint directement par le cogito découvre aussi tous les autres, et il les découvre comme la condition de son existence ».

Que manque-t-il donc au cogito de Descartes? En fait, Sartre s’appuie sur les apports de la phénoménologie de Husserl. Descartes n’a pas vu une propriété fondamentale de la conscience, à savoir son intentionnalité. Ce faisant, son cogito ne peut manquer de se heurter à l’écueil du solipsisme,  conception qui représente le sujet enfermé dans son corps et dans son être, seul avec lui-même et irrémédiablement séparé d’autrui. Or, comme l’affirme Husserl, dans une formule devenue célèbre, « toute conscience est nécessairement conscience de quelque chose ». Il définit ainsi le concept :

« Le mot intentionnalité ne signifie rien d’autre que cette particularité foncière et générale qu’a la conscience d’être conscience de quelque chose, de porter, en sa qualité de cogito, son cogitatum en elle-même. » [3].

Ce qui signifie que la conscience est avant tout dynamisme et ouverture vers ce qui n’est pas elle ; loin d’être une réalité figée, une substance stable, déterminée une fois pour toutes, elle est une activité qui s’oriente au contraire sans cesse vers le monde extérieur. En d’autres termes, il n’y a pas de conscience « en soi », il n’y a pas de conscience pure, close sur elle-même : il n’y a pas de conscience sans objet. La conscience ne peut pas exister seule ; elle est relation, rapport avec ce qui n’est pas elle, ou bien elle n’est pas.

Ainsi, de façon générale, la conscience rencontre les résistances que le monde lui oppose en général (les lois de la nature, les règles de la vie sociale…). Mais plus particulièrement, la conscience rencontre d’autres consciences ; et c’est précisément dans cette rencontre – et dans le mouvement réflexif que cette dernière engendre – que la conscience simple devient conscience de soi ; elle fait la découverte de son existence et de sa singularité. Pour cette raison, autrui joue une place primordiale et indispensable dans l’éveil et le développement de la conscience de soi : la conscience de soi révèle chacun de nous comme sujet singulier, face à lui-même et face à autrui. Donc, la conscience de soi n’advient pas seulement – ni vraiment – dans la solitude de la méditation, comme on pourrait le croire et comme l’affirme Descartes, mais dans le rapport vivant, actif, indispensable avec d’autres consciences. Même dans la solitude et  le secret de la méditation ou de l’introspection, autrui est « toujours déjà là » dans notre esprit et dans notre cœur. Autrui hante constamment nos pensées et nos sentiments, nos rêves et nos cauchemars, nos désirs et nos craintes, par exemple lorsque nous nous adressons à lui en silence, pour formuler un vœu, une prière, une attente ou un regret.

Ambiguïté de la figure d’autrui

Néanmoins, pour toute conscience, autrui apparaît comme un être foncièrement ambigu, à la fois comme un autre moi et un autre que moi. Un autre moi, c’est-à-dire un être doué de conscience comme moi, en tant qu’il est un être humain ; un autre que moi, ensuite, c’est-à-dire un être avec des convictions, des désirs, des projets qui sont différents des miens : « Autrui, c’est l’autre, c’est-à-dire le moi qui n’est pas moi », ou encore, « autrui, c’est celui que je ne suis pas et qui n’est pas moi », pour reprendre certaines formules célèbres de Sartre dans L’Être et le Néant[4].

Or, cette ressemblance, cette identité et, en même temps, cette altérité, cette différence sont nécessaires et formatrices pour accéder à la conscience de soi. Quel sens y a-t-il à être spirituel, ou méchant, ou jaloux sans comparaison possible avec les autres, sans confrontation avec leur regard ? La vérité du sujet passe en effet par la confrontation avec d’autres consciences, avec d’autres points de vue. En somme, ainsi que Socrate nous l’enseigne, la vérité commence à deux, dans la confrontation des points de vue compossibles ; telle est bien la vertu formatrice – structurante et éclairante – de la discussion, du dialogue. Autrui est l’être par lequel chacun d’entre nous vient au monde, grandit, apprend, et sans lequel il ne nous serait matériellement pas possible d’exister; mais encore, autrui est cette autre conscience par rapport à laquelle chacun d’entre nous apprend à se situer, sur le plan moral, intellectuel et spirituel. Devenir un sujet n’est possible que si et que parce que l’on a d’abord été en contact avec d’autres sujets. C’est pourquoi Sartre ne craint pas d’affirmer, dans L’Être et le néant, qu’autrui est « le médiateur indispensable entre moi et moi-même ».

De ce point de vue, il me semble que le texte permet de renvoyer dos à dos le communautarisme et le multiculturalisme. Le communautarisme affirme que les individus et les groupes ne peuvent prendre conscience d’eux-mêmes – et construire leur identité – que sous le régime du même et de la ressemblance, en considérant l’altérité, la différence comme un  obstacle, voire comme une menace. A l’inverse, le multiculturalisme prétend que les individus et les groupes, pour exister comme consciences, devraient pouvoir fusionner les uns dans les autres, en vue de constituer une société dans laquelle les singularités et les différences seraient gommées, voire abolies, fonctionnant sous le régime d’une altérité normative. Or, dans ces deux configurations, je crois déceler un échec de la relation ; l’une par défaut, l’autre par excès. Pour qu’il y ait échange et partage, il faut qu’il y ait de la ressemblance, et c’est en quoi le repli communautariste est stérile. Mais encore, il faut qu’il y ait de la différence, préservation des identités respectives entre les parties engagées dans l’échange, sans quoi il n’y a plus rien à désirer ni à échanger, et c’est en quoi le multiculturalisme est mortifère. Sauf à désirer une universelle uniformisation des individus et des cultures.

La reconnaissance de soi par l’autre et de l’autre par soi

 Le motif de la reconnaissance est ici central. Etre homme, ce n’est pas seulement être né de parents humains (appartenir à l’espèce humaine), c’est encore et surtout être reconnu comme homme par un autre homme, c’est à dire comme conscience par une autre conscience. Pour l’essentiel, Sartre s’appuie sur Hegel qui a exposé le processus par lequel la conscience de soi advient en s’opposant à d’autres consciences. Pour Hegel, le conflit constitue une modalité fondatrice de la communication des consciences entre elles, car toute conscience ne se pose et ne s’affirme qu’en s’opposant à d’autres consciences. La reconnaissance de soi par autrui et d’autrui par soi s’avère donc la condition fondamentale pour accéder à la conscience de soi, y compris dans le conflit, dans la confrontation. Exister comme homme, au milieu d’autres hommes, c’est vouloir exister comme conscience libre et prendre des risques pour conquérir et affirmer cette liberté aux yeux des autres.

« Puisqu’il est nécessaire que chacune des deux consciences de soi, qui s’opposent l’une à l’autre, s’efforce de se manifester et de s’affirmer, devant l’autre et pour l’autre »[5].

L’intersubjectivité

En fait, le texte montre que, paradoxalement, l’intersubjectivité précède et conditionne la subjectivité. Car s’il n’y avait pas d’autres consciences de soi, aucune conscience de soi ne pourrait se forger. Autrui est toujours déjà-là à l’intérieur du sujet lui-même, et le sujet est toujours – et tout entier – hors de lui-même. Croire l’inverse, c’est verser dans l’illusion de la robinsonnade. Cette communication des consciences suppose nécessairement une confrontation, puisque chaque conscience de soi  tient à prouver qu’elle existe et veut être reconnue par les autres consciences. Cette dimension de l’existence humaine se nomme l’intersubjectivité. Des sujets se rencontrent, se comparent, s’affrontent, coopèrent, échangent toutes sortes de choses : des idées, des sentiments, des promesses, des coups de poings parfois aussi…

Et parce que toutes les consciences sont différentes, elles s’affirment comme des libertés, avec lesquelles il nécessaire de composer ou, au contraire, contre lesquelles il faut s’affirmer. Par exemple, être de « gauche », de « droite », « croyant » ou « athée », c’est poser des valeurs, des convictions ; c’est aussi se reconnaître soi-même dans ces valeurs et chercher à se faire reconnaître par d’autres en tant que conscience libre. C’est bien sûr reconnaître la liberté de conscience, le pluralisme politique, la vie démocratique. Mais c’est aussi reconnaître que le consensus n’est ni possible ni souhaitable dans une démocratie. L’essentiel est ailleurs, à savoir dans la constitution et la préservation d’un espace commun au sein duquel les consciences peuvent affirmer leur différence et s’affronter dans le respect mutuel.

Dans ce texte destiné à un public non averti en philosophie, Jean-Paul Sartre nous offre un aperçu synthétique des thèses  originales qu’il consacre notamment à la question phénoménologique du rapport à autrui, et qui offrent des pages étonnantes sur le statut du regard, de la honte ou encore du désir amoureux [6] . Je ne puis qu’inviter le lecteur à se plonger dans cette oeuvre passionnante.

n
[1]
Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme (1946).
[2] René Descartes, Discours de la méthode, 4ème partie (1637).
[3] Edmund Husserl, Méditations cartésiennes, Deuxième Méditation, trad. G. Pfeiffer et E. Levinas, Vrin, 1947, p. 28.
[4] Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, 3ème partie, Paris, 1943, Tel / Gallimard, p.275.
[5] G.W.F. Hegel, Propédeutique philosophique, § 34.
[6] Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, 3ème partie, Paris, 1943, Tel / Gallimard

 

D. Guillon-Legeay

Professeur agrégé de philosophie, Daniel Guillon-Legeay a enseigné la philosophie en lycée durant vingt-cinq années en lycée. Il tient le blog Chemins de Philosophie. Suivre sur Twitter: @dguillonlegeay

 

 

Commentaires

Cher Daniel , votre papier est puissant ! J’ai beau chercher la petite bête pour faire l’intéressant , je ne peux que rendre les armes . Sur l’intersubjectivité  » qui précède et conditionne la subjectivité « , je ne vois pas ce qu’on peut écrire de mieux . Et je partage vos craintes concernant le communautarisme et le multiculturalisme. En clair , vous avez rempli votre contrat de stimulation intellectuelle. Grâces vous en soient rendues !

par Philippe Le Corroller - le 3 décembre, 2016


Bonjour,

« L’existence précède l’essence ».L’univers existait, avant l’alignement des planètes: notre Galaxie, et la conscience!

« L’enfer,c’est les autres ». Sartre a essayé d’expliquer ou de se justifier (trop tard) cet axiome rapide et laconique. On pourrrait lui opposer : »deviens ce que tu es », induisant depuis l’inné (l’être en soi) des caractères de fond propres au nouveau-né.Ou lui opposer l’enfer, c’est moi, sans les autres, ou, le paradis, c’est les autres.

« La vie m’a confié un secret » : »vois m’a t’elle dit, je suis ce qui doit se surmonter soi-même ».

par philo'ofser - le 4 décembre, 2016


Ce grand texte de philo me réconcilie avec le philosophe Jean-paul Sartre mais pas avec l’intellectuel qui dans sa conscience devait se battre avec ses convictions, ses positions et ses erreurs des realites des politiques de son époque.

par Norbert Benhaïm - le 8 décembre, 2016


Génial merci !

par Nyme Ano - le 9 janvier, 2017


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