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Gilles Deleuze : « L’information, c’est la société de contrôle »

12/01/2018 | par L'équipe d'iPhilo | dans Philo Contemporaine | 7 commentaires

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VIDEO : Nous vous proposons le vendredi des vidéos de philosophes glanées sur le web. Car si l’on connaît leurs noms, parfois leurs pensées, souvent nous manque-t-il leur voix. Retrouvez ainsi le ton et le souffle des philosophes dans leurs propres mots. Et pour continuer, après ceux de Roland Barthes, voici ceux de Gilles Deleuze qu’il consacre ici à l’information définie comme « mot d’ordre ». Un discours prononcé en 1987, mais qui n’a pas pris une ride alors que l’Etat souhaite éliminer de la sphère médiatique les « fausses nouvelles »… au risque d’une société de contrôle ?

Lire aussi : Aperçu sur les limites de l’information (Guy Durandin)

Cette vidéo est consacrée plus généralement à l’art. Mais, sur le thème « L’information et la société de contrôle » que nous avons choisi, nous vous conseillons un extrait qui commence au début de la vidéo pour se terminer à la minute 8’35. Libre à vous bien sûr d’aller plus loin ! L’extrait choisi a été retranscrit par nos soins, en-dessous de la vidéo elle-même.

«Informer, c’est faire circuler un mot d’ordre»

Avoir une idée, ce n’est pas de l’ordre de la communication. Je veux dire à quel point tout ce dont on parle est irréductible à toute communication. En un premier sens, on pourrait dire que la communication, c’est la transmission et la propagation d’une information. Or, une information, c’est quoi ? Ce n’est pas très compliqué. Tout le monde le sait : une information, c’est un ensemble de mots d’ordre. Quand on vous informe, on vous dit ce que vous êtes censé croire. En d’autres termes, informer, c’est faire circuler un mot d’ordre. Les déclarations de police sont dites, à juste titre, des communiqués. On nous communique de l’information, c’est-à-dire on nous dit ce que nous sommes tenus de croire, ou même pas de croire mais de faire comme si l’on croyait. On ne nous demande pas de croire, on nous demande de nous comporter comme si l’on croyait. C’est cela l’information, la communication – et indépendamment de ces mots d’ordre et de la transmission de ces mots d’ordre, il n’y a pas de communication, il n’y a pas d’information.

Ce qui revient à dire que l’information, c’est exactement le système du contrôle. Et c’est vrai. Enfin, c’est une platitude, c’est évident. C’est évident sauf que ça nous concerne particulièrement aujourd’hui parce que nous entrons dans une société que l’on pourrait appeler une société de contrôle.

De la société de souveraineté à la société disciplinaire

Vous savez, un penseur comme Michel Foucault avait analysé deux types de société, assez rapprochés de nous. Les unes qu’il appelait des sociétés de souveraineté, les autres qu’il appelait des sociétés disciplinaires. Et les sociétés disciplinaires, qu’il faisait partir nettement avec Napoléon, se définissaient par la constitution de milieux d’enfermement : prison, école, atelier, hôpital. Et oui, les sociétés disciplinaires avaient besoin de ça. Ça a un peu engendré des ambiguïtés chez certains lecteurs parce qu’on a cru que c’était la dernière pensée de Foucault. Evidemment non, Foucault n’a jamais cru, même il a dit très clairement que les sociétés disciplinaires n’étaient pas éternelles. Et bien plus, il pensait évidemment que nous entrions dans un type de société nouveau.

Lire aussi : Un dispositif de pouvoir foucaldien emblématique : le supermarché (Simon Lemoine)

Bien sûr, il y a toutes sortes de restes de société disciplinaire, et pour des années et des années. Mais nous savons déjà que nous sommes dans des sociétés d’un autre type – c’est William Burroughs qui prononçait le mot très simple de «contrôle», Foucault avait une très vive admiration pour Burroughs. Nous entrons dans des sociétés de contrôle qui se définissent très différemment des sociétés de discipline.

«Les sociétés de contrôle ne passeront plus par des lieux d’enfermement»

Nous n’avons plus besoin, ou plutôt ceux qui veillent à notre bien, n’ont plus besoin ou n’auront plus besoin de milieux d’enfermement. Vous me direz, ce n’est pas évident avec tout ce qui se passe en ce moment, mais ce n’est pas du tout la question. C’est peut-être pour dans cinquante ans, mais actuellement déjà tout ça – les prisons, les écoles, les hôpitaux – sont des lieux de discussion permanents. Est-ce qu’il ne faut pas mieux répandre partout les soins à domicile ? Les usines, les ateliers ? Ça craque par tous les bouts. Est-ce qu’il ne vaut pas mieux les régimes de sous-traitance ? Et même le travail à domicile ? Les prisons ? C’est une question. Qu’est-ce qu’il faut faire ? Qu’est-ce qu’on peut trouver ? Est-ce qu’il n’y a pas d’autres moyens de punir les gens ?

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Ce sont des vieux problèmes qui renaissent parce que les sociétés de contrôle ne passeront évidemment plus par des milieux d’enfermement. Même l’école ! Il faut bien surveiller l’étape suivante – ça ne se développera que dans trente ans, quarante ans – pour nous expliquer que l’épatant serait de faire en même temps l’école et la profession. Ce sera très intéressant parce que l’identité de l’école et de la profession dans la formation permanente, qui est notre avenir, ça n’impliquera plus forcément le regroupement d’écoliers dans un milieu d’enfermement. Ça pourra se faire tout à fait autrement. Ça se fera par minitel, enfin tout ça, tout ce que vous voudrez !

«Alors pourquoi je raconte tout ça ?»

Ce seront des formes de contrôle. Vous voyez en quoi un contrôle, ce n’est pas une discipline, je dirais par exemple d’un autoroute que vous n’enfermez pas les gens, mais, en faisant un autoroute, vous multipliez les moyens de contrôle. Je ne dis pas que ce soit là le but ultime de l’autoroute. Mais des gens peuvent tourner à l’infini sans être du tout enfermés tout en étant parfaitement contrôlés. C’est ça notre avenir, des sociétés de contrôle et non des sociétés de discipline.

Alors pourquoi je raconte tout ça ? Parce que mettons que l’information, ce soit ça. C’est le système contrôlé des mots d’ordre qui ont cours dans une société donnée. Disons au moins qu’il y a de la contre-information. Par exemple il y a des pays où, dans des conditions particulièrement dures et cruelles – les pays de très dure dictature – où il y a de la contre-information. Du temps d’Hitler, les juifs qui arrivaient d’Allemagne, qui étaient les premiers à nous apprendre qu’il y avait des camps d’extermination en Allemagne, ils faisaient de la contre-information. Ce qu’il faut constater, c’est que – il me semble – jamais la contre-information n’a suffi à faire quoi que ce soit. Aucune contre-information n’a jamais gêné Hitler. Sauf dans un cas. Quel est le cas ? C’est là que c’est important. La seule réponse serait : la contre-information ne devient effectivement efficace que lorsqu’elle est – et elle l’est par nature – ou devient acte de résistance.

 

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Commentaires

L’information, c’est un moyen pour chacun de prendre les bonnes décisions.
C’est devenu, on ne sait quand, ni pourquoi, un moyen de domination, un moyen de pouvoir, un moyen de savoir : « le » pouvoir de décider s’est déplacé de chaque adulte à quelques rois ou prêtres.
La logique du pouvoir, c’est celle de contrôler les hommes, ces êtres qui revendiquent du plus profond de leur être le pouvoir de décider (La Boétie).
Toute la progression de l’information (écriture ….) serait-ellle due à la politique ?Les moyens « techniques » progressent-ils sous cette poussée continuelle et « infernale ». Résister à l’information n’a pas de sens. On ne peut que lutter contre la des-informaion et rétablir la vérité. Mais en faisant cela on participe à la puissance du politique. La sociologie en est l’illustration. La science en général est un redoutable moyen de contrôler les hommes et leur prétention à vouloir décider de leurs faits et gestes.

par gerard champion - le 12 janvier, 2018


Bof ! Franchement, j’ai du mal à prendre les vaticinations de Deleuze au sérieux. L’une des bases de la démocratie, que cela plaise ou non, c’est l’information . Nous avons la chance, dans les grandes démocraties, que son élaboration relève d’un métier : celui de journaliste. Ne pas confondre un fait, vérifié en croisant plusieurs sources , de préférence contradictoires (et sans prendre ses opinions personnelles pour la réalité !) – avec un simple bruit de chiotte, c’est ça l’exercice normal du métier de journaliste. Il est réglementé par la fameuse loi sur la presse de juillet 1881 , qui protège le public d’abus éventuels : elle donne la possibilité à n’importe quel citoyen de traduire en correctionnelle le propagateur de fausse nouvelle, c’est-à-dire en l’occurence le directeur de la publication en tant qu’auteur et le journaliste comme complice. Cette possibilité de trainer tout journaliste en justice est la contrepartie de la liberté qui lui est accordée d’exercer un métier dont la noblesse consiste à rechercher la vérité. L’ennui, aujourd’hui, c’est que les GAFA ( Google, Apple, Facebook, Amazon) ne sont pas assujettis au droit de la presse : considérés comme de simples hébergeurs, ils ne sont pas responsables pénalement des contenus qu’ils mettent en ligne . Ainsi n’importe quelle rumeur, n’importe quelle fausse nouvelle peut-elle circuler sur le net ! Le projet de loi d’Emmanuel Macron contre les fake news ne vise donc pas la presse, comme on a pu le lire ici ou là , mais cette concurrence déloyale exercée par les GAFA. Alors n’ayons pas peur des grands mots : c’est un combat qui concerne chacun d’entre nous car sans respect d’une information véritable il n’y a pas de démocratie possible ; et c’est une question de souveraineté , car les plateformes numériques – américaines aujourd’hui, chinoises demain – n’ont pas à nous dicter leur loi. Deux questions tout de même plus importantes que les délires de Deleuze, non ?

par Philippe Le Corroller - le 13 janvier, 2018


Je ne vois pas du tout en quoi Deleuze délire dans ses propos.
Mais ce que Deleuze décrit sous l’idée de société de contrôle, je l’appellerais plutôt ce qui découle d’une domestication croissante de l’Homme, occupé qu’Il est depuis très longtemps à fabriquer les moyens d’obtenir un confort maximum, des facilités extrêmes dans sa vie quotidienne, et surtout occupé comme Il est à éloigner de lui sa condition d’Homme soumis comme tout être vivant à la souffrance, la maladie, et en fin de parcours, la mort.
Une société de contrôle est un grand parc d’attraction/Fourmilière où l’Homme passe son temps à jouer à être vivant, où il déambule en touriste sur des chemins préalablement balisés pour lui, afin de lui épargner… tout risque de danger. Le souverain bien de cette domestication est la santé comme Descartes le pointe dans son Discours sur la Méthode. Une société de contrôle est possible parce que l’Homme abdique sa souveraineté de sujet dans un élan de servitude volontaire, (mais servitude sur laquelle il ferme soigneusement les yeux).

Je partage l’analyse de Deleuze sur l’information, ne serait-ce que parce que la « valeur » information détruit le recul critique nécessaire pour comprendre notre monde. Ce recul critique dépend de la possibilité d’une construction du temps qui est aux antipodes du Temps… « Réel »…

Sur la question de l’enfermement, il est intéressant de noter la transformation de la valeur « asile » en Occident sur une longue période de temps, car un asile est un lieu fermé qui est un refuge. Tout enfermement n’est pas forcément néfaste…Cela laisse apercevoir que la transformation « moderne » renie l’enfermement comme étant consubstantiel de l’enracinement, et notre monde moderne a horreur de l’enracinement…

par Debra - le 14 janvier, 2018


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