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Les marivaudages du réel et du virtuel

8/06/2017 | par Bruno Jarrosson | dans Science & Techno | 8 commentaires

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CHRONIQUE : En se faisant image, le virtuel s’impose de façon immédiate, il rompt l’ordre des causalités, il nous met face à un possible libéré de la matière, estime Bruno Jarrosson. Dans ce réel-là, tout ou presque est possible. Il n’y a plus de réel, il n’y a que du possible.


Ingénieur Supélec, conseiller en stratégie, Bruno Jarrosson enseigne la philosophie des sciences à Supélec et la théorie des organisations à l’Université Paris-Sorbonne. Co-fondateur et président de l’association « Humanités et entreprise », auteur de nombreux ouvrages, il a publié dernièrement De Sun Tzu à Steve Jobs, une histoire de la stratégie (éd. Dunod, 2016). Suivre sur Twitter : @BrunoJarrosson


 

On connaît le réel et son opposé, l’irréel. Le réalisme consiste précisément à ne pas prendre pour réel ce qui ne l’est pas, autrement dit à confronter ses croyances à l’épreuve de la réalité observable. Et l’on connaît bien et depuis longtemps le possible et l’impossible. À dire vrai, on connaît surtout le possible ; quant à l’impossible, on l’imagine. Mais on ne se contente pas toujours de l’imaginer, il arrive aussi que l’on développe une technique pour le rendre réel. Ainsi la technique consiste-t-elle à faire entrer du réel dans l’impossible. Il était a priori impossible pour l’homme du xviiie siècle de faire voler un objet de deux cents tonnes, mais il lui était possible de l’imaginer, de penser l’impossible. Puis, en deux siècles, il a su rendre réel cet impossible en construisant des gros porteurs. Faire bouger constamment la frontière entre le possible et l’impossible, telle est l’essence de la technique.

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En prolongeant son imagination par la technique, l’homme a montré que la frontière entre le possible et l’impossible était une frontière mobile. Faire voler des avions de deux cents tonnes ? Et quoi encore ? C’est une immense idée et c’est l’honneur de l’esprit humain que de ne pas se laisser impressionner par l’impossible, mais au contraire de l’affronter, de se le colleter sans modestie. C’est mettre de l’utopie au cœur de la vie.

Et le virtuel dans tout ça ?

Dans le virtuel comme dans les dessins animés, tout est possible. La loi de la gravité ne s’applique pas aux personnages de Walt Disney. Bien qu’il pèse probablement plus de 25 kg et qu’il n’ait pas d’ailes, grâce à la plume magique qu’il tient dans sa trompe, Dumbo peut s’envoler au moment crucial, en battant de ses grandes oreilles. Ce que le prince Charles n’a jamais réussi à faire.

Or la technique s’y est également mise : elle joue maintenant, elle aussi, au jeu du virtuel. Il ne s’agit plus seulement de faire décoller des avions, mais de créer et de montrer des images, de faire entrer du virtuel dans le possible.

Le virtuel est léger, il ne manipule que de l’information. Il n’est donc pas limité par ce que le pondérable impose d’impossible. Il ne reste qu’à y entrer.

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Comme le montre le personnage interprété par Michel Blanc dans l’inénarrable série des Bronzés, la séduction amoureuse se joue entre le réel et l’impossible. « J’ai une ouverture », ne cesse de répéter le personnage du dragueur malheureux et inefficace. Enfin, c’est tout au moins possible… Cette ouverture qui concerne une personne bien réelle est-elle elle-même bien réelle ? Cette réalité d’une personne précise et d’une ouverture bien identifiée va être confrontée à la frontière entre le possible et l’impossible. « Ce soir je conclus. »

Ou pas, bien sûr.

Le râteau, version amoureuse du poteau. Le poteau que l’on peut se prendre manifeste de façon claire l’émergence du réel. La meilleure preuve que le monde n’est pas que représentation, qu’il existe un réel extérieur à moi qui peut me contraindre, c’est que je ne peux pas passer à travers les poteaux par la seule force de ma volonté. Le poteau manifeste sa réalité en me résistant. Comme les cibles amoureuses du bronzé dragueur.

Tout cela, bien sûr, c’était dans l’ancien temps, à l’heure de la drague à la grand-papa. Maintenant, sur Meetic, tout est possible. Il ne s’agit pas de draguer une cible réelle, mais tout un réseau. Pendant que je consulte Facebook – j’en ai bien le droit –, m’apparaissent sur un bandeau à droite des photos de femmes avec lesquelles on me propose d’entrer en contact. Pourquoi ? Je l’ignore. Qu’ai-je fait pour mériter cela ? Comme je n’ai pas exploré la piste, j’ignore s’il s’agit de femmes réelles ou seulement virtuelles.

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En tout cas, il s’agit d’amener le chaland à s’inscrire au réseau. Et, au bout du clavier, un monde virtuel bruit. Un monde virtuel qui peut se suffire à lui-même, qu’il n’est plus nécessaire de rendre réel. C’est seulement avec ce monde virtuel que l’on a affaire, le retour au réel n’est plus un objectif.

Cette mutation est explicitée dans le tableau ci-dessous :

  • l’animal ne fait pas la différence entre le réel et le possible, il ne change pas le monde puisqu’il ne se représente rien hors du réel ; pour lui, il n’y a pas de représentation élaborée, donc pas de possible hors du réel ;
  • le technicien dissocie le possible et le réel, puis il agit pour rendre réel ce qui est possible ; cela suppose d’avoir cette qualité typiquement humaine de se représenter ce qui n’est pas, de voir le possible au-delà du réel ;
  • le magicien rend le virtuel possible ;
  • l’artiste travaille dans le virtuel sans se soucier de la notion de possible.

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En se faisant image, le virtuel s’impose de façon immédiate, il rompt l’ordre des causalités, il nous met face à un possible libéré de la matière, de la pesanteur. Dans ce réel-là, tout ou presque est possible. Il n’y a plus de réel, il n’y a que du possible.

 

Bruno Jarrosson

Ingénieur Supélec, conseiller en stratégie, Bruno Jarrosson enseigne la philosophie des sciences à Supélec et la théorie des organisations à l'Université Paris-Sorbonne. Co-fondateur et président de l’association "Humanités et entreprise", il est l'auteur de nombreux ouvrages, notamment Invitation à une philosophie du management (1991) ; Pourquoi c'est si dur de changer (2007) ; Les secrets du temps (2012) et dernièrement De Sun Tzu à Steve Jobs, une histoire de la stratégie (2016). Suivre sur Twitter : @BrunoJarrosson

 

 

Commentaires

Euh…
S’agit-il d’une colonne de propagande pour les images ?
Ou d’une publicité pour justifier le fait que nous sommes submergés d’images… que l’Homme produit… du matin au soir ?
Quand on songe à l’effet produit par tant de bombardement d’images : le choc découlant de pouvoir regarder les non acteurs se jeter par les fenêtres des deux tours à New York, pour s’écraser sur le pavé en bas, sans pouvoir se raccrocher à quoi que ce soit pour différencier ces images du film catastrophe dont les Américains se délectent, alors, on est légèrement mal à l’aise là.
Quand on songe à la destruction de la représentation politique, réduite à une émission de télé…réalité où les candidats se tapent dessus pour le regard des spectateurs, et perdent jusqu’au sens de leur démarche, cette colonne fait mal.
Ce qui nous est proposé comme compensation pour tant de pertes n’est pas à la hauteur, je suis désolée.
Que chaque éclairé devienne son propre roi dans une vie… insignifiante, où il se donne en spectacle même pour lui-même, c’est triste.
Au bout d’un certain temps passé à ce jeu, on arrive à une impasse au niveau de la conscience : le sentiment du sujet lui-même d’être… irréel.
Ce n’est pas un sentiment porteur…ni pour l’individu, ni pour sa civilisation.

par Debra - le 9 juin, 2017


…réponse à Débra,
vos remarques sont légitimes et font écho à B. JARROSSON « En se faisant image, le virtuel s’impose de façon immédiate, il rompt l’ordre des causalités, il nous met face à un possible libéré de la matière, de la pesanteur. Dans ce réel-là, tout ou presque est possible. Il n’y a plus de réel, il n’y a que du possible. »

Ce tout possible suggère le pire comme le meilleur. Rompre l’ordre de la causalité, se libérer de la matière, perdre le contact avec le réel, autant de possible dont chacun peut imaginer les possibles finalités.
Dans ce texte, je ne lis qu’un constat, charge à chacun d’anticiper l’avenir…
tine

par chiarappa - le 9 juin, 2017


Entre le réel et le virtuel, il faut savoir choisir, non ? Randonnant dans les îles grecques, il y a trois ou quatre ans , je me suis levé très tôt un matin , pour assister à l’aube sur la caldeira de Santorin , avant que ne débarquent les touristes américains de leurs paquebots géants. Je vis alors une dizaine de jeunes gens et jeunes filles, qui avaient fait le même calcul ou , c’est plus probable, sortaient d’une boîte,
s’assoir sur un muret…en tournant le dos à ce spectacle sublime, pour pianoter sur leur portable ! Ce matin là, j’ai mieux compris tous ceux qui prennent un temps de réflexion avant d’adopter la dernière nouveauté de la technologie .

par Philippe Le Corroller - le 16 juin, 2017


Réponse à chiappara :

Il me semble important de remettre sur le tapis quelques constatations :
L’invention du virtuel se fait en postulant… un Homme créateur, qui installe sa… divinité… dans la sphère de l’artifice de son propre monde, qui coïncide, dans l’ensemble, avec la ville, où il s’imagine (plutôt… essaie de se convaincre) Maître d’un lieu qu’il contrôle à partir de la volonté consciente de son Moi.
L’invention du virtuel se fait sur fond de rejet faustien d’être une créaTURe, donc… d’être créé, qui est une forme au passive, vous le reconnaitrez.
L’invention du virtuel se fait dans l’ignorance de ce même Homme qu’il subit les effets de son aliénation à ses systèmes symboliques (langage numérique ET parole) coupés de leur étayage sur un Réel (qui n’est pas la réalité) qui les nourrit. La capacité de l’Homme de reconnaître sa dépendance envers ce même Réel est ce qui lui permet de ne pas se perdre dans les labyrinthes de ses systèmes symboliques.
La forclusion du Réel, de la nature, et de..Dieu met l’Homme dans une position d’idolâtrie très dangereuse. Nos ancêtres de l’Antiquité le savaient. Nous, les Modernes… ne voulons pas le savoir…

par Debra - le 18 juin, 2017


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