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Avoir le goût d’imaginer sa vie

21/02/2018 | par Xavier Pavie | dans Art & Société | 5 commentaires

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TRIBUNE : Il existe une esthétique de l’existence, mais cet art ne se décrète pas spontanément, au contraire, il est issu d’un lent processus de transformation, où l’éducation joue un rôle primordial, explique dans iPhilo le philosophe et spécialiste de management Xavier Pavie, qui vient de diriger l’ouvrage Le goût d’imaginer sa vie aux éditions Manitoba avec une quarantaine de contributeurs aussi variés que Yves Coppens, Michael Lonsdale, Pierre Marcolini, Hubert Reeves, Joël de Rosnay ou Cédric Villani*.  


Xavier Pavie est Professeur à l’ESSEC Business School, où il dirige le Master in Management à Singapour et le centre iMagination. Docteur en Philosophie, il est également chercheur-associé à l’Institut de Recherches Philosophiques de l’Université Paris-Ouest. Auteur d’une douzaine d’ouvrages, à la fois en philosophie et en management, il a notamment publié Innovation responsable, levier de croissance pour les organisations (Eyrolles), Exercices spirituels, leçons de la philosophie antique (Les Belles Lettres), Exercices spirituels, leçons de la philosophie contemporaine (Les Belles Lettres) et L’Innovation à l’épreuve de la philosophie (à paraître aux PUF). Nous vous conseillons son site. Twitter : @xavierpavie


Le goût, c’est de la chimie, c’est une expérience qui mélange un grand nombre d’éléments et qui procure une sensation autant qu’il tente de l’expliquer. Comme le toucher et l’odorat, la vue et l’audition, le goût est d’abord subjectif puis on tente son objectivation, par l’explication, par la justification aussi. Si le goût est chimie, c’est parce qu’il est mélange, combinaison, et, comme la chimie, il assemble et il associe. La chimie s’intéresse à la composition, aux réactions, aux propriétés des matières en regardant les atomes et leurs interactions. Le goût fait de même, il analyse par les yeux, le nez, la langue et le reste du corps ce qui lui est présenté, que ce soit pour accepter, pour rejeter, pour aimer, pour profiter, pour jouir ou pour s’en écarter. Notre goût est en permanence en alerte face à une musique ou un tableau, un aliment ou une odeur, il est en alerte et nous protège, nous apprend quelque chose et nous fait grandir. Le goût est le sens des sens car il nous constitue, il nous fait être ce que nous sommes. Toujours en construction, toujours en apprentissage, le goût est l’essence ainsi que le moteur des êtres vivants, surtout pour ceux qui veulent le rester. Car le goût peut être affadi, il peut se réduire à ce qu’il connaît déjà, il peut ne plus apprendre, ne plus être confronté pour se développer encore et encore. Le goût est vivant s’il est considéré comme tel.

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La vie d’un être vivant résonne dans les mêmes proportions car celle-ci est une alchimie : corporelle, intellectuelle et spirituelle. Et elle se doit d’être alimentée perpétuellement, d’être sans cesse mise au défi par des expériences et des confrontations, par des découvertes et des essais. C’est par la vivacité de la vie que celle-ci vaut la peine d’être vécue, son apprentissage se fait en faisant, son développement s’effectue en choisissant, sa croissance est permise en élaborant, sa plénitude n’est possible qu’en la mettant en œuvre. Mettre sa vie en œuvre n’est pas une évidence et une vie conformiste, traditionnelle qui ne prend pas la peine d’être vécue n’est pas seulement une possibilité, c’est bien souvent une normalité pour ne pas dire une banalité. Seule une minorité d’individus cherchent à inventer leur vie, à s’émanciper de la conformité pour la simple raison que la singularité demande souvent efforts et temps, échecs et désillusions. Dessiner sa vie, imaginer sa vie, avoir le goût d’imaginer sa vie c’est choisir d’exister en empruntant une voie longue et sinueuse, complexe et chargée d’obstacles mais qui mène vers la sagesse et la connaissance, les deux piliers de l’humanité.

Esthétique de l’existence et transdisciplinarité

L’idée d’imaginer sa vie se retrouve dans tous les siècles, à toutes les époques, dans différentes écoles de pensées et toutes s’accordent à dire que l’esthétique de l’existence, pour employer une expression foucaldienne, se construit, et que faire de sa vie une œuvre d’art s’établit, en fonction de ce que nous vivons, de ce que nous choisissons de vivre, des rencontres que nous faisons et des expériences singulières auxquelles nous sommes confrontées. Celle-ci ne se décrète pas spontanément, elle est issue d’un lent processus de transformation, de compréhension et d’apprentissage. Autrement dit, l’esthétique de l’existence n’émerge qu’à travers une phase de découverte, de recherches, d’analyses, d’observations et même d’étonnements [2]. Si Aristote nous dit que la première qualité d’un philosophe est sa capacité à s’étonner, c’est parce que cette qualité est fondamentale pour qui veut dessiner son existence et diriger celle-ci vers la sagesse. La capacité de s’ouvrir au monde, de s’étonner de ce qu’il offre, d’observer avec un œil toujours neuf aide à changer notre regard, à modifier notre prisme pétri de certitude et d’habitude. Le jeune enfant s’étonne facilement toutes ses journées durant : un ballon, un animal, un fruit, une musique, etc. Son imagination va de pair et il s’imagine entrer dans le jouet avec lequel il s’amuse, il est prêt à engloutir un légume cru alors qu’il s’agit de le cuire, le grand lit des parents est parfois un océan, de temps à autre un trampoline [3].

Dans le système scolaire, les objets de la curiosité sont nombreux : les disciplines, les enseignants, les camarades de classe. Cependant, la forme est peu propice à l’imagination, assis sur une chaise plusieurs heures par jour à ingurgiter des matières à travers des paroles, et des textes. On commence déjà à tuer autant l’imagination que la curiosité, autant la créativité que le rêve. Si le collège comme le lycée ne sont pas spontanément des lieux où l’imagination permet de s’épanouir, les études supérieures ne sont pas mieux adaptées. Faites des études de droit, de philosophie, de management ou de mathématiques, on vous servira la matière choisie en long, en large et en travers par la parole du Professeur, par les livres et autres exercices. L’imagination de l’étudiant est sans cesse remise à sa place : nulle part. Pas d’imagination, pas de curiosité (outre que celle nécessaire dans la discipline), pas de créativité : bachotage et autre apprentissage par cœur sont les figures récurrentes de l’enseignement.

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La transdisciplinarité semble être la voie permettant de recouvrer imagination, créativité et curiosité. La transdisciplinarité n’a pas la prétention de la discipline, mais elle veut les relier toutes. Contrairement à la pluridisciplinarité (juxtaposition de différents regards experts) et de l’interdisciplinarité (dialogue entre les disciplines), la transdisciplinarité veut faire son miel de son écosystème. Le Manifeste de la transdisciplinarité [4] indique que celle-ci, comme le préfixe « trans » l’indique, est à la fois entre les disciplines, à travers les différentes disciplines et au-delà de toute discipline. Sa finalité est la compréhension du monde présent, dont un des impératifs est l’unité de la connaissance. Il y a plus de vingt ans avec le Manifeste de la transdisciplinarité a été établi la Charte de la transdisciplinarité [5]. Cette Charte a été établie lors du premier congrès Mondial sur le thème au Portugal, dont l’un des porte-paroles était Edgar Morin. Cette Charte souligne un très grand nombre de valeurs que sont la rigueur, le respect et la tolérance. Et veille indéfectiblement à reconnaître les différentes réalités qui s’offrent à nous, et nous oblige en quelque sorte à ouvrir le dialogue avec les sciences, l’art, la littérature, la poésie et l’expérience intérieure.

Elle prône la dignité de l’être humain comme citoyen du monde et considère l’éducation comme la voie authentique permettant le développement de l’intuition, de l’imaginaire, de la sensibilité du corps également. Enfin cette Charte se trouve forgée sur une éthique solide qui postule que l’économie doit être au service de l’être humain et non l’inverse. Que nous soyons étudiants, enseignants, créatifs, innovateurs, intellectuels, artisans, nous devons être les héritiers de cette charte de la transdisciplinarité, la rendre vivante et concrète. Le monde de demain ne peut être construit avec le cerveau d’hier, avec les méthodes de formation qui ont fait leur temps. Et si nous avons tous été élevés avec des disciplines, il est nécessaire de repenser à nouveaux frais les structures normatives de l’enseignement en montrant le chemin de la transdisciplinarité.

Imaginer, s’inspirer, créer

Avoir le goût d’imaginer sa vie, c’est s’ouvrir à la transdisciplinarité, c’est dessiner l’unicité de son existence. Cela ne va pas de soi, et nous préférons le confort d’écouter ce qui nous plaît, de lire ce dont nous avons l’habitude, de nous rendre dans des lieux qui nous sont ordinaires. Imaginer sa vie va à l’encontre de ces principes convenus puisqu’il s’agit de songer à autre chose, et conséquence il s’agit de se confronter à des experts qui nous poussent vers la transdisciplinarité, qu’ils soient des paléontologues et des astrophysiciens, des chanteurs punks et des artisans chocolatiers ou confituriers. En voyant devant soit un homme-cyborg, nous faisons renaître la graine d’imagination qui nous habitent ; en écoutant un médaillé Fields, nous nous plongeons dans une aventure mathématique des plus envoutantes ; en regardant un street-artist faire une performance devant nos yeux nous redevenons des enfants qui s’émerveillent et nous demandons qu’à nous exprimer à notre tour ; en écoutant un astronaute, nos yeux, notre cerveau et notre cœur sont en ébullition. C’est grâce à la confrontation à tous ces acteurs, toutes ces disciplines, toutes ces sciences et tous ces arts que nous redevenons curieux, que nous réapprenons à nous poser des questions, que nous revivons l’étonnement, si cher à Aristote.

En nous confrontant à des personnalités hors normes nous découvrons ceux qui dans leurs domaines respectifs ont dessiné une esthétique de l’existence, qui ont décidé de faire de leur vie une œuvre d’art. Au prix de souffrances, de doutes et d’efforts, ces personnalités ont néanmoins accompli une grande œuvre, celle d’avoir singulièrement imaginé leur vie. Portés par une motivation profonde, soulevée par une force hors norme certains ont accompli des exploits uniques, d’autres ont développé une pensée singulière. Certains ont cherché à comprendre avec rigueur et détermination comment le monde se construit et d’autres ont veillé à le construire que ce soit par l’art, la science, le militantisme et les convictions personnelles.

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Nous avons à nous confronter à des vies extraordinaires pour comprendre leur vision de l’imagination leur parcours et leur expérience, ce n’est pas vouloir les copier, utiliser leurs chemins tracés, mais s’inspirer de l’existence des chemins. L’inspiration que nous pouvons en retirer doit résonner en nous pour comprendre qu’il n’existe pas une seule forme d’esthétique de l’existence, qu’il y a de multiples œuvres d’art qui doivent être constituées par nous autres êtres vivants, matière pensante et agissante. En s’inspirant de ceux qui ont eu le goût d’imaginer leur vie, veillons à prendre goût d’imaginer la nôtre : personne d’autre que nous ne peut créer notre existence, ne peut imaginer notre vie à notre place.

Pour aller plus loin : Xavier Pavie (dir.), Le goût d’imaginer sa vie, éd. Manitoba, 2018.

* Parmi les contributeurs, Jean-Loup Chrétien, Jacques Genin, Idriss Aberkane, Laurent Alexandre, Henri Atlan, Marie-Paule Cani, Yves Coppens, Jean-Louis Étienne, Jean Jouzel, Etienne Klein, Michael Lonsdale, Pierre Marcolini, Dominique Méda, Fabrice Midal, Pascal Picq, Pierre Rabhi, Hubert Reeves, Patrick Roger, Joël de Rosnay, François Taddei, Jacques Testart, Hervé This, Cédric Villani, Didier Wampas...

[1] Xavier Pavie, Le choix d’exister, Les Belles Lettres 2015, pp. 35-45
[2] Xavier Pavie, Exercices spirituels, leçons de la philosophie antique, Les Belles Lettres, 2013, p.309-339
[3] Michel Foucault, Le corps utopique, Lignes, 2009
[4] Basarab Nicolescu, La transdisciplinarité, Manifeste, Éditions du Rocher, Monaco, 1996.
[5] Charte de la transdisciplinarité, Adoptée au Premier Congrès Mondial de la Trandisciplinarité, Convento da Arrábida, Portugal, 2-6 novembre 1994

 

Xavier Pavie

Docteur en philosophie et diplômé en science de gestion, Xavier Pavie est Professeur à l'ESSEC Business School, où il dirige le centre i-Magination, et chercheur associé au sein de l'IREPH (Institut de Recherches Philosophiques) de l'Université Paris Ouest. Auteur de nombreux articles et d'une douzaine d’ouvrages, à la fois en philosophie et en management, il a récemment publié : Innovation-responsable (Eyrolles) ; Exercices spirituels, leçons de la philosophie antique (Les Belles Lettres 2012) et Exercices spirituels, leçons de la philosophie contemporaine (Les Belles Lettres 2013). Site internet :http://www.xavierpavie.com/. Suivre sur Twitter : @xavierpavie.

 

 

Commentaires

Bonjour,

Merci,

La curiosité est le plus beau de tous les défauts.

par philo'ofser - le 21 février, 2018


Le goût, avoir du goût, faire les choses avec goût. Comme cela sonne bourgeois !
Vouloir se singulariser, vouloir se distinguer, refuser de faire comme les autres, comme cela sonne bourgeois gentilhomme !
Croyez-vous sérieusement qu’on peut devenir musicien à volonté ? Est-ce nous qui choisissons d’être peintre ou mathématicien ? Ou mathématiciens-musiciens-peintres dans une trans—discipline aussi improbable que la vie sur Mars.
N’est-ce pas plutôt, par un hasard total, la peinture ou la jardinerie ou l’alpinisme qui nous choisissent ?
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