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Le choix de vie dans les séries TV

3/12/2017 | par Maël Goarzin | dans Art & Société | 4 commentaires

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ANALYSE : Les séries TV offrent la possibilité de développer la personnalité d’un personnage de manière fine et nuancée. Au fil des saisons, face aux situations auxquelles il est confronté de manière hebdomadaire, le personnage évolue, son parcours de vie se dessine et s’offre au regard indiscret du téléspectateur. Au centre de l’intrigue et du questionnement, cette évolution passe notamment par les choix et les émotions du personnage, deux éléments qui permettent de dessiner de manière réaliste le parcours de vie de ce dernier.


Maël Goarzin est doctorant en Philosophie antique à l’Université de Lausanne et à l’École Pratique des Hautes Études (EPHE) à Paris. Il tient le carnet de recherche Comment vivre au quotidien ?.


Quel regard un philosophe de formation peut-il porter sur les séries TV ? Très humblement, très loin de la posture de spécialiste des séries télé, je propose dans ce billet un regard tout à fait personnel, celui du philosophe réfléchissant sur un objet a priori non philosophique, un objet du quotidien, issu de la culture populaire. Il ne s’agit pas de prendre les séries TV comme illustration d’un concept philosophique ou d’une philosophie particulière, mais plutôt de prendre au sérieux ces œuvres de fiction et de voir ce qu’elles donnent à penser, la réflexion que la série suscite. Ce que je présente ici, c’est une manière, parmi d’autres, de regarder les séries. Non pas un téléspectateur passif, mais curieux et réfléchi.

Pour interroger les séries TV, le point de départ de ma réflexion est la question suviante : comment représenter le parcours de vie et le choix de vie d’une personne ? Et quel type de support utiliser pour le faire de manière adéquate ?

A mon avis, les séries sont un très bon moyen de représenter le parcours de vie et, finalement, de (faire) comprendre le choix de vie d’une personne. Telle est le point de vue que j’aimerais défendre ici. Mais pourquoi ? Qu’est-ce qui fait que les séries permettent d’approfondir l’évolution du choix de vie d’un personnage ? En quoi la série télé permet-elle au téléspectateur de rentrer dans l’intimité d’un personnage, de comprendre la complexité de ses décisions et de ses sentiments ? Comment expliquer, finalement, que l’on connaisse et que l’on comprenne certains personnages de série aussi bien, et parfois même mieux qu’une personne de notre entourage, qu’un être proche ?

Mon hypothèse est que la structure narrative des séries (en particulier les séries feuilletons, avec des histoires à suivre d’un épisode à l’autre), leur temporalité propre (narration longue, découpée en épisodes et en saisons, avec un temps d’attente qui permet la réflexion, du personnage comme du téléspectateur), leur réalisme (ancrage dans la réalité des séries TV actuelles, dans un champ professionnel précis par exemple, mais aussi réalisme psychologique) et leur focalisation sur certains éléments biographiques des personnages (personnalité, prises de décisions, réseaux de relations, sentiments : bref, l’intimité des personnages), tous ces éléments font des séries TV un médium privilégié dans la représentation du parcours de vie d’une personne (un peu comme le roman peut l’être, pour d’autres raisons). Pourquoi ? Parce que les séries permettent de mettre en scène de manière fine et nuancée le processus complexe du changement chez un personnage. Deux éléments, en particulier, sont souvent mis en avant par les séries TV, et permettent de représenter le parcours de vie d’un personnage.

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Premièrement, les décisions du personnage et les raisons qui le poussent à prendre ces décisions, à agir ou non par exemple. Ce premier élément permet de comprendre le choix de vie du personnage, de connaître son parcours et les différents choix qui déterminent ce parcours. Au fil des épisodes et des saisons, la série permet d’observer son comportement au quotidien, et les multiples choix auxquels le personnage est confronté. On ne connaît que très peu du personnage au début d’une série, mais la succession d’épisodes permet de mieux le connaître et de voir le personnage évoluer, se construire (ou se déconstruire dans certains cas), au gré des événements qui surviennent et des décisions prises par le personnage. L’exemple de la série Breaking Bad permet de voir comment une série peut faire cela : se focaliser sur les décisions importantes d’un personnage, Walter White, pour dévoiler son parcours de vie et faire comprendre au téléspectateur les raisons de son choix de vie. Breaking Bad met en scène l’évolution progressive du personnage principal, Walter White, confronté quotidiennement à des choix importants pour lui-même et son entourage, choix qui le mènent petit à petit à évoluer de manière radicale. Professeur de chimie dans un lycée, Walter White apprend du jour au lendemain qu’il est atteint d’un cancer et décide, pour assurer l’avenir de sa famille (sa femme et ses deux enfants, dont un enfant à naître), de fabriquer et de vendre de la drogue, donc de rentrer dans l’illégalité et, bientôt, le crime. Son cancer, élément déclencheur de toute la série, est le point de départ d’une série de choix qui vont le mener, en tant qu’individu, de simple père de famille et professeur respectable qu’il était, à devenir un véritable criminel.

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Deuxièmement, les séries TV mettent particulièrement en avant les émotions du personnage, sa manière d’être à l’autre, les relations qui sont importantes pour lui, ses réactions face à tel ou tel événement. Ce deuxième élément permet de comprendre la complexité des décisions et du choix de vie d’un personnage, non seulement rationnel, mais aussi émotionnel et relationnel. Les émotions du personnage, dont l’impact sur les décisions et le parcours de vie est souvent très fort, sont un élément central de la plupart des séries. On voit bien à travers l’exemple de la série Dexter à quel point le choix de vie et l’évolution d’un personnage se comprend en grande partie par ses émotions et son rapport à l’autre, y compris dans le cas de personnages hyper rationnels et présentés comme tels au départ. Dexter est un tueur en série qui travaille à la police de Miami en tant qu’expert médico-légal en analyse de traces de sang. A chaque épisode, il choisit une victime en fonction d’un code de conduite établi par son père dans son enfance, et qui consiste, pour assouvir une pulsion meurtrière incontrôlable, à tuer des meurtiers ayant échappé à la justice. Bien que très solitaire et particulièrement peu engagé émotionnellement vis-à-vis des autres et des événements qui surviennent autour de lui, ses choix, au fil des saisons, et le contact avec ses proches, en particulier sa femme et ses enfants, mais aussi avec ses propres victimes, lui font constamment remettre en question le code de conduite qu’il a appris, et lui font découvrir, petit à petit, les émotions qu’il est capable de ressentir. Cette série montre non seulement l’importance des choix de Dexter dans son parcours de vie (ce choix est souvent au centre d’un épisode, voire d’une saison toute entière), mais aussi l’importance des relations et des émotions de Dexter dans ces décisions et, de manière plus générale, dans son choix de vie, en particulier son choix de vie final.

Ces deux éléments font partie, me semble-t-il, de la construction progressive de la personnalité d’un personnage au cours d’une ou de plusieurs saisons d’une même série. Outre les événements auxquels le personnage est confronté (et qui ne dépendent pas de lui, mais du scénariste), ce sont ses choix et son attitude (y compris ses réactions émotionnelles) face à ces événements qui lui permettent de se construire lui-même. Et du point de vue du téléspectateur, c’est ce qui permet de mieux connaître, ou mieux « cerner » le personnage. Et cela est aussi le cas dans les séries dont le héros, comme Dexter, est a priori dépourvu d’émotions, totalement rationnel (mais c’est aussi le cas pour aussi Sheldon Cooper dans The Big Bang Theory, Dr Brennan dans Bones, Sherlock Holmes dans Elementary, Walter O’Brien dans Scorpion, etc.).

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Les séries télé actuelles sont le plus souvent des feuilletons (chaque épisode est la suite du précédent) ou des séries-feuilleton (des séries dont les épisodes racontent une histoire complète, mais qui comportent aussi des lignes narratives, principales ou secondaires, sur plusieurs épisodes ou plusieurs saisons). Les séries actuelles font donc beaucoup évoluer leurs personnages, ce qui n’a pas toujours été le cas (si vous prenez une série comme Columbo, le personnage n’évolue pas, sa vie privée et son passé sont passés sous silence, et les épisodes peuvent être vus dans n’importe quel ordre, séparément les uns des autres). Les séries actuelles, en mettant au centre de l’intrigue un ou plusieurs individus et les rapports entre ces personnages (Breaking Bad, Dexter, Friends, par exemple, ou How I met your mother), ne se focalisent pas seulement sur les différentes situations dans lesquelles ces personnages se retrouvent (une nouvelle enquête, par exemple, dans les séries policières, ou un nouveau cas clinique dans les séries médicales : séries construites autour de scénarios répétitifs), mais plutôt sur l’évolution des personnages (évolution des rapports entre le Dr Brennan et l’agent Booth dans Bones, par exemple, ou l’évolution de Sherlock Holmes dans Elementary, ou encore celle des différents personnages de Scrubs, passant progressivemment du statut de jeunes internes à celui de médecins expérimentés : séries construites avant tout par rapport à l’histoire des personnages, et leur évolution).

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En se focalisant ainsi sur l’évolution des personnages, de manière centrale (comme dans Breaking Bad, Dexter, Six Feet Under) ou secondaire (comme dans Dr House, Bones, Elementary, etc.), par leur trame narrative, donc, les séries TV donnent accès à l’intimité des personnages (relations conjugales, maladie grave, problèmes financiers, toxicomanie, etc.), et décrivent de manière souvent réaliste leur parcours de vie. De manière réaliste, c’est-à-dire dans toute leur complexité, dans toute leur épaisseur, dans toute leur ambiguïté même (le choix de vie de Dexter n’est jamais tout à fait clair, par exemple). Contrairement aux personnages de certains films (dont la durée ne permet pas de mettre en scène l’évolution du personnage), qui se résument parfois à un seul trait de caractère, les personnages de séries TV sont souvent plus complexes et échappent à cette caractérisation proche de la caricature (même phénomène que dans le roman). Même les personnages de sitcoms (séries comiques basées sur le potentiel comique d’une situation dans laquelle se retrouve un personnage ou un groupe de personnages), qui évoluent en général beaucoup moins, sont souvent plus complexes qu’il n’y paraît de prime abord. Malgré l’effet comique recherché par ce type de séries, qui met en scène des personnages types, presque des caricatures (par exemple le scientifique hyper rationnel, geek, et ne s’ouvrant pas aux autres), il n’est pas rare de voir de tels personnages évoluer au fil des saisons (Sheldon Cooper dans The Big Bang Theory par exemple).

Représenter le choix de vie d’une personne n’est pas facile, c’est tout l’enjeu des vies de philosophes que j’étudie dans le cadre de ma thèse de doctorat. Les raisons qui poussent un individu à choisir un mode de vie, à évoluer dans une certaine direction, à faire un choix de carrière, à se marier ou à avoir des enfants sont complexes. Les caractéristiques de la série TV permettent, néanmoins, de représenter, au fil des épisodes, cette complexité du choix de vie, en représentant dans les détails et de manière souvent réaliste les choix du personnage, ses hésitations, ainsi que les émotions qui accompagnent ces choix, en amont ou en aval. Ce que les séries donnent à voir, donc, ce n’est pas seulement l’histoire des personnages, ce qu’il vit, mais aussi et peut-être surtout comment il le vit, et comment, à travers les événements et les rencontres de son parcours de vie, il se transforme et construit son propre choix de vie.

Pour conclure, ce que les séries TV montrent bien, me semble-t-il, c’est l’importance des émotions, de la relation à l’autre, et des sentiments que l’on a pour l’autre dans nos décisions quotidiennes et, finalement, dans notre choix de vie. Un choix de vie purement rationnel, débarrassé de toute passion, comme celui défendu par les stoïciens dans l’Antiquité, semble alors illusoire. Dans l’Antiquité, en effet, les émotions sont souvent décrites de manière négative. Le bonheur du sage stoïcien, c’est l’apatheia, l’absence de passions, ou l’ataraxie, l’absence de troubles, recherchée aussi par les épicuriens, par exemple. Pour faire le bon choix de vie, le choix de vie philosophique, les passions doivent être éliminées parce qu’elles troublent l’âme et le jugement de la raison. On est loin du choix de vie décrit par les séries TV actuelles. Certes, les séries TV ne sont que le reflet de la vision du monde et de la manière de penser des auteurs et des  scénaristes contemporains, et non le fruit d’une réflexion philosophique. Ce qui me frappe, néanmoins, c’est la constance de ce schéma qui met au centre du choix de vie des personnages de fiction les émotions et les relations interpersonnelles. Ce que j’aimerais souligner, pour terminer ce billet, c’est la force du contraste qui se révèle ici dans la manière de penser le rapport de l’homme aux émotions : sont-elles centrales, au cœur du choix de vie individuel, ou au contraire, doivent-elles être mises à l’écart, comme dans le cas du stoïcisme ?

 

Maël Goarzin

Doctorant en Philosophie antique à l’Université de Lausanne et à l’École Pratique des Hautes Études (EPHE) à Paris, Maël Goarzin tient le blog Comment vivre au quotidien ? consacré à la philosophie comme manière de vivre et à l’(in)actualité de la philosophie antique. Il est membre de l’Association Stoa Gallica, pour l’étude et la pratique d’un stoïcisme contemporain. Suivre sur Twitter : @MaelGoarzin

 

 

Commentaires

Dans Breaking bad, peut-on parler d’un « choix » de vie ? Cette idée de choisir sa vie, de décider de « qui » on est, est sans doute au coeur de la philosophie ou de certaines religions qui reposent sur une « conversion », une « décision », une négation du « monde », dans le but « d’ouvrir » l’âme à Autre chose. Mais on peut s’interroger sur ce « phénomène » et l’interpréter aussi comme un effondrement du « monde tel qu’il va » et comme le cheminement où les humains se trouvent de faire de nécessité « vertu ». Les émotions, la violence de la panique, la rationalisation qui prend le relai, les passages à l’acte qui montrent la rupture des digues culturelles, voilà ce que décrit, il me semble, un « film » comme Breaking bad.

par Gérard Champion - le 3 décembre, 2017


 » [Les émotions] sont-elles centrales, au cœur du choix de vie individuel, ou au contraire, doivent-elles être mises à l’écart, comme dans le cas du stoïcisme ? »
L’évolution des personnages parlent plus de notre société et de nous mêmes (qui les mettons en scènes on les regardons) que sur les personnages eux-mêmes. C’est notre compassion (notre capacité à interpréter les émotions de l’autre à l’aulne de nos propres émotions mais aussi de nos propres valeurs qui donne vie aux personnages fictionnels.

Mais outre cet aspect digne d’une thèse complète sans même parler, au delà de cet effet miroir, de l’influence des séries sur nos propres perceptions sociales, nos émotions et notre aptitude compassionnelle, la question qui me semble essentielle est bien celle de la place qu’il convient de donner aux émotions dans nos choix (tant dans son interprétation que dans son usage).

Quel est la part de rationalité, des réflexes, des ressentis lorsque nous agissons ? Et quel aspect devrait-être favorisé ou minoré pour prendre un choix le cas échéant où un contrôle rationnel de ces intercesseurs devrait-être opéré ?

Les stoïciens mettaient la rationalité en avant, notre culture occidentale contemporaine en a largement hérité notamment par la révolution « des lumières », le développement de l’esprit scientifique, la laïcisation sociale, le concept de libre-arbitre et aujourd’hui même l’art est commenté et évalué plus que perçu ; Cela au point que poser la question est déjà une rationalisation.

Le cœur a des raisons que la raison ne peut entendre… au delà antanaclase apparente de Pascal, cette expression est bien plus philosophique et pertinente qu’il ne peut paraitre.

Mais l’usage et l’expérience nous a sans doute montré que le choix rationnel, ou rationalisé, était plus satisfaisant que la réaction émotionnelle.

Cependant tout choix rationalisé est lui même empreint d’émotions. L »important est peut-être d’en prendre conscience pour mieux intégrer nos émotions dans nos choix raisonnés (ou dans nos jugements d’autrui).

Remarque additionnelle:
Selon les sciences de la neurologie nos actes précèdent notre conscience… Quelle remise en question de notre libre arbitre et de notre concept de raisonnement rationnel ! Voilà là aussi une belle source d’inspiration philosophique. Nos choix seraient-ils, par exemple, dictés par nos sélections mémorielles des expériences passées ? Quelle seraient alors la part rationnelle de cette sélection ?

par Olivier MONTULET - le 3 décembre, 2017


Je dois dire qu’il y a un truc que je ne comprend pas.
Quand on parle de série télé en France, on parle presque systématiquement de série… AMERICAINE.
Ceci est tellement vrai que d’une manière stupide et réactionnaire, cela m’a rendu allergique à l’idée de même regarder une série américaine, alors que… dans le temps j’ai pu être plus…. nuancée… dans mon appréciation de ma culture… natale.
La bonne nouvelle, c’est que depuis quelques années, je regarde avec un énorme bonheur la crème de la crème des séries télé de la Corée du Sud. Pas n’importe quelle série, bien entendu : la crème de la crème, et pas mal de drames historiques.
Pour le coup, cette télé là est un vrai dépaysement, et, je pourrai ajouter de manière tout à fait perfide.. UNE VRAIE OUVERTURE sur un monde que je ne connais pas, et ne connaîtrai pas. Certes, la série télé est un monde factice, mais c’est une autre manière de faire du tourisme…
Oui… faire du tourisme, et pas… être colonisée…

par Debra - le 3 décembre, 2017


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