Désir mimétique, bouc émissaire, christianisme : les trois temps de René Girard
VIDEO : Nous vous proposons une fois par mois des vidéos de philosophes glanées sur le web. Car si l’on connaît leurs noms, parfois leurs pensées, souvent nous manque-t-il leur voix. Retrouvez ainsi le ton et le souffle des philosophes dans leurs propres mots. Après Camus ou Deleuze, c’est une autre grande figure intellectuelle du 20e siècle que nous avons choisie de vous faire découvrir. Une figure adorée des uns, parfois jusqu’à l’obsession, détestée des autres, qui dénonçaient justement le caractère simpliste d’une théorie plaquée sur le réel.
Mais l’homme au regard d’aigle, avec ses épais sourcils noirs, ne pouvait pas laisser indifférent. René Girard, qui nous a quittés en novembre 2015, a tout au long de sa vie, de la littérature à l’anthropologie, tirer le fil d’une intuition qui ne l’a jamais quitté : le désir, la violence et le sacré sont intimement liés entre eux par une force première, l’imitation.
Lire aussi : René Girard : le miroir et le masque (Alexis Feertchak)
Si son oeuvre forme un bloc autour de cette « théorie mimétique », on peut néanmoins la décomposer en trois temps, qui ne s’opposent pas pour autant. Deux vidéos permettent, en cinq minutes, d’avoir un aperçu, certes bref, mais néanmoins précis de la pensée girardienne.
Mensonge romantique et vérité romanesque (1961)
Le premier temps est celui de Mensonge romantique et vérité romanesque, essai paru en 1961 qui fit connaître du grand public ce professeur de littérature, historien et « chartiste » de formation, passé aux Etats-Unis après la guerre. Cet ouvrage est le récit d’une découverte qui épouse la forme d’un triangle, celui du désir, qu’il ne qualifie pas encore de « mimétique », mais seulement de « triangulaire ».
A travers Cervantès, Flaubert, Stendhal, Proust et Dostoïevski, René Girard montre que le désir d’un sujet pour un objet est toujours médiatisé par un tiers, le « médiateur », qui, selon sa distance avec le sujet désirant, déclenche entre eux une rivalité plus ou moins forte. Le mensonge romantique est de croire que chaque désir est singulier, propre à un être absolument singulier quand la leçon, certes cachée, du genre romanesque est en réalité de montrer l’unité profonde du mécanisme désirant et la place qu’il accorde à la figure de l’Autre.
Voici ce qu’en dit René Girard dans la première partie de cette vidéo :
« Je me suis trouvé devant la nécessité d’enseigner la littérature, à une époque où la plupart des critiques cherchaient dans les oeuvres l’unique, l’absolument différent. Je me suis intéressé au désir sans savoir grand chose au fond sur ce qui se disait sur lui. Et j’ai beaucoup parlé, à ce moment là, à propos des romanciers, de ce que j’appelle le désir mimétique, c’est-à-dire l’imitation d’un désir par un autre sujet, qui emprunte ce désir. Cette forme d’imitation du désir est créatrice de rivalités immédiates puisque le choix de l’objet est déterminé non pas par la rareté de cet objet ou par des facteurs extérieurs aux deux sujets ou par des facteurs qui viendraient des sujets eux-mêmes, mais par leur rencontre, par les points de contact, par le fait qu’instinctivement ils s’imitent l’un l’autre. Donc ils deviennent rivaux »
La violence et le sacré (1972)
Mais ce n’est pas tout car cette rivalité mimétique ne se limite pas au seul genre romanesque. Et c’est dans son essai La violence et le sacré, paru en 1972, que le professeur de Stanford, élu à l’Académie française en 2005, se fait anthropologue. Son intuition est la suivante : la rivalité mimétique entre les êtres humains est à l’origine de la violence collective et c’est le sacré, prenant lui-même une tournure mimétique, qui a pour charge de la réguler. C’est dans ce cadre que naît sa théorie du bouc émissaire. Le bouc émissaire est celui vers qui la violence collective de tous contre tous converge. Son meurtre sauve paradoxalement la société. Dans cette géométrie, c’est la violence qui arrête la violence, ou, pour reprendre la formule biblique, « Satan qui arrête Satan ». Avec ses rites, ses sacrifices, le sacré apparaît comme la mise en scène de cette violence originelle et paradoxale qui sauve la société, comme le souvenir de ce meurtre fondateur.
Voici ce qu’en dit René Girard dans la seconde partie de cette vidéo :
« A partir de cette thèse [le désir mimétique], si on la généralise, un problème se pose, celui de l’existence d’une société [où] les hommes [puissent] s’entendre. Comment les hommes arrivent à surmonter la rivalité mimétique ? Le désir mimétique, c’était à partir de la littérature, mais j’avais un très bon ami, italien, qui est mort depuis, qui me disait : ‘tu devrais lire les ethnologues, tu verrais à quel point il y a du désir mimétique là dedans’. J’ai fini par suivre son conseil. A partir de là et à partir aussi de la tragédie grecque et de Shakespeare, j’ai développé la thèse de la crise mimétique. Derrière les mythes, les rites, les interdits, la crise mimétique serait des crises de mimétisme généralisées, de rivalités mimétiques qui se déchaîneraient et aboutiraient à des phénomènes de boucs émissaires. Les rites seraient la reprise par une communauté fondée en quelque sorte par ce phénomène victimaire, la reprise sous une forme atténuée du phénomène qui a sauvé ou fondé la communauté. Les mythes seraient le souvenir de cette même crise, c’est-à-dire qu’ils seraient la représentation que les persécuteurs de la victime se font de ce phénomène. Les interdits seraient la contre-imitation de cette même victime dans la mesure où elle apparaît comme celle qui a troublé la communauté. On ne refait pas dans une culture ce qui fait que la victime a toublé la communauté, mais on fait ce qui semble faire que cette même victime a sauvé la communauté en mourant dans cette crise. C’est pourquoi les rites, à mon avis, ont très souvent la forme d’une espèce de mise en désordre volontaire de la communauté.
Ces choses cachées depuis la fin du monde (1978)
Mais René Girard ne va pas s’arrêter là et publie, en 1978, un troisième ouvrage phare : Des choses cachées depuis la fondation du monde. Entre temps, depuis ses premiers livres, le penseur du mimétisme, de culture chrétienne, mais non croyant, s’est converti au catholicisme. S’il précise bien que ses ouvrages ne sont pas le fruit de sa conversion, ce dernier livre apparaît bien à plusieurs égards comme une apologie du christianisme, au sens où René Girard fait de la Bible, et particulièrement des Évangiles, l’un des plus puissants textes écrit, non sur Dieu, mais sur l’homme lui-même.
Il remarque en effet que, dans leur ensemble, les religions anciennes, qui organisent le souvenir d’un meurtre fondateur, optent pour le point de vue du persécuteur. Toute l’histoire biblique, de Caïn et Abel jusqu’à Jésus-Christ, consiste au contraire en une « conversion », au sens d’un changement de point de vue, de celui des persécuteurs à celui des persécutés. Et d’une révélation : le bouc émissaire est innocent. C’est le sacrifice de Jésus-Christ qui apparaît de ce point de vue comme l’acte ultime d’une religion qui révèle au monde le fonctionnement même du religieux. En ce sens, pour reprendre l’expression de Marcel Gauchet, René Girard fait du christianisme « la religion de la sortie de la religion » puisqu’en révélant le processus du bouc émissaire, il le rend caduc.
Dans cette seconde, vidéo, voici comment l’on peut comprendre cet aspect de la pensée girardienne :
Prenez le mythe de la fondation de Rome : Romulus a un frère, Remus. Il le tue. Et en tuant Remus, il accomplit le geste militaire par excellence : il défend la cité ; il accomplit le geste législateur, puisqu’il définit les frontières ; et sacrificateur : il tue son frère. Il n’est donc pas question pour la ville de Rome de blâmer Romulus, ou de dénoncer Romulus, ou de voir autre chose en lui que le fondateur de la Cité. Maintenant prenez Caïn et Abel. Dans Caïn et Abel, c’est exactement la même histoire : vous avez deux frères, et vous en avez un qui tue l’autre. À partir du moment où Abel est tué, Dieu s’adresse à Caïn, et Caïn lui dit « Puisque j’ai tué mon frère, tout le monde va me tuer ». Et Dieu donne la Loi, qui crée la culture caïnite, et la marque au front, qui est un système de différenciation quasi lévi-straussien. Mais, à la différence du mythe de Rome, la Bible nous dit que Caïn est un assassin (« du sol le sang de ton frère crie vengeance vers moi »), et la Bible nous dit que la violence caïnite va finir par revenir et détruire cette culture – puisque le mythe de Caïn débouche sur celui du déluge, qui, à mon sens, est une métaphore à nouveau de la violence collective. Comme on le voit, l’Ancien Testament est un immense effort pour révéler la victime, littéralement pour déterrer la victime. Et lorsque vous arrivez chez les prophètes, le serviteur de Yahvé, la victime, joue un rôle de plus en plus grand. Et tout est vu, non pas du point de vue de la cité qui condamne Œdipe, et qui nous dit qu’Œdipe est coupable du parricide et de l’inceste, mais – déjà dans l’histoire de Joseph, les Égyptiens emprisonnent Joseph parce que Madame Potiphar l’a accusé d’avoir voulu la violer. Mais le texte nous dit : c’est de la blague, ça n’existe pas, ne croyez pas ceci, les onze frères ont voulu tuer Joseph par jalousie – autrement dit le texte ne prend jamais le point de vue du persécuteur, mais toujours de la victime. Il y a des gens qui l’ont vu – Nietzsche et le grand sociologue allemand Max Weber – mais l’essence de l’esprit moderne justement est bien là : ils ont vu une faiblesse de la Bible, ils ont dit c’est l’impuissance des Juifs à créer un empire puissant qui leur interdit de créer une mythologie comme les autres. Et il est bien évident que si la victime est le fondement caché de la mythologie, le mouvement éthique de la Bible vers la victime a aussi un sens d’interprétation extraordinaire, que nous ne reconnaissons pas. Parce que s’il y a un principe fondamental dans la pensée moderne, qui est peut-être le plus odieux, et qui au fond nous suit depuis le début du XIXe siècle, c’est que ce que qui est bon et ce qui est vrai sont deux choses forcément séparées. Je crois qu’en ce moment précisément ce qui est en train de s’effondrer, c’est ce principe. Et nous allons être obligés de reconnaître que le texte biblique est plus important pour nous que celui de Dionysos ou que celui d’Œdipe.
Né en 1923 et mort en 2015, René Girard est un philosophe et anthropologue français, penseur du désir mimétique et de la théorie du bouc émissaire. Membre de l'Académie française, professeur à Stanford en Californie et ancien élève de l'Ecole des chartes, il a notamment publié Mensonge romantique et vérité romanesque (1961), La Violence et le Sacré (1972), Des choses cachées depuis la fondation du monde (1978) ou Achever Clausewitz (2011).
Commentaires
Le bouc émissaire – Jésus-Christ, en l’occurence – était innocent : cette révélation constitue , je suis bien d’accord avec vous, l’immense apport du christianisme à l’histoire de l’humanité. Et on ne peut que suivre Marcel Gauchet lorsque, après René Girard, il fait du christianisme » la religion de la sortie de la religion » puisque , comme vous l’écrivez , » en révélant le processus du bouc émissaire, il le rend caduc. » Ainsi avons-nous l’immense chance , éminemment paradoxale, d’avoir accédé à l’autonomie – la loi ne nous vient plus du ciel mais du libre exercice de notre raison – grâce à la religion chrétienne ! C’est elle qui, en nous disant que nous étions responsables, de nous-mêmes et des autres, nous a permis d’accéder à la liberté. Alors, ne soyons pas des héritiers ingrats et reconnaissons » les racines chrétiennes de l’Europe « . Alors que nous sommes attaqués par un monde encore soumis à l’hétéronomie – la loi vient d’un dieu – c’est précieux, non ?
par Philippe Le Corroller - le 20 avril, 2018
Que c’est complexe tout ça…
Je ne vois pas en quoi le Christianisme est la religion qui nous permet de sortir de la religion ; je vois un déplacement de la question religieuse sur un autre terrain, avec un autre vocabulaire, éventuellement.
Depuis les récits de l’Ancien Testament qui nous montrent les mères en train de défendre les droits d’héritage, et de pouvoir de leurs fils cadets, au détriment de leurs aînés, moins aimés, la Bible prend le parti de celui qui ne détient pas de droit le pouvoir légitime, frontal, exercé par la force.
Dans ce sens, le Christianisme prolonge une tendance déjà bien à l’oeuvre dans l’Ancien Testament, mais le fait en transformant un homme en un Dieu (un vrai sacrilège, pour le coup…).
Il faudrait regarder de très près toute la beauté de l’économie du sacrifice (« il est bon qu’un homme meurt pour le peuple ») fait pour hâter le démantèlement d’un système différencié de sacrifices animaux réels qui avait traversé l’Antiquité, si je ne me trompe pas.
Je suis intéressée de voir les ressemblances entre la théorie de Girard et les écrits de Lacan sur le désir (mimétique), et la rivalité.
Merci pour ces articles/extraits, qui sont succinctes, et bien denses.
par Debra - le 21 avril, 2018
Le désir. C’est inconscient. Nous n’y pouvons rien. Quelque chose apparait … et produit parfois cet effet sur nous. Nous désirons. Cela veut dire quoi : nous désirons ?
Est-ce lorsque nous sommes fascinés par la beauté, quelque chose est là : magnifique.
La théorie. Elle cherche la cause du désir. C’est comme dit Wittgenstein : un jeu de langage. Théoriser, c’est discourir, parler aux autres des causes de ce qui arrive. Qu’est-ce qui cause le désir ? Voilà ce que nous voulons expliquer aux autres.
C’est, nous dit Girard, causé par l’imitation. Nous voyons les autres désirer une chose et voilà que nous aussi nous désirons cette chose.
Cela permet d’expliquer la vie en société. Les hommes désirent les mêmes choses et se disputent ces choses. Cela produit la guerre que la « culture » réussit tant bien que mal à réduire à des « moments », des « lieux » où elle s’exprime, apparait.
La théorie du bouc émissaire permet d’expliquer que la violence, plutôt que de viser ses vrais objets, est dirigée vers un sujet qui est censé désirer l’objet interdit et dont la mise à mort rappelle la loi et l’interdit.
par Gérard - le 21 avril, 2018
Bonjour,
En matière de religions,que penser,que dire des désirs mimétiques inspirés,appliqués aux religions,ayant sans doute à la source et pour inspiration,le registre daté d’une très riche et imaginative matière littéraire de la vraie mythologie Grecque et Romaine.
Les épopées d’Omère, les poèmes d’Hésiode,de Pindare,l’oeuvre Théogonie,Dionysos,religion grecque antique,les douze dieux de l’Olympe,Téthys,les grands poètes tragiques,l’Anthropogonie: création de l’humanité,prières adressées à l’Olympe,Virgile,Ovide,etc…
par philo'ofser - le 22 avril, 2018
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