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Avec Judith Butler, la vulnérabilité comme ressource politique

29/11/2017 | par Lucile Richard | dans Politique | 5 commentaires

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ANALYSE : Judith Butler déploie une conception des rapports entre l’individu et la société qui fait de la prise en compte de la précarité une question incontournable pour le politique, explique Lucile Richard dans iPhilo. Mettant en évidence le fait que des choix collectifs expliquent la distribution différentielle de la précarité dans nos sociétés contemporaines, la philosophe américaine cherche, à travers un usage renouvelé du concept de vulnérabilité, à penser les modalités d’un traitement plus égalitaire de cette condition existentielle.

Lucile Richard est doctorante en Théorie politique au Centre de recherches politiques (CEVIPOF) de Sciences Po Paris, où elle prépare une thèse sur « la vulnérabilité dans les théories contemporaines de la démocratie radicale » et assure un cours d’introduction à la science politique. Elle enseigne également la philosophie morale et politique à l’Université Paris-Est. 


D’abord thématisé par des penseurs s’interrogeant sur des problèmes bioéthiques touchant en particulier à la question de la naissance (PMA, GPA, avortement) et à celle de la mort (euthanasie, suicide assisté), le concept de vulnérabilité fait depuis maintenant plusieurs années l’objet d’un intérêt spécifique dans le champ des sciences humaines, en particulier chez les philosophes s’interrogeant sur les rapports de l’éthique au politique. S’inscrivant dans un champ de réflexion ouvert par les éthiques du care, ces analyses ont déplacé la problématique de la vulnérabilité des extrémités de la vie (du bien-naître et du bien-mourir) à son centre, c’est-à-dire aux modalités de la perpétuation et de l’épanouissement au jour le jour de la vie (du survivre et du bien-vivre).

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En montrant que le soin, l’aide et l’attention aux autres et à leurs besoins constituaient un ensemble d’activités structurant et nécessaire pour édifier, maintenir, et rendre vivable un monde commun, les éthiques du  care ont  amené  de nombreux  auteurs  à  penser la vulnérabilité comme une réalité collective, ayant trait à des questions de justice sociale et de responsabilité politique.[1] Ainsi de Judith Butler qui articulent dans ses travaux récents le concept de vulnérabilité à ceux de précarité et de précarisation de façon à lui conférer une dimension proprement politique.[2]

Les conditions remises en cause d’une vie viable et vivable

La place centrale accordée par Judith Butler au concept de vulnérabilité dans sa réflexion politique s’appuie sur le constat d’une précarisation grandissante des conditions de vie des individus dans les démocraties libérales occidentales.[3]

Cette notion vient rendre compte du phénomène de réduction, de suspension ou de destruction des mécanismes structurels de soutien permettant aux individus de subvenir à leurs besoins fondamentaux. Dans le contexte des démocraties occidentales contemporaines sur lesquelles Judith Butler réfléchit, en particulier les Etats-Unis et les pays d’Europe de l’Ouest, ce phénomène est envisagé comme étant le corollaire d’une détermination croissante des politiques publiques par les contraintes économiques. La précarisation ainsi envisagée renvoie plus spécifiquement au phénomène de démantèlement ou d’amenuisement des dispositifs de protection et de prévoyance existant dans la sphère du travail, de la santé ou du logement et ayant pour objectif d’assurer aux individus les conditions d’une vie viable et vivable.

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Ce phénomène a pour effet d’augmenter l’incertitude des individus vis-à-vis de leur avenir, d’une part en diminuant la possibilité qu’ils ont de se projeter à long terme, et d’autre part en décuplant les risques de détérioration de leurs conditions de vie tant au niveau matériel qu’au niveau psychologique.[4] Il s’accompagne, pour ceux qui le subissent, d’un sentiment d’échec et de culpabilité qui s’explique par le fait que l’individu, dans un contexte où les valeurs entrepreneuriales d’autonomie, d’adaptation aux exigences et de performance sont devenues de véritables impératifs moraux, se comprend comme l’unique responsable de sa situation. Cette individualisation de la responsabilité dépolitise le phénomène en empêchant les individus précarisés de voir dans leur situation, à la fois une réalité partagée et le fruit de choix collectifs concernant le rôle et la place de l’économie dans nos projets de vie.[5]

Reconnaître la précarité existentielle de tout être vivant

Pour Judith Butler, se rendre à même de traiter les conséquences désastreuses de la précarisation suppose de dénoncer l’ordre normatif néolibéral qui en empêche la politisation. Il s’agit plus spécifiquement de révéler la fausseté et la dangerosité de la représentation des rapports entre le social et l’individuel sur laquelle il repose. Se faisant, elle développe une conception alternative de ces mêmes rapports, qui lui sert de base pour mener à bien son projet critique.

Cette représentation est caractérisée par l’idée qu’un individu peut naturellement et par lui-même assurer la pérennité de ses  conditions de vie. A l’exception de certaines configurations très spécifiques (la petite enfance, la grande vieillesse ou certains handicaps par exemple), les êtres humains seraient des êtres autosuffisants, toujours à même de répondre de manière autonome et individuelle aux obstacles qu’ils rencontreraient dans leurs efforts pour subvenir à leurs besoins.[6]

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Faussée d’abord, cette représentation l’est parce qu’elle nie la précarité existentielle qui caractérise tout être vivant, c’est-à-dire le fait que sa survie et son épanouissement dépendent d’un réseau de relations et de dispositifs institutionnels qui lui permettent, tout au long de sa vie de répondre à ses besoins. Pour Judith Butler en effet, c’est parce que nous sommes liés les uns aux autres par des relations de soin, de protection et de solidarité socialement définies et mises en oeuvre que nos vies individuelles sont rendues possibles et qu’elles prennent une certaine forme et certaines caractéristiques.[7] Le contenu, la qualité et la quantité de telles relations dépendent de la manière dont les sociétés évaluent ce qu’est une «bonne» vie, c’est-à-dire une vie qui vaille la peine d’être vécue. De ce fait, la condition existentielle de précarité s’actualise non seulement différemment selon la société dans lequel un individu vit, mais différentiellement selon l’adéquation de sa manière de vivre avec les manières de vivre valorisées dans cette même société. De façon à en rendre compte Judith Butler distingue la precariousness de la precarity [8]. La première vient expliquer formellement la fragilité induite par la dépendance de notre survie et de notre bien-être à un réseau de relations. La seconde rend compte de la manière dont elle se matérialise en fonction des relations spécifiques engagées à l’intérieur d’une société donnée, en fonction des contraintes et des normes propres à son environnement et à son histoire. Ainsi, Judith Butler remarque que les catégories de la population les plus touchées par le phénomène contemporain de précarisation sont celles dont les formes de vie ne correspondent pas aux critères de rentabilité et de productivité qui caractérisent une «bonne» vie du point de vue des valeurs des sociétés contemporaines.[9]

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Cette représentation est également dangereuse parce qu’elle conduit à envisager les mécanismes structurels de soutien et de protection des conditions de vie comme un outillage superflu voire nocif au développement social. Puisque la charge d’assurer son épanouissement revient à l’individu, alors le réseau de relations qui a été constitué pour le soutenir est inutile et peut même constituer un obstacle à l’accroissement du bien-être global en confisquant des ressources non négligeables dans le but de soutenir des individus «inefficaces». A travers cette remarque, la précarisation se découvre comme un dispositif biopolitique permettant de trier entre des populations qui se conforment ou peuvent se conformer aux attentes du marché et celles qui ne s’y conforment pas ou ne le peuvent pas. Les populations étant gouvernées de façon à être rendues plus performantes du point de vue des critères de la rentabilité économique, celles qui sont jugées comme ne pouvant pas répondre positivement à ces critères sont en conséquences considérées comme des rebuts inutiles, superflus, «jetables»[10], tout en restant les récepteurs des effets de cette forme de pouvoir.

Modifier les façons dont s’actualise notre vulnérabilité

A travers cette critique, Judith Butler déploie une conception des rapports entre l’individu et la société qui fait de la gestion de la précarité une question incontournable pour le politique. Elle montre plus spécifiquement la manière dont cette question peut être adéquatement formulée. En faisant de la précarité cette réalité existentielle s’actualisant différemment et différentiellement selon les sociétés et les statuts de ceux qui vivent, elle entend en effet mettre en évidence deux choses : d’abord que chercher les moyens qui nous permettraient de nous extraire de la précarité est une quête vaine (seule la mort nous en libère) ; ensuite que si l’existence de la précarité n’est pas un problème en soi, la manière dont celle-ci s’actualise peut l’être dès lors qu’elle favorise les inégalités et l’exploitation d’autrui, comme c’est le cas dans le phénomène de précarisation.[11] En d’autres termes, ce sur quoi il faut réfléchir collectivement pour répondre aux conséquences si néfastes de ce type de phénomène, c’est aux moyens permettant de transformer les modes sur lesquels se matérialise la précarité dans notre société. C’est dans ce but qu’elle refonde le concept de vulnérabilité. Il constitue pour elle, l’un de ces moyens. Voyons comment.

Pour Judith Butler, la vulnérabilité n’est pas «un trait ou une disposition épisodique du corps individuel et séparé» mais «un mode de relationalité qui, de temps en temps vient remettre en question cette séparation ».[12] Elle renvoie à la dimension d’exposition (à la blessure, à la déception mais aussi à la joie et à la surprise[13]) propre à tous les liens que nous engageons et entretenons avec d’autres êtres vivants marqués par la même condition de précarité. En ce sens, la vulnérabilité est l’aspect de toute relation corrélatif au fait que nos vies individuelles n’existent qu’en raison du réseau d’interdépendances qui assure notre existence et soutient notre développement. Elle est le média, le biais relationnel par lequel la précarité s’actualise, et c’est donc en se focalisant sur la transformation de ses caractéristiques que l’on pourra éviter le développement de phénomènes comme celui de la précarisation. Plus précisément, puisque l’actualisation de la précarité dépend des valeurs définissant les formes de vie devant ou non être soutenues par l’institution d’un réseau d’interdépendance, alors le degré de l’exposition, son caractère bénéfique ou nocif, l’existence ou non d’inégalités de traitement de la vulnérabilité selon le statut occupé par un individu dans une société donnée, dépend également des valeurs par lesquelles nous définissons des vies «vivables»[14].

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Ainsi traiter le problème que pose la précarité telle qu’elle se réalise dans nos sociétés contemporaines, demande de modifier collectivement les normes concernant les formes de vie sur lesquelles reposent nos relations et en particulier les caractéristiques de notre exposition. Pour se faire, il ne s’agit pas seulement de proposer une alternative théorique à l’ensemble de valeurs qui structurent le cadre néolibéral actuel, en faisant par exemple de l’attention à autrui et à notre situation d’interdépendance des comportements valorisés. Il s’agit surtout, selon Judith Butler, de mettre en œuvre cette alternative dans nos rapports avec les autres, c’est-à-dire de modifier en pratique les façons dont doit et peut s’actualiser notre vulnérabilité.[15] Les mouvements des «places» (comme «Occupy») donnent selon elle un exemple de cette manière de procéder. En faisant valoir leurs revendications contre la précarisation à travers des relations «horizontales», égalitaires et non-violentes (mise en place d’une cantine autonome, d’installation visant à protéger des intempéries, de lits de camps, de dispositifs de protection et de solidarité contre les violences policières etc..) les manifestants ont acté de la possibilité qu’un autre régime de vulnérabilité soit soutenable.[16] Ils ont ainsi mobilisé leur vulnérabilité comme une ressource politique et critique, faisant de celle-ci quelque chose comme «une forme d’activisme»[17].

[1] TRONTO, Joan. Moral Boundaries. A Political Argument for an Ethic of Care, New York : Routledge. 1993.
LAUGIER, Sandra. & PAPERMAN, Patricia (dir.) Le souci des autres. Éthique et politique du care, Paris : éd. de l’EHESS, 2005.
[2] Voir ses travaux depuis : BUTLER, Judith. Precarious Life: The Powers of Mourning and Violence. Verso, 2004.
[3] Judith Butler propose sa réflexion sur la précarisation dans plusieurs de ses ouvrages. Voir en particulier le dernier en date : BUTLER, Judith. Notes Toward a Performative Theory of Assembly (Mary Flexner Lectures of Bryn Mawr College). Harvard University Press, 2015, p.13 et suivantes.
[4] BUTLER, Judith, ATHANASIOU, Athena. Dispossession: The Performative in the Political. Polity, 2013, p.46
[5] BUTLER, Judith. Notes Toward a Performative Theory of Assembly. Harvard University Press. 2015. p.14
[6] BUTLER, Judith. Ce qui fait une vie : Essai sur la violence, la guerre et le deuil. Translated by Joëlle Marelli. Zones, 2010. p.27
[7] BUTLER, Judith. Ibid, p.8
[8] BUTLER, Judith. Notes Toward a Performative Theory of Assembly. Harvard University Press. 2015. p.20-21
[9] Butler, Judith, Ibid. p.40
[10] BUTLER, Judith. Ibid, p.145
[11] BUTLER, Judith, Ibid. p.69
[12] BUTLER, Judith. Ibid, p.130
[13] BUTLER, Judith. Ibid, p.148
[14] BUTLER, Judith. Ce qui fait une vie : Essai sur la violence, la guerre et le deuil. Translated by Joëlle Marelli. Zones, 2010. p.25
[15] BUTLER, Judith, Ibid, p.210
[16] BUTLER, Judith, Ibid, p.89
[17] BUTLER, Judith, Ibid, p.123

 

Lucile Richard

Lucile Richard est doctorante à Sciences Po Paris, où elle prépare une thèse sur «la vulnérabilité dans les théories contemporaines de la démocratie radicale» et donne un cours sur la politique de l’hospitalité.

 

 

Commentaires

D’une part, il faut palier au désastre causé dans les personnes par le « cadre libéral », d’autre part il faut protéger les cultures qui luttent contre son arrivée.
La vulnérabilité ne concerne pas seulement les personnes en déshérence. Elle est, en amont, celle des cultures et des peuples qui disparaissent les uns après les autres silencieusement.

par Gérard Champion - le 29 novembre, 2017


CF le coffret de 3 CD : Exister dans la fragilité
Fremeaux & Associés.
Le CD numéro 3. La fragilité et le politique

par Laurence Vanin - le 29 novembre, 2017


Votre très intéressant exposé du travail de Judith Butler sur la précarisation dans nos sociétés soumises à l’économie libérale, et analysée comme conséquence,voire choix délibéré politique d’organisation de celles-ci, éliminant les individus « non conformes » sur des critères de rentabilité et de performance. Mais il m’a semblé que votre conclusion n’a pas été développée suffisamment à propos des phénomènes émergents de lutte et d’organisation contre cette précarité rampante qui désormais peut atteindre toutes les strates de nos sociétés contemporaines et plus spécifiquement occidentales. Cordialement. Abate Gérard

par Abate Gérard - le 30 novembre, 2017


Assez intéressant, même si je ne partage pas la conviction de l’auteur qu’il faut incriminer les puissants qui exploitent les faibles, en appliquant ce qui est appelé une pensée néolibérale. Cette manière de penser est déjà le problème en lui-même…
Il est devenu un idéal collectif ET individuel de nier, et d’évacuer le sentiment de vulnérabilité qui va de pair avec la condition humaine d’être une créature, et non pas sa propre origine.
L’idéal d’autonomie est partagé par les puissants ET par les précaires. Il est intimement intriqué dans la vision de l’individu qui est à la base de l’utopie cartésienne que nous avons réalisé en Occident en ce moment, d’où l’égocentrisme cartésien.
Dans cette optique, le but étant d’évacué tout sentiment de vulnérabilité… CHEZ L’INDIVIDU, il est évident que cela donne lieu à un collectif, et à une société, où le refus de penser SA VULNERABILITE est la norme… chez tous, précaires ou pas. Se souvenir qu’on récolte toujours les inconvénients qui découlent des avantages qu’on a acquis… avec le temps, et notre progrès, notre confort… sont de formidables avantages dans nos têtes.
L’individu fondamentalement, est celui qui ne dépend pas d’une personne avec un visage. Il peut tolérer de manière fugace de dépendre d’une instance (d’où le succès de la société fourmi), mais pas d’un autre COMME lui.
Pour le soin…
Je crois que Goethe a fait remarquer qu’il voyait déjà se profiler le jour où le monde de l’Homme serait un vaste hôpital…
Goethe était visionnaire. Peut-être y a t-il un vaste affrontement… social ? entre le besoin de soigner et le besoin d’affirmer et de manifester sa puissance, sa force ?
Il serait fort dommage d’imaginer que soigner est tout bénéfice pour l’humanité… les idéaux les plus lumineux ont l’art de donner lieu à des perversions hautement toxiques. (Ma phrase préférée… « la corruption du meilleur engendre le pire ».)
En deçà du problème de repenser les rapports sociaux organisés, surtout dans le travail, il y a le problème de la politesse dans la vie en société, y compris dans les nouveaux lieux de vie, sur le Web. Comment est-ce que je me comporte avec mon prochain quand je le croise.. dans la rue, dans les transports ? Quel accueil fais-je à son visage ?
Peut-être qu’Adam Smith serait d’accord pour assigner la responsabilité individuelle de base… dans la politesse, et pas dans le « prendre soin » de mon prochain (dans les collectifs, ou pas…). C’est fou combien on peut déjà faire avec le minimum, sans le poids de toutes ces bonnes intentions.

par Debra - le 30 novembre, 2017


La papesse du  » genre  » essaie maintenant de nous vendre le  » care  » ? Dans un pays déjà très avancé en la matière, avec un taux de dépenses publiques maximum , ça va être difficile, non ?

par Philippe Le Corroller - le 5 décembre, 2017



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